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International : Fin de cycle en Amérique du Sud? - Mouvements populaires, gouvernements «progressistes» et alternatives écosocialistes

Mouvements populaires, gouvernements «progressistes» et alternatives écosocialistes

 Voici plus de 40 ans qu’un coup d’Etat militaire écrasait l’expérience de la «voie chilienne au socialisme»; 30 ans qu’était fondé au Brésil le plus puissant mouvement social du continent, le MST (Mouvement des travailleurs ruraux sans terre) ; 20 ans que retentissait au Chiapas le cri zapatiste Ya Basta ! contre le néolibéralisme et le Traité de libre commerce de l’Amérique du Nord (TLCAN – ALENA en français) ; plus de 15 ans que Hugo Chávez était élu à la présidence du Venezuela et plus de 2 ans que la maladie l’a emporté.

Aujourd’hui les peuples «indo-afro-nuestroamericanos» dans leurs tentatives de construction de grammaires émancipatrices semblent avoir atteint un nouveau point d’inflexion. Un cycle social, économique et politique de moyenne durée paraît s’épuiser lentement, même si ce n’est un processus ni uniforme ni linéaire. Les évolutions politiques complexes de la région, incarnées par des gouvernements « progressistes » divers (de centre gauche, socio­libéraux ou nationaux-­populaires) semblent se heurter à des problématiques endogènes, à de puissantes forces conservatrices (nationales et globales), mais aussi à nombre d’indéfinitions au plan stratégique.

Gouvernements progressistes et expériences post-néolibérales

Là où se sont consolidées  des victoires électorales éclatantes des forces de gauche ou anti-­néolibérales, en particulier là où ces succès sont le produit d’années de luttes sociales et populaires (Bolivie), ou d’une rapide politisation-mobilisation des couches populaires (Venezuela), le rôle de l’Etat en tant qu’instance régulatrice du marché a été réaffirmé, avec la redistribution partielle de la rente extractive et des richesses du sous-sol au bénéfice des plus pauvres. Une politique aux effets directs et immédiats pour des millions de citoyen·ne·s et qui explique en partie la solidité de la base sociale et électorale de ces expériences jusqu’à présent. Une césure cardinale avec le cycle infernal des privatisations, des dévastations sociales et de la violence de la dérégulation capitaliste néo­libérale des années 1990. […]

Pour la première fois – depuis des décennies – divers gouvernements «post-néolibéraux» (Bolivie, Équateur, Venezuela) ont montré qu’il était effectivement possible de reprendre le contrôle des ressources naturelles et, dans le même temps, de faire reculer la pauvreté extrême et les inégalités sociales tout en engageant des réformes politiques d’inclusion-mobilisation de larges secteurs populaires, jusqu’ici écartés du droit de décider par eux-mêmes ou de donner leur opinion.

On a également vu ressurgir dans les imaginaires géopolitiques continentaux le rêve de Bolívar et des initiatives d’intégration régionale alternative et de co­opération entre les peuples (à l’image du projet – jamais consolidé – de l’ALBA-TCP – Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique – Traité de commerce des Peuples), qui tentaient de recouvrer un espace de souveraineté nationale face aux grandes puissances du Nord, à l’impérialisme militaire et aux nouvelles caravelles que sont les entreprises transnationales ou les diktats unilatéraux des institutions financières mondiales.
[…]

Les chemins sinueux du pouvoir et la «révolution passive»

Pourtant,  comme le soulignait début 2015 le théologien et sociologue François Houtart, secrétaire exécutif du Forum mondial des alternatives, le défi fondamental – en particulier pour les pays qui ont le plus fait naître d’espérances de changement dans les rangs d’une gauche mondiale à la recherche d’exemples à suivre – reste la définition de voies de transition radicale vers un nouveau paradigme civilisateur post-capitaliste. […]

Il s’agit de viser à la transformation des relations sociales de production, des formes de propriété et des modes d’exploitation de la nature… tout en affrontant l’ingérence impérialiste. Sans aucun doute, une tâche gigantesque et ardue que quelques pays de l’Amérique du Sud ne pourront mener à bien seuls. Tout point de vue critique devrait partir de là, afin de mesurer les possibles dans le contexte régional actuel.

De ce point de vue, à l’étape historique où nous nous trouvons, malgré les progrès démocratiques conquis au prix de la sueur et du sang, on voit affleurer de multiples tensions, revers et limites atteintes par les divers progressismes latino-­américains. Alvaro García Linera, un intellectuel aujourd’hui au pouvoir, présente les tensions ouvertes dès le début des années 2000 (en particulier celles entre mouvements et gouvernants) comme potentiellement « créatives » et « révolutionnaires », comme des expériences nécessaires pour avancer progressivement vers un « socialisme communautaire » en tenant compte des rapports de forces géopolitiques, politiques et sociaux réellement existants (1).

Selon cette vision, souvent défendue par les « intellectuels de palais », la conquête électorale du pouvoir par des forces national-populaires est pensée comme une réponse démocratique – et « concrète » – à l’émergence plébéienne des années 1990–2000 et l’Etat est considéré comme un instrument essentiel « d’administration des biens communs » face au règne de la loi de la valeur et de la désocialisation néolibérale. […]

Pourtant, nombre de militant·e·s de terrain, de mouvements et d’analystes critiques d’horizons politiques pluriels (parmi eux Alberto Acosta et Natalia Sierra en Equateur, Hugo Blanco au Pérou, Edgardo Lander et Roland Denis au Venezuela, Maristella Svampa en Argentine ou Massimo Modenesi au Mexique) soulignent au contraire la dimension toujours plus « conservatrice » des politiques gouvernementales du progressisme ou du nationalisme post-néolibéral (de l’Uruguay au Nicaragua en passant par l’Argentine), et y compris leur caractère de « révolution passive » (au sens de Gramsci) (2).

Il s’agirait ainsi de transformations « au sommet » qui modifient effectivement l’espace politique, les politiques publiques et les rapports Etat-société-mouvements, mais qui en même temps intègrent, cooptent – et, in fine, neutralisent – l’irruption de ceux d’en bas dans les réseaux institutionnels ; conduisant à un brusque réarrangement au sein des classes dominantes et du système de domination, en freinant la capacité d’auto-organisation, de pouvoir populaire et de contrôle exercé par les peuples mobilisés et les secteurs subalternes.

Sous cet angle, la « capture » de l’Etat par des forces progressistes pourrait signifier davantage la capture de la gauche… par les forces profondes de l’Etat, sa bureaucratie et les intérêts de classe qu’ils représentent. Le cas vénézuélien où l’inertie de l’Etat rentier, la corruption (civile et militaire) et la « boli-bourgeoisie » sont trois maux qui s’auto-alimentent avec frénésie est une sorte de cas extrême qui expliquent la situation de décomposition socio-politique vécue par le chavisme gouvernemental et la distance toujours plus grande d’avec le chavisme populaire et militant.

Sous cet angle, la stratégie de prise de pouvoir pour changer le monde peut aboutir à une gauche prise par le pouvoir, où tout serait changé tout en gardant l’essentiel du monde tel qu’il est… […]

Fin de cycle ? fin… et suites

Ces derniers temps,  une avalanche d’articles ont été publiés sur la question de l’existence ou non d’une fin de « cycle progressiste », ou sur la pertinence même de la notion. Les uns accusent les autres de faire le « jeu de l’Empire » en critiquant les gouvernements d’être des « diagnostiqueurs de la capitulation » et des « gauchistes de bistrot » (dixit García Linera), quand d’autres critiquent les premiers de s’être convertis en intellectuels au service de gouvernements qui sont finalement plus régressifs que progressistes…

Ce dialogue de sourds n’est guère utile pour élucider le moment politique présent. Les notions d’un possible « reflux du changement d’époque » (3) ou, dans une optique marxiste, d’une lente « fin de l’hégémonie progressiste » (4) sont sans doute plus adaptées pour engager une discussion constructive en termes politiques. […].

Au-delà de la polémique sur l’ampleur du tarissement, de l’inflexion ou du reflux de la période nationale-populaire, et tout en soulignant la variété des processus analysés, il apparaît que, à de nombreux niveaux, les gouvernements progressistes semblent avoir opté définitivement, sous la pression de facteurs tant globaux qu’endogènes, pour un « réalisme modernisateur » au plan économique, la recherche de consensus avec les élites en place et la « politique du possible », ce qui est souvent le meilleur moyen de justifier le renoncement à des changements structurels dans une optique anticapitaliste.

Cette dynamique pourrait trouver son symbole dans la rencontre « fraternelle », en juillet 2015, entre la présidente brésilienne Dilma Roussef – membre du Parti des travailleurs – et le responsable de crimes contre l’humanité qu’est Henry Kissinger – ex-secrétaire d’Etat des USA – à un moment où Dilma recherchait le soutien politique de l’Empire face à une opposition croissante de la société civile et une droite revitalisée par l’ampleur des cas de corruption dans les sphères gouvernementales. A l’évidence, l’objectif poursuivi par l’exécutif de la principale puissance latino-américaine avec ce type de geste diplomatique est, avant tout, de soutenir « ses » propres classes dominantes et d’offrir davantage de « sécurité » pour les activités commerciales au Brésil.

Sur un autre front et sous d’autres latitudes, le traité de libre commerce signé en secret en 2014 par l’Equateur avec l’Union européenne, témoigne des limites des annonces faites par Rafael Correa quant à la « fin de la nuit néo­libérale », ceci d’autant plus qu’il s’agit d’un des gouvernements longtemps montré comme exemple à suivre par d’amples franges des gauches européennes.

Aujourd’hui le gouvernement équatorien, confronté à la droite et, à l’en croire, à la menace d’un « coup d’Etat à froid », doit également faire face aux mouvements sociaux et indigènes (ainsi qu’à une gauche radicale encore divisée et très minoritaire) au point qu’on pourrait parler d’une situation d’« impasse politique », au sens que lui donne le marxiste Agustín Cueva, où la figure césariste du Président joue un rôle de stabilisateur fonctionnel pour le capital […].

L’héritage maudit extractiviste

De façon plus générale,  il faut mentionner, même s’il ne s’agit pas du seul problème, la permanence dans tous les pays progressistes et post-néolibéraux d’un modèle productif et d’accumulation où s’entremêlent, à des degrés et selon des intensités variables, capitalisme d’Etat, néolibéralisme et modèles basés sur l’extraction intense de ressources primaires et énergétiques (« extractivisme »), avec leurs effets destructeurs pour les communautés indigènes, les travailleurs·euses, les territoires et les écosystèmes.

Cette tension interne s’articule, de façon inégale et combinée, avec un contexte financier globalisé féroce et – ce qui constitue le fait central de la conjoncture actuelle – la crise économique mondiale et la déflation chinoise qui frappent violemment la région, en provoquant une brusque chute du prix des matières premières et en particulier du baril de pétrole (qui est passé de pratiquement 150 dollars à moins de 50), scellant la fin de la période de prospérité précédente en mettant à nouveau à nu la matrice productive dépendante et néocoloniale de l’Amérique latine, héritage maudit de plusieurs siècles de domination impérialiste.

Cette situation coïncide avec une offensive notoire du capital transnational des Etats du Nord et de quelques géants du Sud (à commencer par la Chine) pour s’emparer de nouvelles terres agricoles, de ressources énergétiques, minérales, de l’eau, de la biodiversité, de la main d’œuvre : une tornade destructrice… jusqu’à la dernière goutte de vie.

Dans des pays comme la Bolivie ou l’Equateur, où la conscience de ces dangers sociaux-environnementaux est plus aiguë, le gouvernement et les forces qui le soutiennent mettent en œuvre une politique – qui ne manque pas de cohérence – consistant à passer par une phase indispensable d’industrialisation-­extractivisme pour construire la transition en s’appuyant sur une certaine croissance économique. On peut parler d’un « extractivisme transitoire post-néolibéral » qui permettrait de développer de petits pays dépendants aux faibles ressources, de créer des richesses sur la base d’une accumulation primitive pour répondre à l’immense urgence sociale que connaissent ces nations appauvries et, dans le même temps, s’engager dans un lent processus de changement du modèle d’accumulation au sein d’un contexte mondial adverse.

Néanmoins, selon Eduardo Gudynas, secrétaire exécutif du CLAES (Centre latino-américain d’écologie sociale) : « Il n’y a aucune évidence que ce processus se réalise réellement pour différentes raisons. Premièrement, la façon dont est utilisée la richesse générée par l’extractivisme est en grande partie consacrée à des programmes qui augmentent l’extractivisme, en accroissant par exemple les réserves d’hydrocarbures ou en encourageant l’exploration minière. Deuxièmement, les politiques extractivistes ont des effets économiques qui inhibent les processus d’autonomie dans d’autres secteurs productifs, aussi bien dans l’agriculture que dans l’industrie. Le gouvernement devrait prendre des mesures pour prévenir cette distorsion et ce n’est pas ce qui se passe. Il y a de fait une dérive dans l’agriculture avec la promotion de cultures d’exportation alors qu’augmentent les importations d’aliments. Troisièmement, comme les projets extractivistes engendrent une forte résistance sociale (telle celle récente des Guaranís de Yategrenda, Santa Cruz, ou de la réserve Yasuni en Equateur) les gouvernements sont contraints de les défendre avec une telle vigueur que l’adhésion de larges secteurs de la société à la culture extractiviste se renforce et inhibe par là-même la recherche d’alternatives » (5).

Ainsi, ce n’est pas un hasard si les luttes populaires et les mobilisations qui émergent au cœur de l’Amérique, et qui annoncent – peut-être – une nouvelle période historique de luttes de classe, sont directement liées aux déprédations, à la répression et aux résistances socio-territoriales que ces politiques engendrent : « […] Selon l’Observatoire des conflits miniers de la région, il y a 197 conflits en cours dans le secteur minier qui touchent 296 communautés. Le Pérou et le Chili, avec 34 conflits chacun, suivis par le Brésil, le Mexique et l’Argentine sont les pays les plus affectés » (6).

Crise économique mondiale, retour des droites et nouvelles luttes populaires
 Ce nouveau scénario  se manifeste dans un contexte marqué par de sombres menaces sur l’économie des principales puissances latino-­américaines, la profonde crise du capitalisme mondial qui se poursuit et la persistance d’immenses inégalités sociales tout comme de dis­symétries régionales dans l’ensemble du continent. Il faut par ailleurs souligner l’offensive tous azimuts des différents secteurs de la droite patronale et des médias privés, mais aussi des oligarchies de la région qui profitent de la fin de l’hégémonie progressiste pour récupérer le terrain perdu depuis 15 ans face aux leaders charismatiques et aux dirigeant·e·s progressistes.

Ces droites conservatrices et néolibérales continuent à contrôler – sur le plan politique – des villes, des régions et des pays clé (comme le Mexique et la Colombie) et viennent coup sur coup de vaincre lors des présidentielles en Argentine et de créer un véritable raz de marée lors des parlementaires au Venezuela.

Ces nouvelles conquêtes menacent clairement les droits arrachés par les luttes pendant la dernière décennie et le processus d’intégration régionale qui prenait ses distances avec Washington. Mais il serait tout à fait illusoire – comme le fond nombre d’intellectuels de palais – de se contenter de pointer la « guerre économique et médiatique » ou les manœuvres étatsuniennes au moment d’expliquer ces défaites.

La croissance des droites puise avant tout dans les faiblesses et incohérences du projet national-­populaire ainsi que l’absence de perspective de rupture mobilisatrice (les Kirchner revendiquaient avoir réussi à restaurer « un capitalisme normal ») ; elles naissent également de l’effondrement « par en haut » d’une tentative de transformation nationale (comme au Venezuela).

Nous savons néanmoins que les forces conservatrices ont été et sont toujours capables d’organiser de multiples formes de déstabilisation quand cela est nécessaire, y compris des coups d’Etat (comme, au cours de ces dix dernières années, au Paraguay, au Honduras et au Venezuela) avec le soutien – explicite ou indirect – de la politique impérialiste made in USA. Il est pourtant peu probable que nous assistions à un brusque retour en arrière vers l’époque du néolibéralisme triomphant tant la conscience anti-­néolibérale a pu gagner du terrain, même si dans le cas du Venezuela, la soif d’en découdre de l’opposition et les appels à la résistance du Président Maduro pourraient annoncer des temps agités d’affrontements.

Pourtant, d’en bas s’élèvent des protestations populaires multisectorielles, des peuples indigènes, des étudiant·e·s et des travailleurs·euses qui imposent leurs propres agendas et revendications au temps institutionnel, soulignant par leurs luttes les limites des transformations structurelles mises en œuvre dans les pays gouvernés par des forces « post-néolibérales » et leur absence totale là où règnent encore les droites néolibérales, dénonçant aussi les diverses formes de répression, d’intimidation ou de cooptation qui sévissent partout : opposition collective au soja transgénique et grèves ouvrières en Argentine ; grandes manifestations de rue de la jeunesse dans les principales villes brésiliennes pour le droit à la ville et contre la corruption ; crise profonde du projet bolivarien, violence de l’opposition et difficile réorganisation du mouvement populaire au Venezuela ; luttes paysannes et indigènes au Pérou contre les méga projets miniers (tel le projet Conga) ; mobilisations des Mapuche, des salarié·e·s et d’étudiant·e·s au Chili pour dénoncer avec force l’héritage maudit de la dictature de Pinochet (et sa cogestion par le gouvernement actuel) ; critiques de la COB (Centrale ouvrière bolivienne), d’ONG et de secteurs du mouvement indigène à l’encontre de la politique de « modernisation » d’Evo Morales en Bolivie ; renoncement du gouvernement Correa au projet Yasuní qui devait préserver de l’extraction les gisements pétrolifères en Equateur et affrontement du pouvoir avec la CONAIE (Confédération des nationalités indigènes de l’Equateur) et des franges significatives de la société civile organisée ; négociations prolongées en Colombie à la recherche d’une paix véritable, qui doit aller de pair avec des transformations sociales, économiques et une réforme agraire de grande ampleur, etc.

La «vielle taupe» de l’histoire et les alternatives en construction

Le scénario  est tendu et fluctuant. Mais quoi qu’il en soit «la vieille taupe de l’histoire» (au sens où l’entendait Marx) continue à creuser et se développe simultanément une grande variété d’expériences de luttes sociales, de conflits de classe et de débats politiques accompagnés de nombreuses expériences de pouvoir populaire, d’alternatives radicales et d’utopies en construction.

Si certain·e·s intellectuel·le·s ont pu croire – et laisser croire – que pour toute une période l’Amérique latine – on devrait la nommer Abya Yala – atteindrait le nouvel El Dorado du « socialisme du 21e siècle » grâce à un « tournant à gauche » institutionnel et des victoires électorales démocratiques, nous savons que les chemins de l’émancipation sont bien plus complexes, profondément sinueux et que les appareils du pouvoir (militaires, médiatiques, économiques) des oligarchies latino-américaines et impérialistes sont solides, résilients, enkystés et féroces quand c’est nécessaire.

Transformer les relations sociales de production et éliminer les dominations de «race» et de genre dans les sociétés de «Notre Amérique» relèvent d’une dialectique qui devra, à coup sûr et à nouveau, partir d’en bas et à gauche, dans l’autonomie et l’indépendance de classe, dans toute sa dimension politique, en écartant l’illusion d’un changement qui ferait l’économie de la prise du pouvoir, mais aussi qu’une transformation de la société par le haut serait possible (et souhaitable).
[…]

Le fléchissement et le tournant régressif actuel en Amérique latine est incontestablement lourd de dangers, tout en contenant encore quelques opportunités pour celles et ceux d’en bas. L’heure est venue de reprendre la discussion sur le nouveau sans oublier l’ancien et de débattre des stratégies anti­capitalistes et des outils politiques permettant de construire ce que nous proposons d’appeler un ecosocialismo nuestroamericano du 21e siècle : un projet qui ne soit ni un calque ni une copie, qui refuse de se laisser étouffer par les tactiques électorales à court terme, par les luttes des caudillos et des appareils bureaucratiques, mais qui ne se laisse pas non plus abuser par la chimère de construire une pluralité d’autonomies sociales sans projet politique d’ensemble un tant soit peu centralisé.

Pour ce faire, il est essentiel de mobiliser tous nos sens, ouvrir les yeux et les cœurs, devant les expériences collectives en cours, souvent oblitérées par les radars médiatiques dominants, encore dispersées et faiblement interconnectées, mais qui forment un puissant fleuve de luttes en permanente évolution, inscrites dans le réel et le concret, riches de leurs échecs et de leurs succès. […].

Ecosocialisme ou barbarie

Cette pluralité  de voix et d’exemples latino-américains permet de reprendre le fil d’une discussion qui parcourt déjà les veines ouvertes du continent et de réfléchir au-delà et en-deçà des projets progressistes gouvernementaux, en considérant qu’il est, simultanément, indispensable de créer des fronts socio-­politiques larges pour faire face aux menaces de retour en force des droites et de l’impérialisme en Amérique du Sud. Ces diverses expériences et vécus évoqués brièvement ici qui relèvent du comment changer le monde sont contradictoires, et même divergents : certains isolés, très localisés et d’autres, au contraire, institutionnels ou rattachés à des politiques gouvernementales.

C’est à cela que tient l’intérêt de reprendre les grands débats stratégiques du 20e siècle, mais en les situant dans le temps présent et dans la mémoire des bilans des douloureuses défaites passées. Cela nous oblige surtout à penser à contre-courant, à l’opposé d’une « gauche contemplative, institutionnelle, administrative, une gauche d’aspirants fonctionnaires, une gauche sans révolte, sans mystique, une gauche sans gauche » qui peuple les arcanes parlementaires et les officines gouvernementales (7).

Contre nos funestes modèles de croissance infinie et nos propres visions téléologiques, avec la conscience de l’urgence globale d’une planète maltraitée en plein effondrement écologique et climatique, le temps presse. Comment s’engager dans une transition post-capitaliste et écosocialiste au 21e siècle ? Quel sera le rôle des instruments politico-­organisationnels dans ce cheminement ? Le rôle des forces armées, du système de représentation, des syndicats ? Les détruire, s’en servir, les transformer, les esquiver, les fissurer… d’accord, mais alors comment ?

Et comment reconstruire une conscience commune, une hégémonie culturelle et une gauche anticapitaliste par le peuple et pour le peuple ? Comment éviter de nourrir de petits groupes aux affinités étroites refermés sur eux-mêmes mais également se garder de répéter les abominations bureaucratiques étatiques du  20e siècle ?

Rosa Luxemburg, en 1915, reprenant les mots de Friedrich Engels, lançait cet avertissement : « ou bien passage au socialisme ou rechute dans la barbarie. » En 2015, ce message prend un sens encore plus catastrophique et prémonitoire : « écosocialisme ou écocide global ». C’est avec « l’audace du nouveau » que nous pourrons recommencer à rêver d’abattre les murs du capital, du travail salarié, du néocolonialisme et du patriarcat […]

La tâche est en cours, c’est notre pain quotidien, aujourd’hui et demain.

Frank Gaudichaud  
Santiago du Chili, 10 décembre 2015.

Traduit de l’espagnol par Robert March pour la revue Inprecor. Publié sur Contretemps (contretemps.eu)
Coupes et adaptations de notre rédaction

  1. Álvaro García Linera, Las tensiones creativas de la Revolución. La quinta fase del Proceso de Cambio, La Paz, Vice-présidence de l’Etat plurinational de Bolivie, 2011. rebelion.org.
  2. Massimo Modenesi, «Revoluciones pasivas en América Latina. Una aproximación gramsciana a la caracterización de los gobiernos progresistas de inicio de siglo». In Massimo Modenesi (coord.), Horizontes gramscianos. Estudios en torno al pensamiento de Antonio Gramsci, México, FCPyS-UNAM, 2013.
  3. Katu Akornada, «¿Fin del ciclo progresista o reflujo del cambio de época en América Latina? 7 tesis para el debate», Rebelión, 8 septembre 2015, rebelion.org.
  4. Massimo Modenesi, «¿Fin del ciclo o fin de la hegemonía progresista en América Latina?», La Jornada, 27 septembre 2015.
  5. Ricardo Aguilar Agramont, «Entrevista a Eduardo Gudynas: La derecha y la izquierda no entienden a la naturaleza», La Razón, 23 août 2015.
  6. Raúl Zibechi, «Hacia un nuevo ciclo de luchas en América Latina», Gara, 3 novembre 2013, gara.naiz.info.
  7. Pablo Rojas Robledo, «Hay que sembrarse en las experiencias del pueblo. Fin de ciclo, progresismo e izquierda. Entrevista con Miguel Mazzeo», Contrahegemonía, septembre 2015, contrahegemoniaweb.com.ar