Monde du travail

Monde du travail : Sharing Economy - La révolution de la servitude

La révolution de la servitude

Pour toute une génération de jeunes plutôt privilégiés des centres-villes, il est désormais inconcevable de sortir sans son smartphone, de se déplacer sans Uber, de voyager sans Airbnb, de dîner entre amis sans Deliveroo.


Memily

Pour eux, la France devrait être la Silicon Valley et les jeunes Français des «entrepreneurs» en puissance, dans l’espoir d’être un jour millionnaires. Il faudrait des incubateurs partout, des accélérateurs aussi, et pour financer tout ça, de gigantesques fonds d’investissement et des business angels à la Xavier Niel. Ainsi, tout irait mieux: la vie serait plus facile, plus agréable, il y aurait des emplois à la pelle, de la créativité à revendre et des tonnes d’applis pour se faire livrer des sushis au cumin ou inscrire son chat sur le nouveau réseau social des animaux.

Ces gigantesques plateformes, valorisées à des dizaines de milliards de dollars, ces applis réputées cools qui «bouleversent» notre quotidien, d’Uber à Deliveroo, participent de ce qu’on appelle en langage glamour la Sharing Economy, ou «économie du partage», ou encore l’économie «collaborative». De façon plus critique, on la surnomme gig economy, l’économie des petits boulots. […]

A l’ère numérique, l’économie du partage repose sur une nouvelle forme d’organisation du travail, horizontale plutôt que verticale, sur des dynamiques de réseaux qui visent à mutualiser des biens et services par l’intermédiaire de vastes plateformes digitales dites peer-to-peer.

Pour certain·e·s, à l’instar du futurologue Jeremy Rifkin (qui avait déjà prophétisé la fin du travail dans les années 90), l’économie du partage porte en elle rien de moins que la fin du capitalisme. Selon lui, la «révolution du coût marginal zéro» (ça ne coûte rien de produire une unité supplémentaire) qui est au cœur de l’économie numérique va permettre de réduire les inégalités et de rendre la société plus juste. La fin du capitalisme, ou plutôt sa métamorphose, repose sur des «prosommateurs» (des producteurs qui sont aussi consommateurs) qui, fonctionnant en réseaux, permettront d’assurer un bien-être général… Cette vision irénique est farouchement battue en brèche par d’autres économistes, comme Robert Reich ou Dean Baker, qui estiment que ladite «économie du partage», loin d’être «disruptive» en apportant un bien-être collectif, accroît les inégalités, la dépendance et la précarité des travailleurs·euses les plus fragiles et, au final, sape l’économie dans son ensemble.

Airbnb et gentrification

Très à la mode, cette «économie du partage» s’est particulièrement développée dans les secteurs des transports, de la livraison de repas à domicile ou encore du logement. Aujourd’hui, les grandes plateformes d’intermédiation comme Airbnb ou Uber sont valorisées des dizaines de milliards de dollars, ce qui traduit l’espoir et la confiance que certains acteurs financiers placent dans leur essor et leur capacité à remplacer les acteurs traditionnels, physiques et analogiques. Sans prétendre un seul instant faire le tour d’un sujet aussi complexe, essayons tout de même de voir dans quelle mesure cette «économie du partage» est révolutionnaire et à qui elle profite vraiment. Au-delà, s’agit-il d’une vraie rupture ou bien du simple prolongement du capitalisme par d’autres moyens?

Prenons Airbnb. Sur le papier, formidable: on peut dans n’importe quelle ville du monde loger pour moins cher que dans un hôtel et dans de meilleures conditions. Qui serait contre ce principe? Airbnb profite pourtant à deux catégories de personnes, et deux seulement: les touristes, jeunes le plus souvent, qui ont les moyens de voyager, de se payer des petits week-ends à Barcelone ou à Londres, et celles et ceux qui sont propriétaires de leur logement, voire de plusieurs logements, et deviennent ainsi des «loueurs professionnels» qui échappent jusque-là largement à la fiscalité.

Qui sont les perdant·e·s, ou plutôt qui ne gagne rien? Celles et ceux qui n’ont pas les moyens de partir en vacances ou en «week-ends», et l’Etat – donc les citoyen·n·es – qui se fait berner sans pouvoir taxer ni celles et ceux qui s’enrichissent grâce à Airbnb ni l’entreprise Airbnb elle-même naturellement, qui réalise d’énormes profits dans notre pays mais n’y est pas imposable puisque son siège social ne s’y trouve pas. Au passage, rappelons que 40 % des Français·es ne partent pas en vacances, dont les deux-tiers faute d’argent.

Airbnb métamorphose aussi le territoire urbain, et pas dans le bon sens. Un mot résume à lui seul ce phénomène: gentrification. En gros, ça veut dire que les riches chassent les pauvres de certains quartiers, transformant radicalement la physionomie de ces derniers. Utilisée à l’origine pour décrire l’embourgeoisement de quartiers ouvriers à Londres dans les années 60, la gentrification concerne aujourd’hui toutes les grandes villes du monde sous l’effet combiné de l’évolution des moyens de transport, des politiques urbaines de réhabilitation du bâti et de modernisation des infrastructures, du poids croissant du capital financier, parfois de mécanismes de spéculation.

La récente transformation du quartier d’Harlem, à New York, symbolise cette transformation. L’une des conséquences majeures de la gentrification d’un quartier est d’offrir de nouveaux espaces d’habitation à une population mieux dotée financièrement qui, en venant y vivre, intensifie le phénomène: plus il y a de riches dans un espace, plus celui-ci se renchérit et s’homogénéise. La gentrification produit ainsi des ghettos, non de pauvres, mais de riches.

Airbnb n’est pas, seul, à l’origine de ce mouvement, mais il y contribue très fortement en réduisant l’offre de logements sur le marché, ce qui entraîne mécaniquement une hausse des loyers. Un site a même été créé pour mesurer l’impact d’Airbnb sur le voisinage dans de nombreuses villes. Ce site, créé par des chercheur·euse·s indépendants, dénonce la supercherie d’Airbnb: en fait de louer une chambre dans un appartement – le principe de base – des loueurs professionnels louent leur appartement entier, voire plusieurs appartements.

A Paris, 86 % des locations proposées sur le site sont des logements entiers, contre 52 % à Londres ou 53 % à Barcelone. A San Francisco, la Mecque des startuppers, la flambée des prix de l’immobilier résultant de la hausse massive du pouvoir d’achat des geeks de la Silivon Valley est ainsi amplifiée par les locations de courte durée de type Airbnb. En 2015, sur les 10 000 logements proposés en location de courte durée via l’appli, 70 % étaient des logements entiers. Autrement dit, plutôt que d’être loués dans des conditions normales à des familles, ces appartements proposés sur Airbnb profitent aux touristes, contribuant au passage à augmenter davantage la pression sur les prix de l’immobilier.

En 2015, un groupe de locataires et de propriétaires, avec le soutien de professionnel·le·s de l’hôtellerie et de la restauration (qui, eux, créent de «vrais» emplois durables), a lancé un référendum local (la «proposition F») pour forcer Airbnb à réduire la durée maximale de location d’un logement. Face au lobbying déployé par la firme (8 millions de dollars de communication quand même), la proposition F n’a pas été adoptée. La réponse d’Airbnb (via Christopher Nulty, son porte-­parole) à ceux·celles qui s’alarmaient de l’augmentation des loyers fut éloquente: «Le partage de logement permet à des familles de la classe moyenne de joindre les deux bouts et de rester dans la ville».

De plus en plus de grandes villes tentent de réguler ce phénomène. A Berlin, la municipalité a purement et simplement décidé en 2016 d’interdire la location de logements entiers via Airbnb, et comme les loueurs ne semblaient pas trop prendre cette mesure au sérieux, les autorités ont augmenté l’amende encourue: 100 000 euros pour les contrevenant·e·s! A Paris, la première destination sur Airbnb, la Mairie a elle aussi décidé de sévir et adopté plusieurs mesures pour tenter de contrecarrer ce phénomène (taxe de séjour versée par Airbnb, limitation à 4 mois par an de la sous-location d’un logement, obligation de déclarer les revenus issus d’Airbnb, multiplication des contrôles, etc.). […]

«Le vélo c’est jeune, c’est cool»

Il ne s’agit pas de prétendre faire le bonheur des gens malgré eux, mais est-ce dans une société avancée comme le sont la France ou l’Allemagne, un horizon valable que d’offrir à des jeunes en difficultés, ou à des immigré·e·s, dans l’incapacité de trouver de «vrais» emplois correctement protégés et rémunérés… de devenir des chauffeur·euse·s sous-payés, non protégés et ultra-­dépendants?

Pour certain·e·s, avoir la chance de «compléter ses revenus», selon la maxime de l’«économie du partage», c’est faire du vélo toute la journée, et surtout le soir. Les applis de livraison de bouffe à domicile qui se sont multipliées depuis deux ans présentent, là encore, tous les avantages: pour les restaurateur·trice·s, un nouveau canal de distribution et donc des revenus supplémentaires ; pour les consommateur·trice·s, un choix fabuleux de mets raffinés sans bouger un orteil de chez soi ; pour les étudiant·e·s et autres membres de ce lumpenprolétariat de la «nouvelle économie», de l’argent gagné en s’adonnant à son sport favori: le vélo. Car comme le dit Boris Mittermüller, Directeur Général de Foodora France, le vélo, «c’est jeune, c’est cool!». Ecolo aussi, à un moment où l’instinct civique gagne du terrain. Et puis, il y a la liberté: travailler quand on veut, sur le shift (le créneau horaire) qui nous arrange, prendre les raccourcis que l’on aime, etc. Enfin, il y a l’argent: 20 ou 25 euros de l’heure (c’est la «promesse» qu’affichent les sites).

Pour celles et ceux qui ont été habitués à enchaîner les heures payées au smic dans la restauration, c’est un vrai progrès.

Mais derrière le rêve, la réalité. Pour être coursier·ère à vélo, il faut être auto-entrepreneur·euse, là encore. Un·e auto-entrepreneur·euse ne bénéficie pas de congés payés, pas d’allocations chômage et a une retraite au rabais. Ok, et alors? C’est pour gagner un peu d’argent en complément de ses études, disent les afficionados des courses à vélo. Sauf que faire du vélo à Paris, ça peut être dangereux, surtout quand il pleut. Certaines firmes ont beau jeu d’offrir une prime de pluie, c’est de l’incitation à se mettre en danger. Et quand l’accident arrive, être auto-entrepreneur·euse, ça craint. Forcément, il n’y a pas de couverture sociale contre les accidents du travail.

Sur le Net, les témoignages désabusés se multiplient. Loïc racontait son quotidien d’auto-entrepreneur chez Deliveroo: la liberté (de travailler quand on veut) transformée en servitude, l’argent facile comme faux nez d’une extrême précarité et de journées à rallonge, épuisantes, pour un salaire net qui, rapporté au nombre d’heures travaillées, demeure faible. Ce que confirme aussi Patrick, un passionné de vélo devenu coursier chez Deliveroo et Take It Easy en janvier 2016. Ce que racontent ces coursiers, c’est une vie de labeur, effrénée et harassante, faiblement payée, où les droits sociaux conquis de haute lutte pendant un siècle sont réduits à néant, où, sous couvert de liberté et d’«indépendance», le travailleur redevient prolétaire.

Retour au point de départ

Et si «l’économie du partage» était une vraie révolution, au sens propre du terme, c’est-à-dire un retour au point de départ?

Comme le soutenait l’économiste Jean Vercherand dans une récente tribune, les chauffeur·euse·s Uber découvrent ce qu’était le monde ouvrier au 19e siècle: l’extrême dépendance économique, une vie de labeur sans loisirs, le travail comme seule contrainte. Vercherand prend l’exemple du paradoxe d’Uber: plus on travaille, moins on gagne d’argent. Il rappelle que cette contradiction apparente n’est pas nouvelle: en 1840, René Villermé soulignait dans son célèbre Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie que l’augmentation du temps de travail se traduisait par… des salaires plus bas. Marx, dans Le Capital, expliquait le phénomène ainsi:

«Les mêmes circonstances qui permettent au capitaliste de prolonger la journée lui permettent d’abord et le forcent ensuite de réduire même le prix nominal du travail jusqu’à ce que baisse le prix total du nombre d’heures augmenté et, par conséquent, le salaire à la journée ou à la semaine. Si, grâce à la prolongation de la journée, un homme exécute l’ouvrage de deux, l’offre du travail augmente, quoique l’offre de force de travail, c’est-à-dire le nombre des ouvriers qui se trouvent sur le marché, reste constante. La concurrence ainsi créée entre les ouvriers permet au capitaliste de réduire le prix du travail, dont la baisse, à son tour, lui permet de reculer encore plus loin la limite de la journée.»

C’est du reste en se fondant sur ce constat que les premières lois sociales, au 19e siècle, ont d’abord porté sur la réduction du temps de travail. Plus d’un siècle après, Uber illustre à la perfection la théorie du Capital. Sur un marché du travail très flexible et hyperindividualisé, comme l’était le monde ouvrier au 19e siècle, les startups de «l’économie du partage» peuvent s’en donner à cœur joie. Le volume hélas considérable de nouveaux prolétaires et la concurrence extrême qu’il y a entre elles et eux leur permet, en toute impunité, de s’affranchir de toutes les nécessités contemporaines qu’ont imposées les grandes lois sociales, sur la réduction du temps de travail mais aussi sur la protection sociale.

C’est désormais, comme jadis, au travailleur d’assumer les risques inhérents à son travail (les accidents de vélo par exemple) en prenant à sa charge une assurance privée. Privés de toute possibilité de négociation collective organisée (par un syndicat), les travailleur·euse·s «indépendants» n’ont plus d’autre choix que de protester par la violence pour tenter de se faire entendre, ainsi que l’ont démontré les mouvements de colère des chauffeurs·euses d’Uber.

Etre indépendant·e, c’est être seul. Seul face aux risques. Seul dans sa voiture ou sur son vélo. En fait de partage, de collaboration, de réseau, le travail que créent les plateformes est un travail solitaire, qui au final désocialise un peu plus l’individu, l’automatisant.

Homo-flexibus

L’individualisation radicale que produit, dans le monde du travail «uberisé», l’économie du partage, constitue l’un des aspects de la thèse radicale d’Evgeny Morozov, l’un des rares à développer une pensée critique globale de l’ère numérique, des dangers de la captation des données par les GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple) à la prolétarisation des nouveaux ouvriers de la gig economy.

Pour Morozov, les technologies de l’information créent certes de la richesse et de l’emploi, mais de la richesse pour les monopoles qui marchandisent l’information, et de l’emploi pour ceux·celles qui acceptent de renoncer aux conquêtes sociales pour se transformer en homo flexibus, serviles et corvéables à merci. Dans ce modèle, la régulation est inutile, puisque le marché, selon la vieille théorie de Hayek, s’autorégule. C’est le fameux principe de la «main invisible» selon lequel les actions individuelles des agents économiques s’équilibrent spontanément et contribuent ainsi à la richesse collective.

Ladite «économie du partage», louée pour sa dimension collaborative qui met tous les individus – producteurs·trices et consommateurs·trices – sur le même plan, concourant tous ensemble in fine au bien commun, ressemble plus à une belle arnaque qui, sous des oripeaux marketing efficaces, veut nous faire prendre des vessies pour des lanternes. Tom Slee, dans un essai critique et remarqué, déconstruit cette mythologie libertarienne du partage et, chiffres à l’appui, démontre en quoi ledit partage est en réalité une arnaque. Une arnaque pour les travailleur·euse·s, mais aussi une arnaque philosophique: les plateformes peer-to-peer comme Uber ne bénéficient qu’à elles-mêmes, et jamais à la «communauté» (cf. la hausse des loyers à cause d’Airnb ou le contournement de la législation sociale avec Uber).

Derrière le discours lénifiant de ces acteurs (le win-win, le «partage», etc.), il n’y a que la réalité, toujours plus dure, plus vorace, de firmes mondialisées, de plus en plus puissantes, qu’il devient de plus en plus difficile de réguler et auxquelles les collectivités publiques peinent à demander des contreparties (en termes de fiscalité par exemple). Au fond, conclut Tom Slee, il y a là quelque chose de profondément anti-démocratique qui se cache derrière des slogans vantant un bien-être collectif… qui n’existe pas. Uber, Airbnb et Deliveroo, pour ne citer que ces plateformes-stars, sont les derniers avatars, à l’ère numérique, d’un capitalisme radical, qui veut s’affranchir de toute forme de règle, de contrainte, de régulation. En fait d’économie de partage, il s’agit d’une économie de la prédation. […]

Les innovations induites par les technologies de l’information ont facilité, et amélioré, notre quotidien. Il ne s’agit pourtant pas d’être aveugle: cette économie possède son versant obscur et faire preuve de sens critique ne signifie pas être technophobe. L’uberisation de l’économie et les dangers qu’elle entraîne pour notre modèle social et, plus philosophiquement, pour notre idée, bien française, du bonheur individuel et du bien-être collectif, doivent nous inciter à penser de nouvelles réponses, de nouvelles formes de régulation, mais aussi de protection, en particulier pour les plus faibles.

Car penser que ceux·celles-ci, grâce aux vertus de l’entrepreneuriat, pourraient devenir en cliquant sur une touche startuppers à succès et millionnaires en puissance est une illusion. Une dangereuse illusion. De la coupe aux lèvres, il y a pourtant un sacré gouffre. La «révolution numérique» est d’abord l’apanage de celles et ceux qui sont au centre, des villes et des réseaux. Les plus faibles, les décentré·e·s, c’est-à-dire celles et ceux qui habitent dans des zones périphériques ou enclavées, restent pour l’instant largement en marge de l’économie digitale et de ses opportunités.

Nous ne sommes pas tous connecté·e·s de la même manière, d’abord. La fracture numérique sépare toujours les mêmes catégories de la population: d’un côté les jeunes très diplômé·e·s habitant dans les grands centres urbains, de l’autre les ruraux et rurales de milieux modestes, souvent agé·e·s. Le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc) ne cesse d’alerter sur les inégalités d’accès à Internet, mais aussi sur les disparités entre les milieux sociaux en matière d’usages. Ainsi, 90 % des personnes «déconnectées» n’ont pas le bac et disposent de revenus faibles, en dessous du salaire médian.

En outre, toujours selon le Crédoc, une forte proportion de ménages pauvres (40 % en 2013, sans doute moins aujourd’hui) s’estimait déconnectée. Au total, 3,4 millions de foyers restent dépourvus de connexion. Dans une étude, Emmaüs soulignait que 78 % des personnes interrogées déclaraient n’avoir pas d’accès personnel et privé à internet. Parmi elles, des chômeur·euse·s, des migrant·e·s et, plus généralement, des pauvres. Tandis qu’Axelle Lemaire brandissait fièrement la généralisation du haut débit d’ici 2022, des élu·e·s qui se sont penchés sur le sujet semblent plus circonspects.

Dans l’économie numérique, ce sont celles et ceux qui en ont les moyens qui créent. Car créer coûte cher: cela requiert du temps, des ressources, mais surtout une capacité à prendre des risques. Or qui peut se permettre, à 20 ans, de consacrer du temps à un projet entrepreneurial, démarcher, en suivant des règles extrêmement codifiées, ces fameux «business angels» pour trouver les ressources financières nécessaires, prendre le risque que, au bout d’un an, le projet foire et qu’il·elle se retrouve donc à la case départ, avec l’échec marqué sur son front? Le fait est que pour créer sa start-up à 20 ans et prendre le risque d’échouer, il vaut mieux être issu·e d’une famille aisée, disposer d’un solide réseau – celui de sa grande école ou de ses parents de préférence – et maîtriser sur le bout des doigts le langage et les codes propres à cet univers.

Notons que les gros incubateurs de startups sont situés au cœur de la capitale, ou dans les meilleures écoles qui, à tour de bras, s’efforcent d’accompagner le mouvement de l’économie en multipliant les filières dévolues à l’innovation et à l’entrepreneuriat. Et où Station F, l’incubateur géant créé par Xavier Niel, est-il situé? Dans le 13e arrondissement de Paris. Pendant ce temps, le haut débit n’est toujours pas arrivé à Aulnay-sous-Bois et aucun incubateur géant ne s’est installé à Limoges ou Charleville-Mézières.

Tout·e jeune et «cool» que l’on puisse être, si l’on n’est pas capable de faire une présentation sur Keynote ni un pitch en une minute, si l’on n’a jamais entendu parler de Peter Thiel, de Phil Libin ou de Guy Kawasaki et si Jeff Bezos n’est pas notre idole absolue, la tâche sera très ardue. Cet agrégat de codes, de règles et de mantras forme un logiciel que tout·e startupper en herbe se doit de maîtriser, car avoir la chance de devenir un·e «entrepreneur·euse du web» n’est pas donné à tout le monde. Pour celles et ceux qui sont issu·e·s d’un milieu modeste, rural ou périurbain, c’est presque perdu d’avance.

Dans la mythologie de l’ère numérique, il y a celles et ceux qui l’incarnent (les gourous), celles et ceux qui s’y reconnaissent (les affidés, ou zélotes) et celles et ceux qui, ne l’incarnant pas et ne s’y reconnaissant pas, restent à l’écart. En gros, il y a, comme à Winston Parva, la ville de banlieue décrite par Norbert Elias, deux catégories: celles et ceux qui sont dedans, les insiders, et celles et ceux qui sont dehors, les outsiders. Les insiders figurent le groupe dominant, les outsiders les marginaux. A Winston Parva, comme au fond dans tout «ghetto», il y a celles et ceux qui ont les codes, qui maîtrisent les signes, et puis il y a les autres, à l’extérieur du bocal, qui se cognent dedans sans parvenir à y rentrer, forcément. Parce que, comme l’explique Barthes, le mythe est une parole, c’est-à-dire un système de communication, un message, une forme, il y a celles et ceux qui peuvent décoder le message, qui possèdent le langage, et celles et ceux qui ne le possèdent pas. Quand on ne possède pas le langage du mythe, on reste à la porte. On continue de zoner. Comme à Winston Parva.

Karim Amellal

Article initialement paru sur contretemps.eu
Coupes et intertitres de notre rédaction


Pour aller plus loin

Evgeny Morozov, Pour tout résoudre cliquez ici. L’aberration du solutionnisme technologique (FYP, 2014).

Evgeny Morozov, Le mirage numérique. Pour une politique du Big Data (Les Prairies ordinaires, 2015)

Tom Slee, Ce qui est à toi est à moi. Contre Airbnb, Uber et autres avatars de l’économie du partage (Lux, 2016)