Capitalisme

Capitalisme : Capitalisme contemporain et destruction de la conscience collective

Mark Fisher s’est donné la mort le 13 janvier dernier, à l’âge de 48 ans. Observateur attentif des mutations culturelles de notre temps, ce penseur original tente de répondre ici à une question essentielle: comment le capitalisme a-t-il pu enrayer durablement l’élévation de la conscience collective?

Je vais parler du capitalisme et de la conscience. Certain·e·s d’entre vous ont lu mon livre Le réalisme capitaliste (Capitalist realism, 2009). De quoi s’agit-il? D’un concept, ou plutôt d’une croyance, selon laquelle le capitalisme est le seul système économique réaliste. En fait, ce n’est pas tout à fait cela, parce que dans la vie de tous les jours, les gens ne se soucient ni du capitalisme ni de l’idée qu’il serait le seul système viable. En fait, la seule façon de penser le réalisme capitaliste est en termes de déflation de la conscience.

Pour dire les choses schématiquement et brutalement, je présenterais l’essor du réalisme capitaliste ainsi: c’est la perception croissante des relations sociales, des conceptions et des formes de subjectivité capitalistes comme inévitables, impossibles à éradiquer. Sa diffusion est directement corrélée avec le reflux du concept de conscience au sein même de la culture. Il faut donc appréhender le néo­libéralisme, non pas comme il se présente lui-même, en termes de liberté individuelle, mais comme une stratégie visant directement la destruction des formes de conscience en plein essor dans la période cruciale des années 1968.

Trois formes de conscience interagissaient alors de manière fascinante, productive et extrêmement dangereuse pour le capital.

Conscience de classe

La première est la conscience de classe. Si vous voyagez dans le temps, des années 1970 à aujourd’hui, vous remarquerez que les classes ont disparu de la scène politique en tant que concept de base. Or, elles étaient inscrites dans les modèles sociopolitiques dominants, en Europe comme aux Etats-Unis. La social-démocratie britannique et européenne avait incarné une sorte de concordat entre le capital et le travail, qui laissait entendre qu’il existait des intérêts de classe distincts: ceux-ci devaient être conciliés d’une manière ou d’une autre. Le New Deal aux Etats-Unis était du même ordre.

Depuis lors, nous avons assisté à l’élimination du concept de classe, ou plutôt à l’élimination de la conscience de classe, qui n’a rien à voir bien sûr avec l’élimination des relations de classes. Cette nouvelle donne est bien rendue par la formule de Wendy Brown: «ressentiment de classe sans conscience de classe». Elle rend compte aussi de l’écho rencontré par le livre de Owen Jones, La diabolisation de la classe ouvrière (2012), qui a vu tout à fait juste. En effet, nous sommes confrontés à des formes de haine, d’humiliation et de subordination de classe, mais sans les instances qui existaient avant pour les combattre, et sans les formes de conscience de classe en mesure de les contrer.

Ces dispositifs étaient très répandus jusque dans les années 1970. Je pense évidemment aux syndicats, mais à toutes sortes d’autres mécanismes de socialisation ou d’auto-­éducation de la classe ouvrière. C’est pourquoi la marchandisation de la formation et son émiettement ont pu contribuer à absorber et à subjuguer ces instances en plein essor. Or, le néo­libéralisme, lorsqu’il apparaît, vise à détruire brutalement la conscience de classe et ses principaux cadres porteurs, comme les syndicats, pour favoriser l’individualisme. Il en en résulte une désocialisation, qu’on a pu observer aussi dans la vie de lieux de rencontre populaires comme les pubs. A mesure que chaque intérieur individuel était plus densément connecté (TV satellite, smartphones, etc.), l’espace public extérieur était perçu comme plus pathologique.

Le déclin de la conscience de classe, de ses cadres porteurs et de ses infrastructures n’est pas un accident, mais le résultat d’une politique délibérée. David Graeber (1) a raison d’insister sur l’accent mis par les global leaders sur les modalités de la subordination de classe qui ont été, plus que les nouveaux produits financiers, parmi les principaux articles d’exportation de l’Angleterre.

Conscience acide

La conscience psychédélique est l’une des formes de conscience qui s’est développée le plus fortement, en combinaison avec les autres, dans les années 1968. Il nous faut repenser au caractère particulier du monde de ces années-là. Il s’agit d’une forme de conscience qui se rattache clairement à l’usage des drogues hallucinogènes, spécifiquement du LSD, de «l’acide», mais qui s’est répandue bien au-delà de celles et ceux qui y avaient eu recours. Il s’agit d’une relation entre expérience et pensée, véhiculée notamment par les Beatles – et rien n’a été plus populaire que les Beatles – visant à encourager les gens à faire un maximum d’expérimentations.

Pour la conscience psychédélique, la notion clé est la plasticité de la réalité, donc exactement le contraire de sa fixité, de sa permanence ou de son immuabilité, qui ne nous laisserait le choix que de nous y adapter, comme le veut le réalisme capitaliste. Que vous aimiez cela ou non, on ne peut rien y faire, et il faut donc s’y résigner. Ainsi, les choses sont ce qu’elles sont, et elles ne peuvent qu’empirer. Vous voulez garder votre job, vous devez accepter un horaire de travail plus long, plus de responsabilités. Vous n’aimez pas ça? Personne n’aime ça, mais il faut l’accepter. Le patron ou la patronne qui aménage ce genre de solutions est le prototype même du manager ou de la mangeuse au stade actuel du capitalisme.

Ce type de fatalisme, de résignation, si répandus, et dont per­sonne n’est vraiment responsable parce qu’il est produit à un niveau systémique, vise à éliminer toute conscience de la plasticité du réel. Or, c’est évidemment à cette extraordinaire plasticité des choses que les «trips» provoqués par les de drogues psychédéliques renvoyaient, extrayant leurs usagers·ères de la réalité dominante du moment en la montrant comme provisoire, comme une forme possible d’organisation du réel. Bien entendu, l’usage répandu de ces drogues ne conduisait pas à la révolution, mais il suscitait une sorte d’impatience. Avec la contre-culture des années 60, on pouvait s’évader très vite de la réalité dominante, et estimer que l’ordre établi n’allait pas durer, et que des voies nouvelles s’ouvriraient.

Ce dont nous avons besoin aujourd’hui, c’est de patience révolutionnaire, alors que dans cette période, c’est l’impatience qui dominait. Toutes les structures historiques stratifiées qui avaient dominé la vie humaine jusque-là pouvaient être dissoutes en l’espace d’une génération. Pourtant, cela n’a pas été le cas, parce qu’elles étaient beaucoup plus tenaces. De son côté, la droite a misé sur les plus nocives de ces structures, qui se sont imposées, et qui nécessiteront un long procès pour être démantelées.

Incubateurs de conscience

La troisième forme de conscience à se développer dans les années 1968, que le néolibéralisme a dû aussi éradiquer, a été théorisée et pratiquée par le féminisme socialiste. On pourrait la ranger sous la rubrique des théories et pratiques visant la prise de conscience collective. Les individus ont été incités à parler de leur ressenti, mais ils ont mis ce ressenti en relation avec des structures. Ainsi, en se mettant ensemble, ils ont très vite découvert qu’ils avaient des problèmes communs, et que si on leur en attribuait la responsabilité, et qu’ils se sentaient incapables de les résoudre, c’est que ces problèmes renvoyaient à des structures, typiquement au patriarcat et au capitalisme, et à leur intrication, qui concernaient de nombreux aspects de la vie.

Par ce biais, il devenait possible d’envisager une activité révolutionnaire qui vise au-delà du modèle léniniste standard, lequel tend à se focaliser sur le travail subalterne, sur le salariat d’usine, etc., dont l’importance diminuait déjà, mais qui occupait encore une place mélancolique dans le travail politique de l’extrême gauche. Dans cette nouvelle perspective de prise de conscience, la question du travail revêtait une signification beaucoup plus globale, incluant les activités domestiques, la reproduction sociale et tout ce qui était nécessaire à la poursuite de l’existence collective, au-delà de la production marchande. Une part de la force de ces incubateurs de conscience résidait dans leur contagion moléculaire: n’importe quel groupe de gens pouvait s’engager dans de tels processus.

Au sein des mouvements les plus intéressants des années 1970 aux Etats-Unis – le Black Power, la contre-culture, les syndicats, etc. – surgissaient de nouvelles formes de socialisme démocratique. C’est pourquoi le néolibéralisme s’est organisé pour conjurer le spectre du socialisme démocratique ou du communisme libertaire. Le moment clé du tournant vers le néolibéralisme a été l’écrasement du gouvernement Allende au Chili. Pourquoi? Parce qu’il représentait tout ce que le capital craignait, parce qu’il ne s’agissait plus du stéréotype soviétique d’un monolithe fonctionnant sur le mode stalinien top-down, bureaucratique et triste. Au Chili, le cercle socialiste internet Cybersyn avait pris corps, visant un pouvoir décentralisé, un pouvoir des travailleurs·euses et une démocratie sur les lieux de travail (2). Et il y avait aussi des poussées de socialisme démocratique aux Etats-Unis, en Europe et ailleurs. C’était cela qui devait absolument être stoppé, être éliminé, même comme simple projet.

Tout ce que j’ai évoqué jusqu’ici à propos de la conscience renvoie à son pouvoir transformateur. Une élévation de la conscience ne conduit pas seulement à la reconnaissance de faits déjà présents. En effet, lorsque des gens développent une conscience de groupe, une conscience de classe, ils ne perçoivent pas seulement de façon passive quelque chose qui est déjà là, mais ils se constituent en tant que groupe et, par-là, commencent déjà à changer «le monde». Leur conscience est immédiatement transformatrice, et une conscience qui bouge devient aussi le moteur d’autres changements.

Ingénierie du réel

De tels mécanismes de prise de conscience ne renvoient pas qu’à des pratiques de groupes déterminés. Les cultures populaires, en particulier la contre-culture des années 1968, ont aussi été des vectrices de prise de conscience. C’est en partie la raison pour laquelle le capital a dû développer une stratégie, que j’ai nommée «l’ingénierie des gens», ou «l’ingénierie de la réalité». Elle comprend tous ces mécanismes du type public relations, publicité, stratégies de marque, que le capital a développés de façon intensive dans les années 1970 et 1980 afin de clôturer les espaces de conscience en expansion. A quoi pouvaient-ils servir, puisque personne, littéralement personne, n’était convaincu par les public relations ? Il aurait fallu être un·e imbécile pour y adhérer. Et pourtant ces mécanismes ont joué leur rôle.

On nous dit: «Upper Crust est passionné par les sandwichs» (3). Evidemment, personne n’est passionné par les sandwichs et personne n’est dupe de cela, mais le slogan joue, quelle que soit sa fonction. Et il y a pire que les sandwichs de Upper Crust. Vous allez dans une gare, et on vous demande 6 £ pour une baguette. Toute votre expérience vous conduit à vous dire que ce sandwich est sec et détestable, et il l’est à chaque fois, mais vous l’achetez quand même, parce qu’il a l’air bon. On n’y croit pas, et pourtant on doute de ce qu’on sait. Or, la conscience ne peut pas progresser lorsqu’on ne fait pas confiance à ce qu’on sent. On peut sentir ce qu’on sait et savoir ce qu’on sent, sans rester bloqué sur ses sentiments, mais en les reliant à leurs causes concrètes.

L’un des meilleurs moyens de définir la perte de conscience, c’est l’anxiété, la production de l’anxiété. Si vous êtes une personne anxieuse, cela peut suffire pour vous contrôler. Le problème clé du capital, qui avait été particulièrement mis en évidence par la contre-culture, c’est comment ramener les gens au travail. La contre-culture avait placé au cœur de son discours la détestation du travail: il ne fallait plus de lundis misérables pour personne. L’idée que «je n’ai pas l’intention de travailler et je dois cesser de m’inquiéter» était l’élément clé de la contre-culture. Ce que craignaient les capitalistes, c’était que la classe ouvrière devienne hippie sur une large échelle, et c’était un danger sérieux.

Avec le néolibéralisme, l’horizon d’un individualisme contraignant s’est substitué à celui du socialisme démocratique. Mais cet individualisme exige un contrôle constant pour interdire toute nouvelle élévation de la conscience. En effet, lorsque les gens se rassemblent, ils peuvent toujours développer une conscience collective en dépassant ce misérable individualisme tourmenté qui les encadre. C’est précisément à cette croisée des chemins que nous nous trouvons aujourd’hui.

Exploitation et promotion de soi

Fondamentalement, je pense que nous vivons une forme d’exploitation capitaliste, ou de surexploitation capitaliste, qui n’est plus seulement une exploitation marchande. Et nous pouvons donc, dans une certaine mesure, considérer avec nostalgie la période de l’exploitation marchande. Parce que lorsque le capitalisme était lié à l’exploitation marchande, il régnait une forme d’exploitation dialectique, dans laquelle la marchandise impliquait nécessairement les travailleurs·euses: ces derniers·ères devaient produire, et il fallait les exploiter pour produire. La marchandise était séparée des travailleurs·euses, elle était extraite de leur travail. Maintenant, nous connaissons une forme d’exploitation plus directe, qui ne prend pas la forme de la marchandise mais de la promotion.

Pourquoi peux-tu être poussé à travailler pour rien, en particulier si tu es dans le secteur culturel? Parce que tu peux te promouvoir: c’est la rémunération par la promotion. Et cette injonction de nous promouvoir en tout temps devient une seconde nature, semi-­essentialisée, en particulier par le biais des réseaux sociaux, etc. C’est quelque chose auquel nous ne pensons pas. Ce mécanisme conduit au fantasme du capital qui pourrait se passer totalement de travailleurs·euses, puisque c’est lui qui leur rend service en leur fournissant un travail. Comme le travail permet d’accroître «le capital de réputation», alors les capitalistes nous rendent service en nous donnant un travail. Et il ne faut donc pas s’attendre en plus à être rémunéré.

C’est clairement la logique du moment, même si je ne crois pas que ce soit tenable encore longtemps. Elle a atteint un sommet, une sorte de niveau dystopique, et dans quelques années, on se rendra compte à quel point la période que nous traversons aujourd’hui était épouvantable. Il suffit de considérer le degré d’emprise du capital sur les sphères de notre temps et de notre conscience, que les récents développements technologiques ont rendu possible. Tant que les smartphones n’existaient pas, le capital ne pouvait pas nous administrer et nous contrôler 24 h/24 et 7 jours/7. C’est cette plateforme qui a rendu cela possible.

Bien sûr ce n’est pas le seul usage du smartphone, mais le capital nous le donne pratiquement pour rien, parce qu’il permet cette forme de surexploitation dans laquelle les femmes et les hommes ne sont jamais libérés du travail, du spectre du travail ou du spectre de l’anxiété. Mais bien sûr, cela ne veut pas dire que tout le monde ait du travail ; la clé de ce mécanisme ne réside pas tant dans le travail que dans la viabilité même du travail. La différence entre la personne qui n’a pas d’emploi et la personne qui travaille tend ainsi à s’amenuiser.

Peur de manquer quelque chose

La question de la conscience est liée à la question du temps. Or, une forme de panique anxieuse du temps a été instaurée par le capital – en particulier en Angleterre, qui est le leader en la matière. Nous sentons toutes et tous, de plus en plus, que nous n’avons rien le temps de faire. Nous sommes constamment pressés, agités. Le seul moment où nous ne sommes pas anxieux de devoir faire autre chose, c’est lorsque nous savons que nous devons faire autre chose. Le «spasme» numérique des smartphones et la «peur de manquer quelque chose» (FOMO – fear of missing out) en sont le versant post-hédonique (4).

L’autre versant, c’est la crainte d’avoir oublié certaines obligations. Pensez à l’image stéréotypée du temps de la contre-culture psychédélique: le temps se dilate, il se ralentit à mesure que les urgences se dissipent, ouvrant sur un temps de lucidité, sur différentes formes de «voyages». Quelle est donc la nature idéologique de ce cauchemar que nous vivons aujourd’hui en Grande-Bretagne, en 2016? Celle d’une constante anxiété, dominée par les urgences. A quoi ressemblent les cauchemars d’anxiété? Ce sont ces choses que vous devez faire, si bien que vous n’arrivez plus à penser à rien d’autre. Et bien sûr, dès que vous avez fait ces choses, d’autres vous tombent dessus et vous oubliez quelles étaient les précédentes. Et votre vie entière devient une série d’urgences enchâssées les unes dans les autres.

C’est le but stratégique qu’impose cette forme de temps: celui d’une perpétuelle activité dépourvue de fonction. Il y a des gens dont l’activité est de nous faire aimer ça: ce sont les managers·euses «qualité». En réalité, ce surmenage ne vise aucun objectif économique. David Graeber a de nouveau raison lorsqu’il affirme que le néolibéralisme n’est pas une stratégie économique, mais une stratégie avant tout politique. Parce que le spectre de ce temps est obsédant, il vise à subordonner les travailleurs·euses et à détruire tout usage alternatif du temps – généreux et sans pression. Dès lors, ils·elles détestent à tel point leur travail, qu’ils lui préfèrent le chômage.

Ainsi le capital organise une haine des gens à l’aide sociale de façon à ce que la possibilité d’une vie au-delà de ce cauchemar anxieux et insupportable ne puisse plus se faire jour nulle part. L’Angleterre a été si loin dans cette direction, au début de ce 21e siècle, qu’elle est arrivée, mieux qu’aucune autre société dans l’histoire, à éradiquer cette possibilité. C’est cela le moteur des avancées de la droite, qui lui permet d’organiser les gens contre leurs intérêts. C’est bien sûr la mauvaise nouvelle.

L’aube d’une nouvelle vague?

Le capital, le néolibéralisme nous disent: «c’est de votre faute». Le message porté par les médias, c’est que nous pouvons être ce que nous voulons, et que si nous sommes pauvres ou sans emploi, c’est parce que nous n’avons pas travaillé assez dur, et que c’est donc de notre faute. C’est aussi le message des formes dominantes de thérapie mentale que le capitalisme a cherché à imposer: si nous nous sentons déprimés, c’est que nous n’avons pas travaillé assez dur.

La bonne nouvelle, c’est que tout ceci est en train de s’effondrer et que l’on peut voir les symptômes de cet effondrement tout autour de nous. Les certitudes s’effacent, pour le meilleur et pour le pire. Le centre politique s’évanouit, et c’est en partie pour cela que les capitalistes éprouvent une profonde panique. Quelque part, ils·elles savent que le centre, qu’ils·elles avaient conçu comme un point d’appui permanent, s’est effondré maintenant, et qu’il ne reviendra jamais. Le pire est lié au fait que ce tremblement de terre a conduit à l’émergence de l’extrême droite. En particulier, la «crise des migrant·e·s» a fait surgir le spectre terrifiant de ce qu’il y a eu de pire dans l’histoire européenne.

Pour autant, ce qui s’est produit en Grèce, en Espagne, en Ecosse, et même en Grande-­Bretagne avec Jeremy Corbyn, constitue une rupture, une resocialisation dans des conditions de désocialisation radicale. Ce que le phénomène Corbyn a révélé, ce sont des gens qui aiment se réunir en-dehors de chez eux. Avec de tels développements, notre conscience est en train de reprendre le dessus, du simple fait de pouvoir se dire que si nous avons eu des vies de merde, ce n’est pas de notre faute. Les gens développent dès lors leurs propres stratégies et de nouvelles structures.

Une chose tout à fait nouvelle s’est produite: la gauche a appris des choses depuis 2008, tandis que la droite ne semble pas avoir appris quoi que ce soit. Durant toute ma vie, la droite avait toujours eu une longueur d’avance. Or, depuis sept ou huit ans, elle n’a rien appris. De nouvelles formations politiques, de nouvelles pensées, de nouvelles organisations sont en train de naître à gauche. Syriza n’a pas réussi et a pu être battu. Corbyn peut aussi être défait. Mais je crois qu’on peut avoir confiance dans le fait que ces phénomènes sont liés entre eux, qu’il n’y aurait pas eu Corbyn sans Syriza, et que si Corbyn est battu, quelque chose d’autre émergera. Nous sommes au seuil d’une nouvelle vague, sur laquelle nous pouvons commencer à surfer pour aller vers le post-capitalisme.

Mark Fisher

23 février 2016

Transcription et traduction par Jean Batou et Stéfanie Prezioso d’une conférence donnée à Londres, le 23 février 2016, disponible sur Youtube.

  1. David Graeber est un anthropologue, militant anarchiste londonien, très actif dans le mouvement Occupy Wall Street; il a écrit notamment: Des fins du capitalisme: Possibilités I, Paris, Payot, 2014.
  2. Le projet Cybersyn consistait à créer à travers l’utilisation d’un ordinateur les conditions cadres de la gestion des entreprises nouvellement nationalisées ; Eden Medina, «The Cybersyn Revolution», Jacobin, avril 2015 (jacobinmag.com)
  3. Upper Crust est une chaîne de sandwicherie.
  4. FOMO se réfère au syndrome d’anxiété sociale qui touche en particulier les usagers·ères des réseaux sociaux et qui se caractérise par la crainte de manquer un événement important.


Mark Fisher 1968 — 2017

Auteur de plusieurs livres non traduits en français, dont Le résistible héritage de Michael Jackson (2009), Réalisme capitaliste (2009), Spectres de ma vie (2014) et L’étrange et l’inquiétant (2017), Mark Fisher est sans doute l’un des théoriciens de la culture les plus créatifs de ces dix dernières années. Au moment de son suicide, le 13 janvier dernier, il était en train de travailler sur un nouveau titre, Acid Communism, dont la conférence que nous avons transcrite et traduite ici laisse percer certains thèmes.

En 1995, il contribue à la création du collectif étudiant Cybernetic Culture Research Unit, qui avait fondamentalement débouché sur l’idée que «les choses ne pourront aller mieux que lorsqu’elles auront été plus mal, donc rendons les choses pires!».

Dès 2003, il se fait connaître par la tenue du blog de critique culturelle k-punk, «le magazine d’un seul homme, supérieur à la plupart des magazines britanniques». Il parvient à ressusciter l’esprit critique autodidacte et polymorphe de l’âge d’or de la presse rock, traitant de musique, de cinéma, de TV, de politique, etc.

Depuis une dizaine d’années, son discours s’était profondément radicalisé, notamment au travers de son analyse de l’idéologie néolibérale comme validation de l’absence d’alternative au capitalisme, mais aussi comme ensemble de mécanismes visant à diffuser et à reproduire cette affirmation. «Lorsque le présent a renoncé au futur, disait-il, il faut traquer les reliques du futur dans les potentialités non activées du passé». D’où son intérêt récent pour les années 1968.

Ayant lutté contre la dépression pendant de longues années, avant qu’elle ne prenne définitivement le dessus, il s’était efforcé de montrer que sa pandémie actuelle était «le symptôme d’une politique sans cœur et sans espoir». Issu d’un milieu ouvrier, sa passion pour la télévision et la musique pop avait été au fondement de sa perception du monde, convaincu qu’il était que les mutations culturelles pouvaient annoncer de profonds changements sociaux.

«Après des années passées à attendre ce que Fisher avait à dire sur tout et sur rien, son silence va faire mal. La période de crise que nous traversons avait besoin de son esprit, pour sa vision lucide et l’optimisme de sa volonté, qui cherchait et trouvait des éclairs de possibles dans la muraille apparemment imprenable d’un présent verrouillé» (Simon Reynolds, The Guardian, 18 janvier 2017). JB & SP