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International : Ascension et chute de Syriza

Nous publions ci-dessous des extraits de la traduction d’un long entretien de la New Left Review avec Stathis Kouvelakis.

Syriza arrive au pouvoir en janvier 2015 comme parti anti-austérité – l’opposition politique la plus avancée à ce moment contre le durcissement des politiques déflationnistes imposées par l’axe Bruxelles-Paris-­Francfort. Six mois plus tard, le gouvernement de Tsipras est forcé d’appliquer le plan d’austérité le plus dur que la Grèce ait jamais connu.


La place Syntagma à Athènes au soir du 3 juillet 2015

Parlons de la formation idéologique de Syriza, l’euro­communisme y a-t-il joué un rôle dominant?

 Politiquement  il n’y a pas de continuité linéaire entre l’eurocommunisme et Syriza. La majorité des membres de Synaspismos, qui formaient le gros de Syriza, venait du Parti communiste orthodoxe (KKE), parti qu’ils ont quitté en 1991. La coalition Syriza, formée en 2004, comprenait beaucoup d’autres composantes – des groupes trotskystes, maoïstes, altermondialistes, etc., ainsi que les restes du Parti communiste de l’intérieur. Mais la culture intellectuelle qui imprégnait Synaspismos était dominée par des intellectuels traditionnels provenant des milieux eurocommunistes, et cela a eu un impact.

Peux-tu nous expliquer plus en détail les étapes de l’évolution de Syriza après les élections de juin 2012?

Après les élections de 2012, on pensait généralement que l’arrivée de Syriza au gouvernement, d’une manière ou d’une autre, était seulement une question de temps. La direction de Tsipras a pris des décisions très claires, et dans un certain sens très énergiques, en été 2012, sur la ligne du parti et sur le type de parti qu’elle voulait. Premièrement, elle avait besoin de transformer une coalition hétéroclite d’organisations très disparates en un parti unifié: c’était généralement assez reconnu et il n’y avait pas de grandes divergences à ce propos. Elle voulait aussi profiter du processus d’unification pour transformer très profondément la culture du parti et sa structuration. Au lieu de s’efforcer de recruter des gens qui s’étaient illustrés dans les mobilisations sociales de cette époque, l’objectif était d’ouvrir les portes à un type de personnes souhaitant adhérer à un parti en croyant que celui-ci avait de sérieuses possibilités d’arriver au pouvoir.

Cela incluait des gens qui avaient appartenu auparavant au PASOK?

Oui. Ce processus incorporait également des figures associées à la classe politique. Ce processus ne visait pas à gagner des votes, parce qu’en termes électoraux ces personnes étaient totalement discréditées. C’était un signal à l’intention des élites. Il s’agissait de personnes provenant de l’entourage du PASOK, qui avaient participé aux gouvernements de Simitis ou de Papandreou. La direction de Syriza a fait tout son possible pour les inclure dans les listes électorales de 2015, bien qu’elle n’ait remporté qu’un succès partiel, vu les fortes réactions des branches locales et des exécutifs régionaux.

Transformer Syriza en un parti centré sur son dirigeant a été le second aspect du processus. L’objectif était de passer d’un parti militant de la gauche, avec une forte culture de débat interne, d’hétérogénéité, de participation aux mouvements et aux mobilisations sociales, à un parti de membres passifs qui pourrait être plus facilement manipulé par le centre, et plus enclin à s’identifier avec la figure du dirigeant.

Comment cela se combinait-il avec le réalignement politique de Syriza?

La restructuration du parti s’est accompagnée du tournant à droite. Depuis l’été 2012, la position sur l’euro s’est transformée en une déclaration constante de fidélité à la zone euro. Les formules dans les documents du parti n’ont pas changé, on pratiquait cependant le double discours habituel: dans le programme, des déclarations sur le socialisme, sans sacrifices pour l’euro ; mais cela ne s’exprimait plus publiquement, surtout de la part de Tsipras et de son entourage.

Deuxièmement, à partir de 2012, le type de pratique politique favorisée par la direction de Tsipras ne dépassait plus le cadre du parlementarisme. Il était clair que Syriza voulait renverser la coalition de Samaras, mais seulement par des tactiques parlementaires, en se centrant sur les élections présidentielles de fin 2014 1. Ils ne voulaient pas une stratégie de mobilisations populaires pour faire avancer ce processus. Certes, la grande vague des mobilisations en 2010, 2011 et au début 2012 avait baissé, précisément parce que les énergies s’étaient tournées vers le niveau politique. Mais il n’y avait absolument aucune perception de la défaite de ces mobilisations. De 2013 à 2015, à plusieurs moments, on aurait pu relancer les mobilisations: quand Samaras a fermé la radiodiffusion publique ERT en juin 2013 ; lors de l’assassinat de Pavlos Fyssas par Aube Dorée en septembre de cette année ; lors de la grève des travailleurs·euses des transports début 2013, et aussi lors des grèves des enseignant·e·s en juin et septembre 2013.

A ce moment, la direction de Tsipras a aussi commencé à construire des ponts pour faciliter l’incorporation de gens appartenant au noyau de l’appareil d’Etat – des cercles militaires et diplomatiques – et à souligner sa loyauté aux principes fondamentaux de l’Etat grec. L’un des résultats a été l’élection de Prokopis Pavlopoulos, une figure emblématique de ce groupe, comme président de la République en février 2015. La première rencontre entre Tsipras et Shimon Peres a eu lieu en août 2012. C’est aussi à ce moment que Tsipras a attiré dans son entourage diverses figures militaires et diplomatiques qui ont clairement orienté son approche des questions internationales et géopolitiques.

Tsipras avait-il alors une autonomie complète par rapport au parti?

Son opération n’a pas remporté un succès total. Tsipras n’a jamais réussi à faire ce que Pablo Iglesias a fait au sein de Podemos. Il y a eu beaucoup de résistance au sein de Syriza, parce que le parti ne s’était que partiellement transformé et était resté en grande partie un groupe d’activistes qui avaient passé leur vie dans la gauche radicale grecque.

Mais les positions-clé étaient détenues par des personnes de l’ancienne direction de Synaspismos, qui étaient complètement autonomes y compris par rapport aux organes dirigeants du parti. L’entourage de Tsipras n’était contrôlé par aucun organe du parti. Cela s’est passé ainsi, par exemple, avec la commission du programme, essentiellement dominée par la commission économique, dirigée par Yannis Dragasakis, un homme qui a toujours agi dans les coulisses ou derrière des portes fermées, mais qui a en même temps une image d’être très sérieux et raisonnable, alors qu’en réalité c’est tout le contraire.

Alors, comment a été élaboré le programme de Thessalonique (septembre 2014)?

Tout le monde savait que les élections auraient probablement lieu dans les prochains mois, raison pour laquelle Syriza avait désespérément besoin d’un programme. Durant l’été, un document de 150 pages, prétendument rédigé par Dragasakis a été distribué: mais en réalité ce n’était qu’un copié-collé de documents émanant des différentes commissions du parti, bref un désastre. On rédigea donc en toute hâte un programme d’urgence pour le présenter en septembre à la foire annuelle internationale de Thessalonique, où les dirigeant·e·s politiques grecs ont l’habitude de faire leurs déclarations programmatiques. La Plateforme de gauche 2 s’y impliqua et, sur diverses questions, le groupe des 53 (la gauche du bloc majoritaire) poussa dans la même direction. Le résultat fut que le programme de Thessalonique a prédit le désastre qui approchait. D’un côté, une série de promesses rompant clairement avec la politique d’austérité: nationalisation des banques, renégociation de la dette avec un fort amortissement, restauration du salaire minimum et de la législation du travail liquidée par les mémorandums, etc.

Mais, revers de la médaille, toutes les mesures impliquant un coût fiscal devaient être appliquées dans le cadre d’un budget équilibré et sans nouveaux impôts, notamment sur le capital. Certaines propositions devaient être financées avec des subventions de l’UE, ce qui présupposait un accord avec celle-ci. La contradiction intrinsèque entre la proclamation d’un moyen terme entre les mémorandums et ce qu’étaient, en principe, les promesses de Syriza était déjà comprise dans le programme de Thessalonique.

Le premier pas de la Banque centrale européenne (BCE), durant la semaine où Syriza arriva au gouvernement, fut de durcir les conditions de prêts aux banques – étranglant l’économie grecque, pendant que le capital fuyait le pays. Quelle appréciation fais-tu de la politique du gouvernement? Qu’aurait-il pu faire?

Clairement, établir un contrôle des capitaux. James Galbraith, qui faisait partie d’une petite équipe créée par Varoufakis pour travailler à des scénarii et des propositions, a dit dans une importante entrevue, l’été passé, qu’il avait suggéré à ce moment à Tsipras d’établir un contrôle des capitaux, et que Tsipras avait rejeté catégoriquement cette idée, vu que «cela aurait mis en péril l’appartenance de la Grèce à la zone euro».

Avec l’accord du 20 février, Syriza a abandonné son rejet du second mémorandum de la Troïka. Durant cette période, ce que Tsipras et Varoufakis étaient en train de négocier n’était jamais clair. Ont-ils changé leurs demandes?

Ils étaient en train de négocier ce qu’ils appelaient un « programme pont » pour tenir jusqu’en juin. Ils espéraient que ce programme ne serait pas soumis aux mêmes conditions. Ils voulaient gagner du temps jusqu’à l’été, parce qu’ils savaient que les paiements de la dette seraient ensuite inférieurs, vu que la majorité des paiements en 2015 devaient être effectués entre février et août. La tactique de Varoufakis a été de négocier en permanence, jusqu’à ce que les chaînes du mémorandum se relâchent. Il pensait sérieusement jouer cette carte jusqu’à la limite la plus éloignée possible, en croyant réellement que Schäuble et l’eurogroupe feraient des concessions substantielles, vu que le coût idéologique pour eux serait sinon trop élevé. Mais il sous-estimait complètement l’asymétrie de la situation.

Naturellement, Schäuble et les autres ministres des finances se sont cramponnés à la lettre de l’accord du 20 février: pas un centime de ce prêt de 7,2 milliards de « sauvetage », jusqu’à ce qu’ils aient totalement accomplis les mesures du mémorandum. Même ainsi, le gouvernement de Syriza a maintenu le paiement des intérêts?

Oui, Tsipras n’a obtenu aucun argent de la zone euro durant toute cette période. Raison pour laquelle Syriza s’est approprié toutes les réserves effectives des institutions publiques – hôpitaux, écoles, municipalités, universités – pour les livrer au FMI et à la BCE, afin de payer les intérêts échus chaque mois. Ainsi, les 7,2 milliards d’euros ont été payés exclusivement grâce aux réserves nationales ; la Grèce a été le seul pays au monde qui a payé sa dette publique de cette manière. Aucun dirigeant grec n’avait agi ainsi auparavant, bien que les fonds de secours n’auraient certainement pas été refusés à Papandreou, ni à Samaras. Mais il est instructif de constater que Tsipras ait préféré donner cet argent plutôt que d’envisager la possibilité d’une rupture.

Quel rôle a joué la Plateforme de gauche dans la critique publique de la direction?

A mon avis, nous n’avons pas fait ce que nous aurions dû faire. Vu que les figures les plus connues de la Plateforme de gauche siégeaient au Conseil des ministres, elles étaient absorbées par leurs responsabilités gouvernementales et ne pouvaient pas jouer le même rôle politique public qu’auparavant. Nous avons tenté de les remplacer avec la promotion d’autres personnes qui avaient plus de liberté pour s’exprimer, mais cela n’a pas été pas facile. Au comité central, nous avons attaqué férocement l’accord du 20 février, et nous avons clairement affirmé que nous n’accepterions aucune reddition.

Le comité central s’est réuni trois fois entre janvier et juillet ; la dernière réunion, après la capitulation, a été un échec total. Même si les motions de la Plateforme de gauche ont obtenu 40% des votes, lors de la première réunion, et 44%, lors de la seconde, ce qui signifiait l’appui d’autres courants à nos positions. Ces amendements étaient d’authentiques textes alternatifs, exprimant notre total désaccord avec ce que faisait le gouvernement. Notre proposition consistait à attirer toute la gauche du bloc majoritaire, non seulement une partie du Groupe des 53, mais aussi des figures comme Zoe Konstantopoulou, Manolis Glezos ou les maoïstes ; y compris des personnes comme Yannis Milios qui, bien qu’étant anticapitaliste, se refusait à toute discussion sur la nécessité d’abandonner l’euro.

Quels étaient les principaux points de son programme?

Il s’agissait d’une feuille de route concrète articulée autour des quatre mesures que nous avions constamment préconisées depuis le début de la crise: non-paiement de la dette, nationalisation des banques, imposition du contrôle des capitaux et préparation d’une monnaie alternative, dans cet ordre. Cela aurait aussi supposé l’adoption de mesures législatives unilatérales: le rétablissement de la législation du travail, en établissant une taxe spéciale sur le capital pour démontrer une claire volonté politique.

Le feu vert n’est jamais arrivé, parce que cela aurait signifié la sortie du gouvernement des quatre ministres de la Plateforme de gauche. Mais ils auraient dû au moins se préparer à cette sortie. La direction de Tsipras a été implacable, alors que nous nous en tenions aux règles: en argumentant dans les sections et au comité central, en publiant du matériel sur nos sites web, en organisant des réunions… Mais ils avaient marginalisé le parti et ne rendaient des comptes à personne. Le processus des prises de décision restait confiné à l’intérieur du cabinet: en réalité, même pas dans sa totalité, mais dans les cercles informels autour de Tsipras et Dragasakis, ce que nous appelons le « para-centre du pouvoir ». Pour moi, c’était plus facile d’être plus ouvert, de forcer les limites de ce qui pouvait se dire, vu que je n’étais pas membre du gouvernement ; mais nous aurions dû ouvrir d’autres fronts en livrant une guerre non conventionnelle.

Certainement, cela aurait nécessité un appui plus large, bien au-delà du parti. Ce type de possibilités est nécessaire pour mettre en pratique une stratégie non conventionnelle qui peut réellement déstabiliser la direction. Je ne veux minimiser ni notre responsabilité collective, ni la mienne personnelle ; mais il y a d’autres responsables de l’échec. La coalition d’extrême gauche Antarsya a des activistes potentiellement très intéressant·e·s, qui auraient pu contribuer à une autre issue, mais ils·elles étaient trop sectaires. Pour les sectaires, les plus proches d’elles·eux apparaissent toujours comme le plus grand obstacle, raison pour laquelle au lieu de chercher à construire quelque chose avec nous – et, lorsque la confrontation finale s’approchait, chercher à débloquer la situation – ils·elles passaient leur temps à dénoncer la Plateforme de gauche plus fortement que la direction de Syriza. Et, bien sûr, le sectarisme extrême du KKE a contribué à l’évolution négative depuis 2010. On aurait pu éviter la coalition avec les Grecs indépendants si, en 2012, le KKE avait accepté une ligne unitaire minimum avec Syriza. Cela aurait regroupé toutes les forces de gauche issue de la matrice communiste dans une nouvelle dynamique politique, qui aurait eu des possibilités réelles dans ces circonstances. C’est exactement ce que le KKE ne voulait pas, parce que cela aurait ouvert une dynamique plus imprévisible qu’ils ne pouvaient imaginer.

A l’époque, la Plateforme de gauche fut-elle claire par rapport à la position de Tsipras durant cette période?

Dès le début, nous savions que la capitulation était une option possible. Notre calcul était que l’Euro­groupe et la Troïka pourraient vouloir tellement humilier Tsipras que même celui-ci dirait non. Mais nous avons mal jugé la temporalité du processus: la guerre d’usure à laquelle a recouru le gouvernement, avec toutes ces pseudo-négociations, a duré des mois. Après l’accord du 20 février, un climat de passivité et d’épuisement s’est imposé. Nous avons aussi sous-estimé les effets concrets et symboliques de l’appropriation des réserves publiques pour payer la dette jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien dans les caisses. Quand il n’y avait plus d’argent, je ne sais pas ce que nous aurions pu faire, même si nous avions pris le contrôle de la situation. Nous aurions dû réagir à ce moment, mais nous ne l’avons pas fait. Plus nous étions proche du moment critique, cathartique, que représentaient le référendum et la capitulation qui l’a suivi, moins nous avions de possibilités de contrôler la situation.

Lors de l’annonce du référendum, nous pensions que notre vision l’avait emporté. Nous avions estimé qu’arrivé à un point mort Tsipras prendrait finalement une initiative de ce type et que celle-ci libérerait des énergies. C’est exactement ce qui s’est passé durant cette semaine folle: le référendum a déclenché dans toute la société une radicalisation qui s’est exprimée dans le vote. A fin juin, Tsipras était prêt à accepter l’ultimatum de l’Eurogroupe, mais il y avait un état d’esprit rebelle partout, pas seulement au sein du parti, mais aussi hors de celui-ci, et Tsipras ne pouvait pas capituler sans offrir au moins un simulacre de bataille. Pour lui, c’était le référendum. Mais il n’avait pas anticipé la radicalité qui se produirait, avec le contrôle des capitaux, la fermeture des banques, les gens qui faisaient la queue pour obtenir dans les automates le maximum de 60 euros par jour.

La manifestation du vendredi 3 juillet à Athènes – deux jours avant le référendum – a été l’une des plus grandes de l’histoire grecque, extrêmement impressionnante, non seulement en nombre, mais par son esprit combatif et son état d’esprit. Le mouvement des places avait aussi attiré beaucoup de gens, mais l’état d’esprit était alors plus dispersé et moins militant.

Maintenant, il y avait une foule politisée, appelant à la bataille. Cette nuit-là, Tsipras quitta son bureau de premier ministre, la maison Maximou, pour se rendre sur la place Syntagma, située juste en face. Lorsqu’il entra sur l’avenue conduisant à la place, la foule s’étendait sur des kilomètres, jusqu’à l’hôtel Hilton. Une foule immense le mena à Syntagma, lui faisant un triomphe à la Perón. Le résultat fut que Tsipras s’effraya beaucoup physiquement. Il commença à transpirer et abrégea des trois quarts le discours qu’il avait préparé. Ce devait être une intervention de quarante minutes et il parla seulement huit minutes, improvisant beaucoup sur le thème que les Grecs aiment l’Europe et autres balivernes. L’ambiance était exactement celle que la Plateforme de gauche avait prévue, mais elle arrivait trop tard.

Syriza approuva le mémorandum en août. Tsipras convoqua immédiatement des élections pour le 20 septembre. Compte tenu du résultat du référendum, pourquoi le score électoral d’Unité populaire a-t-il été si mauvais?

Premièrement, nous aurions dû agir plus rapidement. Nous avons tenu une réunion privée du Courant de gauche, la principale composante de la Plateforme de gauche, le 16 juillet, et nous y avons pris la décision de quitter Syriza. Nous pensions que notre position se renforcerait si nous attendions jusqu’à ce que le mémorandum soit réellement approuvé, pour déclarer: c’est quelque chose qu’on ne peut accepter. Mais ce fut une erreur tactique de retarder cette prise de position jusqu’en août, une fois que les élections avaient été convoquées.

De toute évidence, Tsipras a manipulé le calendrier pour les convoquer le jour après l’approbation du référendum, de sorte que nous avions seulement quatre semaines pour mettre en route une nouvelle formation politique. L’électorat ne savait pas ce qu’était l’Unité populaire. Les gens pouvaient identifier une figure comme Lafazanis, mais dans les centres de vote ils disaient: «Qui sont-ils! », et beaucoup étaient surpris de savoir que nous avions quitté Syriza. Autre facteur-clé: même après la rupture, nous n’avons présenté aucun programme alternatif développé. Il y a eu un manque de confiance dans la direction centrale de l’Unité populaire, qui se comportait comme si elle était toujours l’opposition interne de Syriza. Elle ne s’était pas suffisamment libérée de cette ligne de pensée et de cette pratique.

La démoralisation régnante a constitué une autre raison de cet échec. Les personnes totalement opposées à ce qui s’était passé sont simplement restées à la maison le jour des élections. La participation est tombée à un minimum historique. Tsípras a gagné avec seulement 1,9 millions de votes. En 2009, pour faire une comparaison, le PASOK en avait obtenu plus de 3 millions. L’Unité populaire n’est pas une force insignifiante. Elle compte plus de 5000 membres, avec un noyau militant diversifié: le gros de ses forces provient de la Plateforme de gauche, mais il y a aussi un courant du Groupe des 53 de Syriza, qui comprend des figures importantes des campagnes en faveur des migrant·e·s et des droits sociaux, ainsi que les « althussériens » de Antarsya. Mais elle a été affaiblie par l’absence de représentation parlementaire, ce qui signifie que les médias ne sont pas obligés de nous prendre en compte. Bien sûr, cela entraîne aussi des conséquences financières ; le parti est beaucoup plus faible en termes de ressources que de capacités combatives. Néanmoins, dans des occasions comme le récent anniversaire de l’insurrection de l’Ecole polytechnique ou les protestations sociales, l’Unité populaire a démontré qu’elle a une meilleure capacité de mobilisation que le plus ou moins « Nouveau » Syriza, comme nous pourrions l’appeler.

Quelles leçons la gauche européenne devrait-elle tirer de l’expérience de Syriza?

Premièrement, il est impossible de lutter contre l’austérité ou le néolibéralisme dans le cadre de l’union monétaire existante et, très probablement, de l’Union européenne comme telle. Une rupture est indispensable. Deuxièmement, la pratique politique des partis de la gauche radicale a un besoin vital de combiner la politique parlementaire et les mobilisations populaires ; quand ces mobilisations perdent, la politique parlementaire devient vaine, et en réalité cela renforce l’actuel effondrement de la politique représentative. Troisièmement, on a besoin d’une réinvention adéquate d’une vision anticapitaliste large de la société: ni un retour aux vieilles recettes, ni une tabula rasa mythique.

Il était prévisible que la déroute en Grèce se propagerait comme une onde de choc négative au reste de l’Europe. Bien qu’il y ait d’autres facteurs, je crois que cette défaite a joué un rôle dans le fait que Podemos dit ne pas vouloir rompre avec l’euro, pas même avec le pacte de stabilité, et ait révisé sa position sur la dette. Les Portugais·es ont tiré une conclusion similaire ; là, l’impact de la défaite de Syriza est bien plus évident. Je peux comprendre que l’accord conclu avec les socialistes par le Bloc de gauche et le Parti communiste portugais était jusqu’à un certain point un mouvement tactique: la droite avait perdu la majorité au Parlement et il s’agissait de permettre aux socialistes d’aller au gouvernement ; sinon, la droite aurait repris à nouveau les commandes. Mais pour les formations de la gauche radicale, c’est une erreur fondamentale d’assumer une ligne qui, pour la social-démocratie, est simplement complémentaire. Nous n’avons pas besoin que les partis de la gauche radicale arrivent à un accord avec la social-démocratie pour limiter les saisies hypothécaires, augmenter le salaire minimum de 50 euros, annuler quelques redondances dans le secteur public, etc. Voilà le danger que le reste de la gauche radicale affronte en Europe maintenant, après la tentative manquée de Syriza: le danger de renoncer à l’idée même d’un changement plus radical. Mais tout le monde n’arrive pas aux mêmes conclusions.

Le paradoxe du cas grec, c’est que, malgré le fait qu’il se soit terminé par un désastre, il nous a donné à certains moments une idée de ce que pourrait être une alternative. La séquence du référendum fut vitale pour relancer le processus de radicalisation populaire. Il a montré une manière appropriée de combiner le succès électoral et la mobilisation populaire. Ce fut un événement important: la première fois qu’un peuple a répondu «non» à un ultimatum des pouvoirs gouvernants en Europe, du moins à cette échelle. Nous devons rester fidèles à la signification de cet événement et rejeter le récit dominant, nous demandant de feindre que cela n’est jamais arrivé.

Entretien paru dans la New Left Review (nº 97, janvier–février 2016) traduction Hans-Peter Renk, adaptation et coupes de notre rédaction.

  1. Le Président grec est élu par le parlement à la majorité qualifiée, ce que Samaras n’avait pas.
  2. La Plateforme de gauche était un bloc au sein de Syriza, dirigé par Panagiotis Lafazanis, Ministre de l’énergie du premier cabinet Tsipras de janvier à juillet 2015. Celui-ci a quitté le parti en août 2015 en même temps que 25 autres parlementaires.

Stathis Kouvelakis est né à Athènes en 1965. Il a étudié la philosophie à Paris et enseigne au King’s College de Londres depuis 2002. Il a écrit plusieurs ouvrages autour de la théorie marxiste et des mouvements sociaux. Membre de la gauche depuis sa jeunesse, il est devenu membre du Comité Central de Syriza en novembre 2012.

Erratum

Dans le nº 313 (7.9.2017) de notre journal, le Cahier Emancipation contient des extraits d’un entretien sur la situation politique grecque en 2015 avec Stathis Kouvelakis, Ascension et chute de Syriza. La version intégrale de ce texte est disponible sur les sites: