Portugal 1974-1975

Portugal 1974-1975 : Un peuple en révolution

En hommage à la révolution des Œillets, dont c’est le 45e anniversaire, nous publions ici des extraits de l’avant-propos de l’ouvrage de Raquel Varela (Universidade Nova de Lisbonne), Un peuple en révolution. Portugal 1974—1975, paru fin 2018.

Collage révolution des œillets

La révolution des Œillets

Elle débute par un putsch d’officiers fatigués d’une guerre coloniale qu’ils savent perdue. Ils font le choix de renverser la dictature. S’attendent-ils alors à ce que le peuple prenne tant au sérieux la promesse d’une liberté nouvelle?

Pendant dix-neuf mois, le peuple prend en main ses propres affaires: travail, loge-ment, relations entre les genres, culture. La situation finit par être « normalisée » par l’établissement d’une démocratie parlementaire ; mais entre avril 1974 et novembre 1975, le peuple semble en plusieurs occasions proche de renverser l’ordre capitaliste.

Par sa synthèse de recherches sur cette révolution portugaise de 1974–1975, l’historienne Raquel Varela offre un nouveau regard sur un événement majeur du 20e siècle. Elle restitue l’importance des luttes anticoloniales antérieures et met au premier plan l’intensité de la mobilisation des ouvriers·ères et des habitant·e·s pendant dix-neuf mois face au pouvoir en place. Le coup d’État de novembre 1975, qui met fin au processus révolutionnaire, ne pourra pas remettre en cause ce surgissement massif ni l’idée que cela a été – et sera! – possible. (PV)

La révolution a changé le Portugal en profondeur. Certains de ses acquis sont encore présents aujourd’hui, que ce soit dans l’éducation, la santé, la sécurité sociale, les loisirs, ou dans les espaces collectifs de tous ceux qui ont grandi au Portugal après le 25 avril 1974. La révolution n’a toutefois pas durablement modifié les rapports de production. L’État s’est reconstitué, le régime s’est stabilisé et les gouvernements se sont succédé sans heurt, comme si l’implication directe et massive de la population dans les affaires politiques en 1974–1975 n’avait été qu’une courte parenthèse.

Pourtant, ceux qui ont fait la révolution ont changé. Qu’ils se soient trouvés sur place, qu’ils soient venus de loin, le romantisme révolutionnaire dans leurs bagages, qu’ils aient refusé de partir à la guerre, qu’ils aient exigé de décider où devait se trouver la crèche, d’avoir un regard sur les comptes des entreprises, qu’ils aient géré le conseil de direction, qu’ils aient appris la signification de la démocratie directe, une démocratie de proximité, d’un vote à main levée, dans les commissions de quartier, les comités de lutte, les terres occupées, les commissions ouvrières, les assemblées de soldats, de travailleurs ou d’étudiants, ces gens n’ont pas tout changé, mais le fait d’avoir fait la révolution les a à jamais changés.

La révolution portugaise constitue un exemple pour les peuples d’Europe, voire du monde. Les images des soldats brandissant des fusils ornés d’œillets nourrissent l’imaginaire de milliers de jeunes révolutionnaires qui, au cours des semaines suivant la révolution, sautent à bord du Sud Express, le train mythique reliant l’Europe développée à la péninsule en retard, où les passagers s’entassent entre les bagages des immigrés et les jeunes soldats en direction du Portugal. Avant le 25 avril 1974, l’Europe commençait à la frontière espagnole. Les dictatures les plus vieilles du continent, nées de la défaite du mouvement ouvrier au moment de la crise des années 1930, restaient isolées au-delà des Pyrénées. Aussitôt après le 25 avril, et peu après en Espagne, tout change et l’avenir commence désormais à Lisbonne. Pour presque tout le monde, la guerre coloniale que le Portugal mène depuis le début des années 1960 en Afrique tombe subitement dans l’oubli, elle est presque pardonnée, et le 25 avril devient la révolution de l’espoir, une révolution « sans morts » puisqu’on ne pense plus aux victimes de l’outre-mer.

Liberté …et socialisme!

La gauche mondiale, de la social–démocratie aux partis communistes en passant par les groupes situés à la gauche de ces derniers, les syndicats, les associations pour les droits de l’homme, les secteurs progressistes de l’Église, les démocrates et les républicains, voient dans le processus portugais la riposte aux révoltes noyées dans le sang à la même époque par les dictatures militaires latino–américaines et asiatiques. Sept mois seulement après les tragiques événements du 11 septembre 1973 au Chili, un peuple européen triomphe. La révolution portugaise est aussitôt l’objet d’une sorte de tourisme révolutionnaire. On vient voir de près ce pays où l’on entend, à l’université, dans les assemblées d’usine, dans les campagnes, parmi les plus pauvres des plus pauvres, les mots liberté et socialisme au milieu d’une joie intense, si bien décrite, photographiée et filmée.

Pourtant, on se souvient aujourd’hui davantage du Chili que du Portugal, alors même que ce petit pays d’Europe a fait trembler la structure de l’accumulation capitaliste. Il a fallu dix-neuf mois pour réussir à contrôler la classe laborieuse d’un pays européen membre de l’OTAN, classe laborieuse qui, défiant la bourgeoisie portugaise mais aussi la coexistence pacifique entre les États-Unis et l’URSS, s’employait, consciemment ou non, à remettre en cause la structure de la propriété privée, le processus d’accumulation, le contrôle du travail, la discipline hiérarchique de l’entreprise ou encore la concurrence et la recherche du profit. Les travailleurs portugais ont créé des formes de contrôle ouvrier et de double pouvoir à une échelle rarement vue. Si aujourd’hui c’est le Chili qui reste gravé dans les esprits, c’est parce que la société actuelle et le rapport des forces sociales font pression pour que les exemples positifs soient oubliés au profit des expériences de défaite. La mémoire, elle aussi, est un champ de bataille.

L’histoire de la révolution portugaise, comme celle de toute révolution, est celle de l’État et de la construction d’un pouvoir parallèle, l’histoire de ceux qui « ne peuvent plus gouverner » comme ils le faisaient et de ceux qui « ne veulent plus être gouvernés » de la même façon, pour reprendre la formule de Lénine. Le présent ouvrage évoque une partie de la construction de ce pouvoir parallèle et se concentre sur ceux qui « ne veulent plus être gouvernés » comme avant.

Une histoire des résistants et des « sans voix »

Jamais dans l’histoire du Portugal les travailleurs n’ont été aussi conscients et aussi fiers de ce qu’ils étaient: « Il n’y aura de liberté que lorsqu’il y aura la paix, le pain, [le] logement », chantait Sérgio Godinho, chanteur-compositeur engagé. Plusieurs mois après la révolution – tout le monde n’avait pas encore compris qu’elle avait pris fin – des journalistes portugais et étrangers partaient encore « à la recherche du socialisme » dans les usines de ce pays d’Europe occidentale qui avait inscrit dans sa Constitution la construction d’une « société sans classes ».

En établissant une chronologie de la révolution pour la première fois exclusivement centrée sur les grèves, les manifestations et les occupations d’usines, d’entreprises et d’immeubles, nous proposons une nouvelle périodisation qui tranche avec celle généralement retenue sur la base des coups d’État et des changements de gouvernements provisoires. Dans ce livre, l’angle d’analyse s’écarte des institutions pour se focaliser sur le champ social. Nous remettons en question l’idée selon laquelle, à partir de la tentative de putsch contre-révolutionnaire de la droite le 11 mars 1975, l’État serait devenu le vrai garant de la révolution. À nos yeux, ce coup d’État est la réponse au renforcement du contrôle ouvrier sur l’économie, que le présent ouvrage examine en détail, et qui s’avère très différent des processus d’autogestion. État et révolution n’ont jamais existé de concert en 1974-1975. La révolution s’est construite contre l’État. […]

Cette « histoire populaire de la révolution portugaise » est l’histoire des résistants, des « sans voix », de ceux qui, éclipsés par les décrets, les déclarations diplomatiques, les manigances et autres luttes politiques, n’ont habituellement pas de place dans l’histoire. Plutôt que l’histoire de la guerre coloniale, les lecteurs trouveront ici l’histoire de la résistance au travail forcé ou celle de la résistance à la guerre. Plutôt qu’une histoire de la chute des gouvernements provisoires, ils découvriront l’histoire du contrôle ouvrier, responsable du démantèlement de la coalition qui avait tenté de diriger cet « étrange peuple de l’Ibérie qui ne se laissait pas gouverner »1 mais apprenait, pour la première fois, à se gouverner lui-même. Au lieu de l’histoire des partis politiques, indispensable par ailleurs, ils liront l’histoire des travailleurs au sens large. Enfin, à la place de l’histoire des relations diplomatiques – très riches à l’époque – ils trouveront des références aux mouvements de solidarité internationale à l’initiative de ceux « d’en bas ».

Les auteurs qui se sont jusqu’ici consacrés aux histoires populaires se distinguent clairement de ceux qui associent le peuple à une foule spontanée et anarchique. Le présent ouvrage s’inspire d’une conception large de la classe laborieuse, radicalement différente de celle de « foule », puisqu’il s’appuie sur l’histoire des organisations de base des travailleurs et de leurs relations aux dirigeants et aux partis politiques.

Raquel Varela
Coupes et intertitres de notre rédaction.
Nous avons choisi de publier le texte original dont l’édition ne contient pas de féminisation. Mais il nous paraît important de souligner que les femmes étaient ici comme ailleurs au cœur du processus révolutionnaire.

1 Référence à la résistance des Lusitaniens à l’invasion romaine attribuée à Jules César

Raquel Varela, Un peuple en révolution

Raquel Varela, Un peuple en révolution. Portugal 1974–1975, Marseille, Agone, 2018