Etat espagnol

Etat espagnol : Mouvement social et nouvelle gauche

Au sein de l’Etat espagnol, la réaction populaire contre l’austérité qui a commencé avec le mouvement des Indignés (15-M, en référence au 15 mai, jour du début des manifestations en 2011) a permis l’émergence de formations politiques nouvelles bénéficiant d’un large soutien populaire. Podemos est ainsi devenu un nouvel acteur majeur sur la scène politique du pays. Nous avons cherché à en savoir plus avec Josep Maria Antentas, professeur de sociologie à l’université autonome de Barcelone et l’un des principaux dirigeants d’Anticapitalistas, force motrice de l’aile gauche de Podemos.


Pablo OE

En décembre 2015 , pour la première fois depuis la fin de la dictature franquiste en 1977, les élections générales espagnoles n’ont pas donné de majorité parlementaire. Podemos a recueilli environ 20 % des voix, juste derrière le Parti Populaire (PP) (droite conservatrice) et le Parti Socialiste (PSOE). Aucune coalition n’ayant pu se former, de nouvelles élections ont été annoncées pour juin 2016. Avant la tenue de ce second scrutin, Podemos avait conclu une alliance avec la Gauche Unie (IU), une coalition issue des partis historiques de la gauche espagnole. Mais cette nouvelle coalition, appelée Unidos Podemos, n’a pas réussi à mobiliser sa base et le PP a gagné les élections.

Quelles sont les origines du mouvement 15-M et quels ont été ses effets sur la politique de l’Etat espagnol. Comment le mouvement a-t-il influencé l’ascension de Podemos?

Le mouvement 15-M a été un tournant dans la vie politique et sociale espagnole. Même si le 15-M s’est rapidement dissout et a cessé d’exister en tant que mouvement social articulé, il s’est transformé en une myriade d’initiatives qui, prises dans leur ensemble, constituent une sorte de «galaxie du 15-M» puisant son inspiration dans le mouvement.

La rébellion des Indigné·e·s a mis au centre de sa critique l’élite financière et politique – et a choisi la «démocratie» comme mot d’ordre, en lui adjoignant de façon significative l’adjectif «réelle». Cela exprimait une réaction contre l’assujettissement de l’ensemble de la société à l’intérêt d’une toute petite minorité de financiers – avec, en première ligne, la classe moyenne, touchée de plein fouet par la crise. La figure militante emblématique du mouvement était la jeunesse, plus précisément la jeunesse diplômée, dont l’avenir professionnel paraissait bloqué et tiré vers le bas. Mais le mouvement a dépassé cette base de la classe moyenne jeune pour atteindre les quartiers ouvriers et devenir plus hétérogène en termes générationnels et de composition de classe. Le mouvement est sorti du milieu militant traditionnel, dans un contexte de réelle impuissance de la gauche et d’échec face à la dictature de la finance.

Le 15-M ne s’est pas seulement opposé aux pouvoirs du système politique et de la finance, mais également à une gauche, soit complice du projet néolibéral, soit incapable de le combattre. Dans le même temps, le 15-M s’est déployé sur la base des valeurs historiquement associées à la gauche – valeurs qui ont néanmoins été en tension permanente et parfois en contradiction avec la pratique de la gauche elle-même. En ce sens, l’«événement du 15-M» a changé les termes du débat et du paysage politique en plaçant les élites sur la défensive. La passivité, l’apathie et la résignation, jusqu’alors dominantes, ont été suivies d’une période de grande politisation, bien que partielle et contradictoire. En d’autres termes, le 15-M a aidé à changer le «sens commun» hégémonique, dans le sens que donnait Antonio Gramsci à ce terme.

Le 15-M a mis sur la table, sans les résoudre, des questions de stratégie, auxquelles il n’avait pas de réponse lui-même. Mais le débat est allé au-delà de ce que le mouvement pouvait offrir. La naissance de Podemos, en janvier 2014, a ainsi marqué un tournant stratégique significatif – un saut en direction de la politique électorale. Un changement réel de paradigme s’était insinué progressivement, de 2012 à 2014, sous le jeu de trois facteurs: l’aggravation de la crise financière durant l’été 2012, à cause de la faillite de la banque Bankia et de la mise en place du «plan d’aide» au système bancaire ; la montée de Syriza aux élections de mai et juin 2012 en Grèce ; et la perception des limites de la résistance sociale.

Les hypothèses stratégiques qui prévalaient encore dans les années 1990 et 2000 – changer le monde sans prendre le pouvoir, créer des espaces de liberté et s’engager dans le militantisme social tout en ignorant la politique partisane et électorale, s’engager dans le lobby institutionnel des ONG – sont simplement apparues comme dépassées. Ces stratégies se sont révélées insuffisantes pour donner une réponse à la crise politique. Petit à petit, l’idée selon laquelle il était également nécessaire de descendre dans l’arène électorale a commencé à prendre de la force, bien que de façon vague.

Il faut souligner que Podemos n’est pas le parti du 15-M et ne s’en est jamais réclamé. Il n’est ni une émanation organique du mouvement, ni sa conséquence inévitable. Il est plutôt le produit des choix politiques particuliers d’un groupe de gens – le courant Izquierda Anticapitalista (Gauche Anticapitaliste), devenu par la suite Anticapitalistas, et une poignée de militant·e·s autour de Pablo Iglesias, fortement influencé·e·s par les expériences «bolivariennes» latino- américaines. Tou·te·s entendaient proposer quelque chose qui dépassait la simple gestion de la crise, la concevant comme une opportunité vitale pour la rupture.

Pour autant, Podemos n’aurait pas existé sans le mouvement 15-M et les combats contre l’austérité de 2012 et 2013 qui ont créé les conditions du développement d’un projet politique comme celui-ci. Cette initiative n’aurait pas existé non plus sans le bon sens stratégique de ses fondateurs.

Le mouvement pour l’indépendance de la Catalogne a posé un défi à Podemos. Qu’est-ce qui se joue dans le débat autour de ladite «question nationale», à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du parti?

La nature multinationale de l’Etat espagnol et la montée du processus d’indépendance de la Catalogne ont constitué l’un des défis majeurs pour le projet de Podemos. Ce parti a été forcé de réconcilier son discours national-populaire avec la reconnaissance de la réalité multinationale de l’Etat espagnol – réalité qui n’a d’ailleurs jamais était aussi clairement reconnue par les partis traditionnels, symboliquement ou de façon explicite, que par Podemos.

Podemos a cependant opéré de nombreux zigzags sur la question spécifique de l’indépendance catalane. Avant les élections européennes de mai 2014, il a défendu l’organisation d’un référendum sur l’indépendance de la Catalogne. Il s’est ainsi fortement différencié du gouvernement espagnol et d’autres secteurs puissants de la société, très hostiles à cette initiative. Mais après son succès électoral, Podemos a commencé à reculer sur la question de la défense du référendum catalan.

Il s’en est suivi une phase erratique, marquée par de nombreux changements de positions qui ont accentué cette ambiguïté. Cela a abouti à un fiasco aux élections catalanes du 27 septembre 2015. Ensuite, il y eu un nouveau retournement, et Podemos a participé à la construction d’une large coalition plurielle en Catalogne – «En Comú Podem», dirigée par Ada Colau, actuelle mairesse de Barcelone et ancienne porte-parole du mouvement anti-expulsions [ndlr. Cela signifiait que Podemos allait se ranger de nouveau du côté du référendum sur l’indépendance de la Catalogne].

Au-delà de la question nationale, la décision de Podemos d’adopter un discours «patriotique» a constitué une autre difficulté. Les symboles nationaux espagnols (y compris le drapeau et la notion même de «patrie», ou de pays d’origine) a été l’apanage de la droite depuis la guerre civile au moins. Par conséquent, la tentative de Podemos de redonner du sens au concept de «Patria» pour évoquer une vision démocratique et multinationale est apparue plutôt artificielle.

Quelle est la position de Podemos sur la dette?

L’Etat espagnol a enregistré une dette publique de l’ordre de 99,2% du PIB en 2015, et cette dette a atteint un record historique de 99,3% en 2014. Il faut tout d’abord dire que Podemos a développé une conception particulière de la politique, selon laquelle la question du programme est tout à fait secondaire par rapport à celle de la mobilisation de l’électorat.

En fait, lors de chaque élection à laquelle Podemos a participé (les élections au Parlement européen de mai 2014, les régionales de mai 2015 et les législatives de décembre 2015 et de juin 2016), son programme a substantiellement changé en faveur d’une approche plus modérée. Abandonnant toute proposition jugée trop «radicale», Podemos a évité de s’engager publiquement en faveur de déclarations programmatiques fermes, et n’a fait aucun effort pour préciser son projet politique – encore moins pour clarifier les contours d’un gouvernement anti-austérité. Il n’a pas non plus travaillé à populariser des revendications de masse, ce qui aurait pu servir de levier pour la mobilisation et le combat politiques.

Le programme de Podemos a été peu substantiel – «liquide», pour reprendre l’expression célèbre de Zygmunt Bauman. Dans le même temps, au cours de ces deux dernières années, les dirigeant·e·s de Podemos ont formulé de façon répétée des propositions contradictoires. Voilà le contexte qu’il faut avoir en tête pour comprendre la position de Podemos sur la dette. Au départ, il défendait un audit citoyen, mais par la suite, cette demande a été enterrée en faveur d’une position de renégociation et de restructuration de la dette.

Dès lors, Podemos n’a pas vraiment présenté de position cohérente sur cette question. Par exemple, juste avant les élections du 26 juin, la Commission Européenne a annoncé que le nouveau gouvernement espagnol serait dans l’obligation d’effectuer des coupes massives dans les dépenses publiques. Pourtant, Pablo Iglesias ne s’est pas prononcé explicitement contre la logique des coupes budgétaires. Il a simplement mis en évidence le fait que la réduction du déficit exigée pouvait être faite sans toucher aux services publics de base si les recettes de l’Etat augmentaient grâce à un système fiscal plus efficace.

Podemos a émergé grâce à un mouvement de protestation prônant une idéologie horizontale, en principe absente des partis traditionnels de gauche. Est-ce que l’institutionnalisation du mouvement incarnée par Podemos a coupé court à cette expérimentation en limitant l’espace d’opposition au sein du parti?

Dès sa fondation, deux projets ont coexisté au sein de Podemos. Le premier, incarné par Anticapitalistas, était celui d’un «parti-mouvement» en harmonie avec l’héritage et la culture du 15-M, basés sur la démocratie et la participation internes dans un esprit de rupture. Mais c’est le second projet qui a prévalu: d’inspiration «populiste», autour de Pablo Iglesias et d’Íñigo Errejón, pour lesquels la démocratie interne et la participation de la base n’avaient aucun rôle à jouer, et qui était uniquement centré sur la victoire électorale à court terme.

Le modèle de ce parti a été officiellement confirmé par le congrès fondateur de Podemos à Vistalegre, en octobre 2014. S’est alors mise en place ce que Errejón a appelé une «machine de guerre électorale», fermant la porte à toute tentative d’expérimentation organisationnelle. Podemos a été structuré comme un parti uniquement centré sur la compétition électorale et la communication politique. Il a complètement négligé la nécessité de s’enraciner dans une base syndicale, dans des organisations communautaires et des mouvements sociaux.

Cette machine de guerre électorale est une structure très hiérarchique et centralisée, avec des directions locales et régionales faibles – les dirigeant·e·s régionaux ont souvent été promu·e·s sur la base de leur loyauté à la direction centrale du parti, dont ils·elles sont politiquement et matériellement dépendant·e·s. Les instances de prise de décision ont été élues selon des procédures non proportionnelles visant à exclure les minorités. Par conséquent, les instances internes, loin de constituer des organes pluriels de synthèse des points de vue politiques, sont devenues partout l’expression de la fraction dominante.

Dans ce cadre, les branches locales (les «cercles») ne jouent aucun rôle ; elles ont été cantonnées à l’organisation de campagnes électorales. Elles ne sont jamais devenues des lieux réels de débat politique, ni des lieux d’organisation du travail politique quotidien. Il en a résulté une formation dominée par une équipe politique et de communication centralisée et puissante, qui repose sur une structure organisationnelle très fragile. Les crises internes dans les instances locales et régionales sont récurrentes: il n’y a que très peu de cadres politiques appréciés, et le parti est peu présent dans la vie sociale en dehors de sa capacité de communication de masse.

Tout parti organisé en un laps de temps si court, et qui a connu un tel succès électoral, aurait traversé les mêmes types de problèmes, mais le modèle de parti adopté par Podemos les a amplifiés. Suite à la décision d’Iglesias de remplacer le secrétaire de l’organisation en mars, il y a eu des améliorations concrètes et un meilleur climat de travail s’est instauré. Reste que le modèle de parti doit entièrement changer.

Comment expliquez-vous les mauvais résultats de Podemos aux dernières élections, marqués par la perte d’un million de voix par rapport au premier scrutin?

Dans une perspective historique large, Unidos Podemos – l’alliance entre Podemos et le parti plus petit de la Gauche Unie – a été un succès. En fait, cela a montré la transformation profonde du système partisan traditionnel au sein de l’Etat espagnol – jamais une force politique telle qu’Unidos Podemos n’avait reçu un soutien électoral aussi puissant. Néanmoins, à court terme, les résultats ont été en deçà de ce qui était possible et attendu. L’alliance a perdu l’occasion d’achever pour de bon le système bipartisan espagnol. Entre le premier scrutin de décembre 2015 et le second de juin dernier, Podemos a en effet émis trop de messages contradictoires.

A plusieurs reprises, les électeurs·trices ont vu les dirigeants de Podemos dire une chose et faire le contraire: rejeter une alliance de gauche pour ensuite la réaliser avec Gauche Unie ; affirmer qu’ils ne formeraient jamais de gouvernement avec le PSOE pour lui offrir juste après leur soutien ; refuser l’étiquette de «gauche» et accepter par la suite celle de «sociale-démocrate». L’effet cumulatif de ces messages contradictoires n’est pas seulement de désorienter la base sociale du parti, mais aussi de donner l’impression que Podemos est une force peu sérieuse, qui change sa politique en fonction du moment. Cela a décrédibilisé le parti.

Pire, Podemos a fait une campagne modérée et timide, visant davantage à attirer l’électorat peu convaincu qu’à mobiliser sa propre base sociale. Podemos a traditionnellement été une force audacieuse dans le champ électoral. Mais cette fois-ci, le parti a fait une campagne conservatrice pour ne prendre aucun risque. Et cela n’a pas marché. Unidos Podemos a perdu un million de voix en comparaison à ce que Podemos et Izquierda Unida avaient obtenu séparément lors du premier scrutin, en décembre. Une bonne part de ces électeurs·trices s’est abstenue, les autres partis n’en ont pas bénéficié. Unidos Podemos a clairement échoué à mobiliser sa base électorale lors du second scrutin.

Depuis juin, Errejón dit qu’il est nécessaire que Podemos aille au-delà d’une machine de guerre électorale et se développe en tant que «mouvement populaire». Mais il entend ce «mouvement populaire» dans des termes culturels – comme stratégie visant à gagner l’hégémonie sur le long terme, et comme complément au travail électoral. Encore une fois, la lutte sociale, pour ne pas mentionner l’auto-organisation, est absente.

Pour sa part, Iglesias souhaite, qu’après les élections de juin, Podemos passe d’une «armée partisane» à une «armée régulière». Les conséquences politiques concrètes de cette formulation ne sont pas claires, et il est probable que Podemos change soudainement de braquet, comme c’est souvent le cas depuis sa formation. Il semble toutefois qu’il y ait une volonté commune de la part de la direction du parti de modérer davantage encore ses positions pour accroitre sa crédibilité gouvernementale et institutionnelle, particulièrement auprès d’électeurs·trices potentiels, qui sont encore méfiants vis-à-vis de Podemos.

En réalité, je pense que le parti devrait suivre une tout autre direction. Podemos doit en permanence montrer qu’il représente un type de parti différent – un parti qui fait les choses différemment, qui dit ce que les autres ne disent pas, qui a un discours et une pratique cohérents. La question n’est pas de s’enfermer dans l’alternative classique: force gouvernementale ou force d’opposition, mais de discuter de quel type de crédibilité on a besoin et comment on peut l’obtenir. Les partis traditionnels ne sont pas particulièrement crédibles: si on agit comme eux, cela ne sera donc pas d’un grand secours.

Quels effets a eu l’expérience de Syriza en Grèce sur Podemos?

Le gouvernement Tsipras a fait le contraire de ce qu’il fallait faire. Il a capitulé rapidement et presque sans combattre. Il a dû faire face à de réelles difficultés, avec des forces très puissantes qui agissaient contre lui. Mais Tsipras a refusé d’être courageux, de donner vie aux promesses radicales du parti. Il n’a jamais eu de Plan B, sauf à espérer une quadrature du cercle ; et sans un Plan B, il n’y a pas de Plan A. Il est maintenant devenu une caricature de lui-même. En moins d’un an, il a enterré les espoirs de changement, il s’est plié aux pouvoirs financiers et a poignardé ses militant·e·s dans le dos.

L’histoire a maintes fois montré que le fossoyeur du futur peut venir des rangs du camp du peuple. Quand cela arrive, les conséquences sont dévastatrices. Il est quasiment impossible de contenir la désorientation et la confusion qui s’ensuivent, et cela prend du temps pour s’en remettre. C’est exactement ce que cherchait la Troïka. Podemos a donc fait une grande erreur en offrant son soutien à Tsipras, et il s’est retrouvé sans argument quand ses adversaires politiques pointent du doigt l’exemple de Syriza et disent: «Vous voyez… Ce n’est pas possible de gouverner d’une autre façon».

La situation grecque n’était pas facile à gérer pour Podemos. Admettre que Syriza avait capitulé n’était pas agréable, mais prétendre qu’il ne s’était rien passé et que tout allait très bien était encore pire. Podemos aurait dû essayer d’émettre deux messages stratégiques à propos de la Grèce. D’abord, que le changement était possible mais complexe, et que voter pour un parti anti-austérité ne suffisait pas – il fallait aussi mobiliser et s’organiser. Ensuite, que Podemos était engagé de façon inébranlable aux côtés de la majorité des peuples de l’Etat espagnol, et donc qu’il n’hésiterait pas à prendre ses distances vis-àvis de forces politiques proches, comme Syriza, si elles prenaient un mauvais chemin.

Il est possible que cette approche de la situation grecque n’aurait pas permis à Podemos de gagner de nombreux électeurs·trices. Mais au moins, cela aurait permis de mieux positionner le parti pour la lutte à moyen et long terme. En réalité, la situation grecque n’a suscité aucun débat au sein des organisations représentatives de la gauche espagnole – y compris au sein de Podemos, ou de la Gauche Unie, ni parmi les forces qui ont gagné les élections municipales du 24 mai 2014 à Madrid, Barcelone, Saragosse, La Corogne et d’autres villes.

Pourquoi cette opportunité a-t-elle été manquée?

Tout d’abord, les organisations de la gauche espagnole manquent, dans leur action quotidienne, de pratiques internationalistes concrètes, et les directions ne sont pas intéressées par ce qui se passe dans d’autres pays européens.

Deuxièmement, la priorité accordée aux taches à l’échelle de l’Etat espagnol entrave leur capacité à traiter des problèmes qui ne sont pas d’ordre immédiat. L’intensité de la crise politique espagnole et les élections en série sont là pour rappeler que l’urgent dominera toujours le nécessaire.

Troisièmement, au sein de Podemos, il y a eu un refus de voir la réalité grecque telle qu’elle était. Le retournement pro-mémorandum de Syriza a été vu comme temporaire, en attendant un tournant anti-austérité, le jour où l’équilibre des forces serait plus favorable. L’idée a également prévalu que les choses ne sont pas les mêmes dans le contexte espagnol, parce que l’Espagne est un Etat plus puissant que la Grèce: un gouvernement de gauche y serait donc capable de négocier dans de meilleurs termes avec l’Union Européenne.

Pourquoi autant de monde continue à voter pour un parti aussi corrompu et discrédité que le Parti Populaire (PP), qui a gagné les élections récemment?

Le PP a réussi à utiliser le spectre d’une possible victoire de Unidos Podemos pour mobiliser le vote conservateur autour de lui, au détriment de Ciudadanos, un nouveau parti néolibéral, promu artificiellement par les médias au rang d’alternative aux partis traditionnels de droite. A cela, il faut ajouter l’effet du Brexit. Le référendum sur le Brexit a eu lieu à un moment décisif, à la fin de la campagne électorale, et il a été présenté de façon apocalyptique par les médias. Cela a favorisé un climat de peur qui a conduit de nombreux électeurs·trices à soutenir le PP à cause de son engagement supposé en faveur du maintien de l’Espagne dans l’Union Européenne.

En plus de tout cela, quand on analyse la force électorale du PP, il est important de ne pas oublier le facteur générationnel. La majorité des électeurs du PP sont des personnes plutôt âgées. Ce n’est pas un problème pour le PP à court terme – après tout, il opère dans un pays qui connaît un taux d’abstention très élevé parmi les jeunes. Mais à plus long terme, le manque de contact avec les nouvelles générations est un problème pour tous les partis politiques.

Quelle est votre position sur les récents événements au Royaume-Uni et sur le Brexit? Est-ce qu’un nationalisme de gauche pourrait être une solution progressiste aujourd’hui?

Le référendum pointe vers de nombreux paradoxes et contradictions. Le Brexit est un coup pour le capital financier britannique, tout comme pour les autres classes au pouvoir en Europe, dont le projet d’intégration continentale est maintenant confronté à une nouvelle crise. Dans le même temps, la campagne pro-Brexit a été dominée par des forces réactionnaires et xénophobes qui se sentent confortées par leur victoire et sont maintenant capables de fixer l’agenda politique britannique dans le court terme. Cependant, le référendum pourrait aussi raviver le processus d’indépendance en Ecosse, ce qui contribuerait à l’affaiblissement de l’Etat britannique dans le futur.

La gauche britannique était hors-jeu, forcée de faire compagne soit pour le Lexit, un Brexit progressiste mais sans réelle chance de faire contrepoids à la campagne réactionnaire en faveur du Leave, soit pour le maintien du Royaume-Uni dans l’UE, tout en critiquant en même temps l’européisme officiel et l’Union européenne.

La gauche européenne, particulièrement la gauche euro-méditerranéenne, doit sérieusement aborder la question européenne. Nous devons développer une critique systématique de l’ensemble du projet de l’UE, mais sur une base internationaliste qui se confronte ouvertement à la droite xénophobe, sans aucune nostalgie pour l’Etat-national keynésien.

La leçon grecque est claire: rompre avec le cadre de l’UE est crucial pour tout gouvernement anti-austérité. Les propositions de réformer l’Union européenne ou de négocier un agenda plus flexible avec les autorités européennes constituent une impasse stratégique. La gauche doit mettre en avant une alternative basée sur la souveraineté par en bas et sur la solidarité internationale, sans s’accrocher à l’espoir futile de réforme de l’UE. Dans le cas espagnol, la majorité des forces de gauche ont des analyses insuffisantes au sujet de l’Union européenne et semblent stratégiquement désarmées. Podemos esquive le problème et refuse d’aborder concrètement la question de l’UE.

De toutes les limites programmatiques de Podemos, celle-ci est à mon sens la plus importante et la plus urgente à dépasser. Si jamais un gouvernement dirigé par Podemos voyait le jour, cette croyance futile en un compromis improbable avec la Troïka pourrait pousser le gouvernement dans un cul-de-sac assez semblable à celui auquel a été confronté Syriza en Grèce.

Entretien réalisé par George Souvlis pour la revue US en ligne Jacobin, paru le 22 août 2016 (jacobinmag.com). Traduction française de Marlène Rosano-Granges pour la revue en ligne Contretemps, abrégée et révisée par notre rédaction.