Euro 2016

Euro 2016 : Un football forcément politique

La dernière publicité Nike, sortie dans le cadre de l’actuel championnat européen de football, montre le monde du ballon rond comme un univers inclusif où chacun peut devenir Cristiano Ronaldo s’il fait les efforts suffisants: un jeune anglais se cogne contre la star portugaise et les deux individus échangent leur corps et leur personnalité. Chacun devra redoubler d’efforts mais tous deux parviendront à se retrouver lors de l’achèvement de leur quête: participer à l’euro. Ce discours, dont la marque a déjà fait usage, s’inscrit dans une trame idéologique capitaliste, à savoir la valorisation de l’effort individuel dans le cadre du mythe de l’égalité des chances. Football et politique semblent ici bien indissociables. C’est également le cas lorsqu’on aborde les pratiques des associations internationales ou encore le foot business.

«Peut-on être de gauche et aimer le football?» se demandait la revue Mouvements en 2014 en partant d’un constat peu optimiste: «concilier militantisme (féministe, anticapitaliste, décroissant, internationaliste, anti-islamophobe, etc.) et amour du football semble chaque jour un peu plus difficile. Force est de reconnaître que le football mondialisé et marchand est l’un des outils qui défait la société plus qu’il ne fait société, servant de support à de multiples formes de domination, de discrimination, d’exclusion et de marchandisation. » 1

Effectivement, même si des lieux d’émancipation restent possibles à la marge, le football, tel qu’il est servi actuellement de façon dominante, possède de nombreux traits qui le rendent détestable tant l’homophobie, le racisme, la misogynie et la marchandisation semblent lui être définitivement accolés. On peut apprécier une action du milieu de terrain français Dimitri Payet comme on le fait pour un verre de coca, il n’empêche que la prise de conscience de leurs composantes néfastes et des pratiques nuisibles qu’ils impliquent, donne envie de les boycotter tous deux. Alors que le football, avec le championnat d’Europe des nations, occupe une fois de plus la première place dans les médias et prétend parfois vouloir faire se taire les mouvements sociaux, nous republions ici différents articles revenant sur les liens entre politique et football. PR

1 «Éditorial», Mouvements nº 78, 2014, p. 7.

Le football comme forme du politique

Les réitérations discursives ont, tant dans l’environnement politique que dans celui du sport, force de preuves. Ainsi chacun verse, concernant la pratique sportive, dans la posture la plus vulgaire, affirmation d’un soi-disant désir collectif général et unanime. Le dernier exemple de cet état de fait, et qui peut servir d’analyseur du système, est constitué par le choix du pays qui organise le Championnat d’Europe des nations de football 2016. Pour cette occasion, le 28 mai 2010, Nicolas Sarkozy, devant le comité de sélection de l’UEFA (Union Européenne de Football Association), a plaidé en faveur de la candidature française à l’organisation de ce Championnat. Cette candidature semble, comme le rappelle Sarkozy lui-même, avoir fait l’objet d’une étude stratégique en fonction de moyens et de finalités à visées économiques, politiques et idéologiques.

Ainsi déclare-t-il: «Nous, nous pensons en France que le sport est une réponse à la crise. C’est justement parce qu’il y a une crise, qu’il y a des problèmes, qu’il faut mobiliser tout le pays vers l’organisation de grands événements» a-t-il déclaré «et qu’est ce qu’il y a de plus fort que le sport et, à l’intérieur du sport, qu’est-ce qu’il y a de plus fort que le football? […] C’est une décision pour nous stratégique qui engage tout le pays face à la crise […]. Ce n’est pas un engagement de la Fédération, ce n’est pas un engagement de la Ligue, c’est un engagement de tout un peuple[…] Il n’y a pas la gauche et la droite, il n’y a pas le sud et le nord, il n’y a pas l’est et l’ouest, il y a tout un pays mobilisé pour avoir cet événement» 2.

Pour comprendre ce que représente une Coupe du monde […], il faut comprendre la posture de Sarkozy face au sport, particulièrement le football.

Le football comme réponse à la crise

La banalité du discours n’a d’égale que son efficacité politique et sans doute sa dangerosité. Lorsque Sarkozy déclare: «Nous, nous pensons en France que le sport est une réponse à la crise. C’est justement parce qu’il y a une crise, qu’il y a des problèmes, qu’il faut mobiliser tout le pays vers l’organisation de grands événements», nous percevons la nécessité de créer une identité basée sur un désir collectif de transformation de la société afin de répondre aux difficultés que la crise économique et politique fait émerger, particulièrement au sein des populations les plus vulnérables.

Mais il est sans doute nécessaire, pour interpréter ce discours, de plonger dans le contexte politique français et dans la structure des réponses à la crise apportées par Nicolas Sarkozy et le gouvernement de François Fillon. Que faut-il comprendre par «c’est justement parce qu’il y a une crise, qu’il y a des problèmes, qu’il faut mobiliser tout le pays vers l’organisation de grands événements»?

Sans doute faut-il admettre que le pays, entré en récession, va connaître une période de rigueur économique et budgétaire susceptible d’agresser une partie non négligeable de la population. N’est-ce pas le sens des décisions prises dans le cadre de la LOLF (loi organique relative aux lois de finances) et de la RGPP (révision générale des politiques publiques) qui visent, sous couvert d’économie budgétaire, à la destruction des services publics d’éducation, de santé, des transports, des énergies, de la gestion des eaux? Il en va de même pour ce qui concerne le débat sur l’âge de la retraite et le nombre d’anuités de cotisation. Dans ce cadre, dans cette dimension politique, les «grands événements» sportifs sont les spectacles évoqués par Guy Debord qui écrivait que «le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images» 3. Il existe donc au travers des événements, de leur spectacularisation, non pas seulement des images en tant que celles-ci seraient hors de la vie mais un processus, «un rapport social» que les images permettent de porter à connaissance et de développer.

L’accumulation des images/spectacles concourt à l’éloignement du vécu par la réitération permanente de la situation spectaculaire ce qui fait que dorénavant, «toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles» 4.

Le football spectacle

Le spectacle fait donc société, tout en étant une partie de celle-ci et, comme le signale Guy Debord, en participant, instrumentalement, de son unification. Mais «en tant que partie de la société, il est expressément le secteur qui concentre tout regard et toute conscience. Du fait même que ce secteur est séparé, il est le lieu du regard abusé et de la fausse conscience» 5.

Du regard abusé à la fausse conscience 6, le spectacle dissimule l’essence sociétale derrière des images qui se substituent à la réalité quotidienne de l’Homme moderne et au fondement du processus capitaliste de production. Cet Homme devient alors l’objet passif du quotidien car «le spectacle se présente comme une énorme positivité indiscutable et inaccessible. Il ne dit rien de plus que ‹ ce qui apparaît est bon, ce qui est bon apparaît ›. L’attitude qu’il exige par principe est cette acceptation passive qu’il a déjà en fait obtenu par sa manière d’apparaître sans réplique, par son monopole de l’apparence» 7.

Cette passivité est l’instrument indispensable à l’élaboration d’un regard abusé, de la fausse conscience et de la fausse identité. Le détournement de la réalité n’est possible que dans la passivité acceptée face au spectacle. C’est en tant que divertissement, donc détournement, que «les grands événements» sportifs, particulièrement footballistiques, participant de la société du spectacle, adviennent en tant qu’instruments de l’élaboration idéologique, active et passive. En ce sens la société du spectacle et l’idéologie du divertissement ne reposent pas sur le modèle de la pièce de théâtre […] mais sur la marchandisation de la vie dans sa globalité.

La puissance idéologique du spectacle est telle que Nicolas Sarkozy évoque tout d’abord le soutien de «tout un peuple», accélérant la marchandisation idéologique des populations puis affirme, avec raison, que le pays, en pareille occasion, ne connaît plus ni de droite ni de gauche ce qui, pour le personnel politique semble confirmé par les déclarations du maire socialiste de Paris, Bertrand Delanoë. Ce dernier, à la suite de tous les élus UMP, espère que cet événement sera «celui de la convivialité, de la fête, des émotions et des valeurs partagées» 8, alors que Martine Aubry estime que cette désignation est «un honneur» 9.

Des dépenses au profit de certains

C’est en se reposant sur ces bases que le pays s’apprête à utiliser des budgets publics pour la rénovation ou la construction de stades. 1,7 milliard d’euros seraient paraît-il nécessaires pour cette opération, mais l’histoire montre que ces estimations sont souvent sous-évaluées. 10

[…] Nicolas Sarkozy avait-il cela en tête lorsqu’il copinait avec les anciens joueurs de football que son Zidane, Karembeu ou Djorkaeff? Arnaud Lagardère, ami du Président, fils de Jean-Luc et président du groupe Lagardère ne l’a pas oublié, lui qui déclare le 1e juin que l’organisation du Championnat d’Europe des nations «tombe vraiment bien» pour ses affaires. 11 Le marché sportif est évalué aujourd’hui à plus de 100 milliards de dollars, il est, comme le rappelle Lagardère, «l’un des rares marchés en croissance». Il ne s’agit donc plus pour les hommes d’affaires de se comporter en mécènes mais de faire du sport l’une des branches les plus actives, proportionnellement l’une des plus rentables de l’économie mondiale.

Le football, particulièrement la Coupe du monde, possède une dimension politique de dépolitisation des masses, et permet une appropriation par le capital de l’ensemble des espaces économiques, géographiques et sociaux. Il semble donc logique que les institutions politiques participant du développement capitaliste participe du développement footballistique. En cela le discours sur le sport participe des stratégies de domination. […]

L’ornement des masses

L’abrutissement généralisé des populations les constitue en masse ou, comme l’a écrit Hannah Arendt, en «populace moderne toujours plus nombreuse – c’est-à-dire les déclassés de toutes les couches sociales» 12 qui ne se retrouvent que dans la grégarisation de la vie qui se répand au travers des stades, des fêtes hallucinées (rave-party) ou des fêtes d’Etat (Nuits blanches, Fête du cinéma, Fête de la musique, etc…). […]

L’équipe de France de football pluriethnique et unie n’est plus qu’un pauvre fantasme. Les joueurs se déchirent au rythme de leurs intérêts individuels et cela met en lumières les erreurs conceptuelles de ceux qui essaient de repriser les béances que la violence de la compétition institue et des sociologues qui, nombreux·euses, n’imaginaient pas que la compétition, pour sportive qu’elle soit, reste capitaliste. La chasse au bouc émissaire, victime expiatoire, participe de ce spectacle en donnant aux fauves médiatiques la substance permettant de digérer tout le reste. Le spectacle, l’ornement de la masse, comme le nommait Siegfried Kracauer, peut encore fédérer de manière grégaire, mais la lucidité ne peut plus être absente des détours politiques que cet ornement prend pour générer une domination toujours plus grande en France comme ailleurs.

Patrick Vassort

Article paru sur le site de Contretemps (contretemps.eu) dans le cadre de la Coupe du Monde de 2014. Adaptation et intertitres de notre rédaction.

  1. lepoint.fr, 28 mai 2010.
  2. Guy Debord, La Société du spectacle, Paris, Gallimard, 1996, p. 4.
  3. Ibidem, p. 3.
  4. Ibidem, p. 4.
  5. Joseph Gabel, La Fausse conscience, Paris, Les Editions de Minuit, 1962.
  6. Guy Debord, La Société du spectacle, op. cit., p. 7.
  7. L’Equipe, 29 mai 2010.
  8. Ibidem.
  9. Patrick Vassort, Sexe, drogue et mafias. Sociologie de la violence sportive, Bellecombe-en Bauges, Le Croquant, 2010.
  10. L’Equipe, 1e juin 2010.

Sur le football et l’aliénation

Entretien avec Sergio Levinsky.

Sergio Levinsky est notamment l’auteur de Maradona, rebelde con causa (8 éditions), El negocio del fútbol et El deporte de informar. En 1996, il a reçu le Prix National de Journalisme et Santé du Laboratoire Merck, Sharpe&Dohme.

Luis Martinez Le pouvoir de rassemblement, ainsi que l’euphorie que provoque le football font que certain·e·s intellectuel·le·s le comparent avec le phénomène religieux. On parle des sommes qui sont en jeu et de la violence qu’il déchaîne. Un nouvel opium pour le peuple, un divertissement politique de plus, une autre cause de ségrégation sociale… Quelle relation faîtes-vous entre la dynamique du football et sa marchandisation?

Sergio Levinsky Il est évident que dans cette phase ultime d’hyper-professionnalisation, le football est une industrie sensationnelle, une sorte de machinerie infernale qui aspire tout et acquiert un statut quasi-religieux.

Sans aucun doute, la crise des valeurs et des croyances laisse place au football pour générer une adhésion particulière, à partir de la représentativité qu’offre un maillot, un club d’appartenance. Les stades peuvent être conçus comme de nouveaux temples modernes. Même la façon de lever la coupe après une victoire s’apparente à un acte liturgique.

Le fait de jouer chaque semaine voire plusieurs fois par semaine, le fait que les joueurs soient jeunes et réels, créent une complicité très particulière avec les protagonistes. Il me semble que le football, d’une distraction, s’est imposé en style de vie ; dans plusieurs pays, notamment en Amérique latine, le football est un point central de l’agenda quotidien. Mon pays, l’Argentine, utilise le football comme axe central de la culture populaire. Par exemple: «Patear la pelota afuera» signifie laisser de côté un sujet sur lequel nous ne voulons pas discuter (c’est l’équivalent de l’expression française «botter en touche»), «dejar la pelota picando en la línea» (longer la ligne) signifie faciliter la réponse à quelqu’un, «dejarlo en offside» (laisser en hors-jeu) signifie mettre quelqu’un en évidence.

Par ailleurs, en Amérique Latine, en Afrique ou en Asie, durant la coupe du monde les examens sont suspendus dans les écoles ou les collèges, les spectacles et même les transports publics sont arrêtés. Enfin, dans beaucoup de pays, le football en arrive à représenter le principal mécanisme d’ascension sociale. Le football permet d’échapper à un système injuste, et, parfois, de devenir millionnaire, voire un représentant du peuple susceptible d’obtenir une reconnaissance publique dans le monde entier, grâce aux mass-médias. Sans aucun doute, le moment de croissance majeure du phénomène commence avec le mariage du football et de la télévision.

Max Weber souligne que les chefs ou les dirigeants religieux jouent un rôle prophétique, autrement dit, ils déclenchent mouvements ou ruptures dans le système social. En ce sens, permettez-moi d’évoquer la scène de Pelé qui a fait la publicité de MasterCard ou Maradona qui a participé à la marche anti-Bush. Comment observez-vous le lien entre le caudillisme sportif et le clientélisme politique en Amérique latine?

C’est vrai à un certain niveau. Comme je l’ai dit, le football est plus qu’un simple divertissement – comme pourrait l’être le cinéma, le théâtre, la musique, entre autres – de par ses éléments liturgiques adaptés à l’ère des mass-médias qui augmentent la visibilité des protagonistes et permet à des millions de personnes frustrées de leur situation personnelle (économique et sociale) de trouver dans le football un mode de rédemption et de triomphe symbolique.

Votre question fait référence à deux chemins possibles: d’un côté, Pelé qui est déjà subsumé par une machinerie industrielle infernale et, d’un autre côté, Maradona qui se rebelle en utilisant et en dénonçant avec tout son pourvoir médiatique la perversité du système. George Weah aurait pu devenir président du Liberia, de même que plusieurs footballeurs qui se sont reconvertis dans la politique ou ont créé des associations d’aide aux populations pauvres et marginales.

Le phénomène du hooliganisme a provoqué de nouvelles divisions entre individus, c’est-à-dire qu’il a produit l’illusion selon laquelle l’ennemi d’un·e supporter·trice est le·la supporter·trice d’un autre Club. L’industrie sportive et les propriétaires des Clubs et des chaînes de télévision consolident leur position en tant que classe dominante tandis que les supporters·trices qui sont finalement des ouvriers·ières, des étudiants ou des chômeurs·euses luttent entre eux à cause d’une identité manipulée. Les supporters·trices et les ultras ne se rendent pas compte qu’ils·elles pourraient s’unir pour exiger, non l’amélioration du football-spectacle, mais sa destruction, posant ainsi une pierre à l’édifice révolutionnaire.

Dans un système pervers comme celui du football-spectacle, il est difficile d’imaginer une union des supporters·trices pour exiger une amélioration du spectacle. Cela pourrait arriver, et de fait c’est arrivé, avec des groupes minoritaires dans les pays développés – où il existe un niveau culturel. Il faut prendre en compte le fait que la violence dans les stades, en effrayant l’incite à rester devant la télévision au lieu d’aller au stade, de sorte que les grandes chaînes de télévision qui possèdent les droits de transmission, comme Televisa, Tv Globo ou Torneo y Competencias profitent indirectement de cette violence. […]

Justement, en réfléchissant aux éléments religieux que vous avez évoqués, comment jugez-vous la relation épique entre un peuple (ou suppoters·trices) et son club ou son équipe nationale? Je pense à l’équipe de Barcelone quand elle jouait contre le Real Madrid à l’époque de Franco, à la victoire de l’Argentine face à l’Angleterre lors de la Coupe du Monde 1986, après la Guerre des Malouines, ou au Sénégal qui a battu la France dans le mondial Corée-Japon en 2002.

A l’heure d’une partie décisive, la représentativité est plus importante que jamais ; plus que tout autre sport, le football est une sorte de guerre sublimée. Les hymnes et les maillots, la délimitation du terrain d’affrontement, la lutte physique avec vainqueurs et vaincus, évoquent l’idée de «guerre» ; en ce sens, le penseur espagnol Vicente Verdú soutient que le but n’est autre que triompher en terrain ennemi, pour revenir sur ses terres conter le triomphe. C’est vrai, en tant que mythologie ; c’est pourquoi son livre s’intitule Fútbol, mitos, ritos y símbolos: les footballeurs sont les dépositaires symboliques des aspirations, de l’imaginaire des peuples.

Lors de la Coupe du Monde 1986 au Mexique, quatre ans après la Guerre des Malouines, le triomphe de l’Argentine face à l’Angleterre a été fêté d’une manière particulière: il a été ressenti comme une vengeance sur le peuple «ennemi» ; et le but de la «la main de Dieu» de Diego Maradona, c’était en quelque sorte «voler le voleur» et réparer ainsi un sentiment d’injustice.

Dans le processus de marchandisation de l’image et de production des symboles fétichisés, comment provoquer une rupture entre football et capitalisme? Il me semble que le Barça de Nike n’est ni plus ni moins une équipe engagée que le Real Madrid d’Adidas. Le pouvoir des marques, autrement dit, la présence du capital, en pénétrant la dynamique du football, a contribué à la corruption d’une des activités les plus poétiques de la terre: le football.

Bien entendu, il est évident que le football hyper-professionnel d’aujourd’hui fait partie d’une énorme industrie construite autour d’un sport devenu pur spectacle – d’abord les matchs, puis les conversations qui tournent autour: Umberto Eco évoque souvent ces débats footballistiques, qui sont devenus presque aussi regardés que le football lui-même ; lesquels sont vus avec la même passion que le football, lui-même.

Tant que le capitalisme existera, le football ne pourra pas être considéré comme un sport normal, qui contribue à l’épanouissement de l’être humain. Le simple fait d’être payé transforme l’activité ludique en un travail ; la survie dans l’industrie dépend des résultats de ce travail. Cette tension même annule l’idée élémentaire du «jeu». C’est peut-être dur, mais je crois que le football le plus sain, le plus pur, ne peut être vu que dans les parcs et sur les places, jamais dans les stades. Là-bas, d’autres intérêts sont en jeu.

Entretien réalisé par Luis Martinez Andrade, traduit de l’espagnol par Olivier Cuisset, paru sur le site de Contretemps (contretemps.eu).


Pas de foot sans grèves

«Le football n’existerait pas sans la lutte de classe… Pas inutile à rappeler pendant cet Euro 2016»

Voilà la rengaine réac par excellence. Vous l’avez déjà entendu lorsque Paris rêvait d’accueillir les JO de 2012 et que de vilains mouvements sociaux risquaient de dégoûter la délégation du CIO en visite «d’expertise» de la candidature. C’est même un discours récurrent. Les grèves, les revendications, les manifestations, les blocages, etc. devraient observer une espèce de trêve olympique, ouvrir une parenthèse pour que le bonheur athlétique se répande parmi le peuple béat.

Bref, le sport devrait être protégé des contingences de la lutte des classes. Alors imaginez dans le cas du football, un Euro à domicile. Comme si l’affaire Karim Benzema, les blessures à répétitions, le risque terroriste ou la menace hooligan ne suffisaient pas à gâcher la fête. Alors par pitié de quel droit les éboueurs·euses CGT de Saint-Etienne se permettent de compromettre la fan-zone de la ville de l’ASSE? Sans oublier ces cheminots qui menacent de pourrir les déplacement des fans étrangers·ères lors de la compétition déclarée «grande cause nationale» par notre gouvernement.

«Il faut savoir arrêter une grève» dit notre président citant sans le savoir du Thorez, surtout quand il est question de faire le bonheur de Nike et Coca-Cola à l’abord de nos stades tout neufs et si chèrs (argent public évidemment). C’est oublier un peu vite que si le football est devenu à ce point un sport populaire, il le doit aussi quelque part aux luttes des travailleurs·euses, et à leurs conquêtes sociales. Alors que nous fêtons les quatre-vingt ans du Front Populaire, comment oublier que les accords de Matignon, si cyniquement célébré par notre gouvernement de «gauche», ont grandement contribué à permettre tout simplement la pratique du ballon rond, ce qui ironiquement fonde la raison d’être de cet euro.

Forcément, personne à la FFF (Fédération Française de Football) n’aime le dire, mais pour taquiner le cuir, certaines conditions sociales se révèlent indispensables. Une prémonition déjà couchée dans les colonnes de L’Humanité du 7 juillet 1913: «[…] Si les ouvriers·ières français aimaient le sport comme leurs camarades anglais, leur ardeur de revendication dans la lutte pour la semaine anglaise serait décuplée. » Or, le Front populaire, ce sont d’abord des avancées pour les salarié·e·s qui vont favoriser la pratique des sports et indirectement celle de la discipline qui aujourd’hui monopolise l’actualité. La principale avancée réside dans la réduction notable du temps de travail. La loi dite des 40 heures – loi complémentaire avec les congés payés – en instituant la semaine anglaise ou des «deux dimanches» (qui libère le samedi ou le lundi), tripla d’un coup de baguette magique, du jour au lendemain, et sans construction ni investissement public, le nombre de stades utilisables, puisqu’il est désormais possible «[…] d’échelonner sur trois jours l’activité sportive» (L’informateur sportif de la région parisienne, 13.02.1937).

L’augmentation des salaires (de 7 % à 15 %, parfois plus avec la poursuite des grèves) facilita assurément l’adhésion aux associations sportives ou pour s’équiper, à une époque où les subventions municipales ne faisaient pas le bonheur d’Umbro [équipementier sportif]. Résultat, la FFFA (Fédération Française de Football Amateur) gagne 40 000 licencié·e·s en trois ans (près de 190 000 en tout) sans compter les 40 000 qui affluent dans les rangs de la FSGT (Fondation Sportive et Gymnique du Travail) alors en pleine explosion.

Le social, quoiqu’en pense Manuel Valls ou encore Mélenchon n’est pas anti-foot… Après l’inverse, c’est une toute autre histoire?

Nicolas Kssis-Martova