Laïcité

Laïcité : Deux projets de loi inacceptables - Et une proposition de position radicalement laïque pour solidaritéS

Et une proposition de position radicalement laïque pour solidaritéS

Le Conseil d’Etat genevois a commis un projet de loi (LEE) concernant la laïcité, dont l’élaboration a été pilotée par le PLR Pierre Maudet et qui se veut une concrétisation des dispositions en la matière de la nouvelle constitution genevoise.

Pierre Gauthier et Magali Orsini membres du groupe Ensemble à Gauche (EAG) ont déposé aussi un projet en la matière en réaction à celui du Conseil d’Etat. Ce projet n’a pas été soumis au groupe EAG au Grand Conseil et il est signé par une minorité de celui-ci.

Ces deux projets qu’on ne saurait soutenir ni l’un ni l’autre appellent une prise de position des élu·e·s de solidaritéS au Grand Conseil. Ces derniers ont demandé à Pierre Vanek de rédiger un texte visant à fonder une position « de base » commune de notre mouvement sur ces questions.

Dans la perspective du débat nécessaire dans nos rangs à ce sujet nous publions quelques extraits abrégés dudit texte, qui ne reflète en l’état que la position personnelle de son auteur. Sa version intégrale sera disponible sous peu sur notre site Internet.

1 Mais d’où parle t-il donc ?

 

 En préambule, je tiens à préciser, d’où je parle, personnellement et quelques-unes de mes positions de fond dans ce champ, par souci de transparence et pour éviter tout malentendu. […] Je suis un marxiste (ou j’essaie), un athée, un partisan convaincu du matérialisme historique… Je fais mienne l’appréciation de Karl Marx dans sa « Contribution à la critique de La philosophie du droit de Hegel » de 1843 :

« Le véritable bonheur du peuple exige que la religion soit supprimée en tant que bonheur illusoire du peuple. Exiger qu’il soit renoncé aux illusions concernant notre propre situation, c’est exiger qu’il soit renoncé à une situation qui a besoin d’illusions. La critique de la religion est donc, en germe, la critique de cette vallée de larmes, dont la religion est l’auréole.»

 

Ce point de vue matérialiste conduit à attribuer une place secondaire et subordonnée à la lutte idéologique antireligieuse par rapport à la lutte pour le socialisme en général ou même par rapport à des combats sociaux ou économiques particuliers: une grève par exemple… […]

C’est une opinion qui a été développé par Lénine dans son texte de 1909 « De l’attitude du parti ouvrier à l’égard de la religion », dont je conseille la lecture à ceux qui ne le connaîtraient pas encore. (On le trouve sur marxists.org). Signalons, au passage, combien il est sévère quant à l’anticléricalisme. Il écrit :

«…en Occident, après la fin des révolutions bourgeoises nationales, après l’institution d’une liberté plus ou moins complète de conscience, la question de la lutte démocratique contre la religion a été, historiquement, refoulée au second plan par la lutte menée par la démocratie bourgeoise contre le socialisme, au point que les gouvernements bourgeois ont essayé à dessein de détourner du socialisme l’attention des masses en organisant une ‹ croisade › pseudo-­libérale contre le cléricalisme. Le Kulturkampf en Allemagne et la lutte des républicains bourgeois contre le cléricalisme en France ont revêtu un caractère identique. L’anticléricalisme bourgeois, comme moyen de détourner l’attention des masses ouvrières du socialisme…»

 

Un avis utile, alors qu’on assiste – aujourd’hui à Genève – à une réactivation « à froid » de ce même anticléricalisme bourgeois réactionnaire d’un Kultur­kampf qui a été mené à l’époque à Genève par des radicaux, ayant rompu avec la conception de la laïcité, qui avait conduit le chef de la révolution radicale d’octobre 1846, James Fazy, à doter les églises catholique romaine, anglicane, orthodoxe, juive, comme aussi les francs-maçons, de terrains pris sur les anciennes fortifications de notre Ville pour y édifier chacune leurs temples ou églises.

Or l’anticléricalisme bourgeois cherche le plus souvent à « brider » la religion non pas par une lutte idéologique, mais de manière administrative, voire policière. C’est inacceptable et ne fait que renforcer le confessionnalisme. Les persécutions anti-catholiques menées par les colonialistes Anglais en Irlande, pour ne prendre qu’un exemple, qui m’est proche, ont contribué à légitimer et à cheviller – pour un temps – aux basques du peuple irlandais une religion catholique obscurantiste et réactionnaire. […]

 

 

 

2 Proposition d’une position de solidaritéS

 

Sur cette question, je propose que solidaritéS-Genève se fonde sur la position commune ébauchée ci-dessous […] :

 

« Le mouvement solidaritéS, défend fermement une conception simple et radicale de la laïcité et de la neutralité religieuse de l’Etat qui peut se résumer en quatre points :

 

A L’Etat s’interdit absolument d’intervenir d’aucune manière dans les questions dites religieuses, ni pour contrer ou éradiquer telle ou telle opinion ou pratique religieuse, ni pour en encourager, soutenir ou en propager une.

 

B L’Etat s’interdit également tout rôle prescriptif en la matière, ce n’est pas à lui de décider ce qui serait ou devrait être une religion. Trancher de ce qui relèverait du domaine religieux ou de pratiques religieuses ou non n’est pas du ressort de l’Etat.

 

C Il ne devrait pas y avoir de régime légal spécial ou particulier pour des groupes, associations ou personnes se considérant comme religieux. C’est la liberté la plus étendue d’opinion, d’expression, d’association… soit les libertés publiques et droits « ordinaires » qui s’appliquent pleinement dans ce domaine, comme dans tous les autres.

 

D Les seuls interdits qui s’appliquent en la matière sont ceux relevant des lois générales… Les libertés et droits évoqués ci-dessus ne sauraient faire l’objet de restrictions limitées, qu’en s’appuyant sur une base légale, et seulement s’il est démontré que la limitation se justifie réellement par un intérêt public prépondérant ou par la protection d’un droit fondamental d’autrui et qu’elle est – en outre – proportionnée au but visé. »

 

Quelques commentaires par rapport à cette proposition :

 

1 La constitution genevoise antérieure (celle de 1847) contenait, dans son dernier état, avant qu’elle ne tombe sous les assauts d’un consensus PLR et PS, une disposition relevant de l’esprit de la position proposée ci-dessus, en son art. 165 al.1 qui prescrivait à l’époque que :

« Les cultes s’exercent et les Eglises s’organisent en vertu de la liberté de réunion et du droit d’association. Leurs adhérents sont tenus de se conformer aux lois générales…»

 

2 La constitution genevoise actuelle (de 2012) contient un art. 3 qui affirme que :

1 L’Etat est laïque. Il observe une neutralité religieuse.

2 Il ne salarie ni ne subventionne aucune activité cultuelle.

3 Les autorités entretiennent des relations avec les communautés religieuses.

Si les deux premiers alinéas ne posent pas de problèmes, sinon d’interprétation d’une notion aussi polysémique que celle de « laïcité », le 3e alinéa est problématique […] Il entraîne que l’Etat devrait se déterminer et statuer sur ce qui constituerait une « communauté religieuse » avec laquelle il se doit d’entretenir des relations. Or, que l’Etat se prononce sur la question est difficilement compatible avec la « neutralité religieuse » du premier alinéa. Telle « Eglise » sera reconnue comme « communauté religieuse », telle non. […]

Le contre-projet Gauthier-­Orsini escamote quant à lui la question, en parlant de soi-disant « groupes convictionnels » plutôt que religieux, ce qui pose d’autres problèmes majeurs. […] La position de solidaritéS proposée ci-dessus implique que nous nous prononcions – sur le principe – en faveur de la suppression de la constitution de cet alinéa 3 de l’art.3, même si ce n’est pas une priorité. On pourrait le remplacer par la première phrase de la disposition antérieure citée ci-dessus.

 

3 Ma position ci-dessus est pleinement conforme à la Déclaration universelle des droits de l’Homme (et à la CEDH)

Cette déclaration pose en effet en son art. 18 que :

« Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, seule ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites.»

Nos libertés publiques ordinaires sont en effet suffisantes pour garantir à chacun·e les droits ci-dessus. On peut noter a contrario que le Projet de loi de Gauthier et Orsini (comme celui de Maudet et du Conseil d’Etat d’ailleurs) n’est pas conforme à cette disposition de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, en particulier parce que ce projet de loi proscrit explicitement, au nom de l’ordre public, tout activité « religieuse » dans l’espace public.

 

4 Ma position (comme le texte de la Déclaration universelle des droits de l’Homme) fonde l’exigence légitime d’abrogation des lois « spéciales » (et des règlements y afférents) qui figurent encore aujourd’hui dans le corpus législatif cantonal genevois.

Il s’agit notamment de la Loi sur les corporations religieuses (LCRel) de 1872 qui interdit la vie en commun de personnes inspirées par « un but religieux », de la Loi sur le culte extérieur (LCExt) de 1875 qui veut que toute activité de culte, procession ou cérémonie religieuse… soit interdite dans l’espace public, comme l’est aussi pour les résidents le port (public ou privé) de tout costume ecclésiastique ou appartenant à un ordre religieux… […]

On peut sourire, au passage, en notant que cette LCExt de 1875 prévoit une dérogation pour l’armée en son art. 2. En effet, celui-ci dispose que : « Est excepté de cette interdiction le service divin prescrit, pour les troupes, par les autorités militaires.» […]

Dans la liste des abrogations nécessaires, il faut naturellement aussi inclure le Règlement déclarant que trois Eglises sont reconnues publiques (REglises) de 1944 qui déclare « publiques » trois églises : la catholique romaine et la catholique « chrétienne » (en fait la catholique « nationale » issue du Kulturkampf genevois ou ce qu’il en reste), comme enfin l’Eglise « nationale » protestante également… […] C’est donc un triumvirat d’Eglises « privilégiées » qui bénéficie du prélèvement pour leur compte par l’Administration fiscale cantonale genevoise des contributions ecclésiastiques éventuelles des contribuables genevois.

Relevons qu’il convient bien sûr aussi de supprimer cette prestation aux églises (que reconduit et élargit le projet Maudet). […]

 

5 On peut et on doit affirmer que si nous adoptons la position proposée, nous nous inscrivons sur ce point dans la meilleure tradition laïque et radicale genevoise : celle de James-Fazy (puis de son parent Henri Fazy, fondateur du mouvement Jeune République) en nous opposant à l’anticléricalisme du radical conservateur Antoine Carteret. Ce dernier, s’appuyant en la matière sur des secteurs protestants réactionnaires et anti-­catholiques, a combattu la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Toutes les lois du Kulturkampf dont il était l’un des principaux inspirateurs visaient au contraire à soumettre l’organisation des églises à la loi. L’Etat de Genève a même entrepris l’organisation de sa propre église catholique « nationale » et non « romaine »… dont les prêtres étaient – comme les pasteurs – salarié·e·s d’Etat et devaient leur allégeance à la Tour-Baudet plutôt qu’au Vatican.

En réaction à cette dérive du Kulturkampf, Henri Fazy déposait en décembre 1878 un des premiers PL débattus (et adoptés in fine à une petite majorité par le Grand Conseil : 54 contre 41 et 4 abst.) pour la suppression du budget des cultes, et donc la séparation de facto Eglise-Etat. Ce projet fut combattu par Carteret et le parti radical majoritaire de l’époque qui tenait à pouvoir continuer à régenter la religion […] en la bridant administrativement. Ce projet de séparation fut en conséquence rejeté à une majorité de 68 % des votants ! Henri Fazy (qui au passage a été à l’origine de l’introduction de l’impôt sur la fortune à GE) ne gagnera cette bataille qu’en 1907, après que Carteret ait passé l’arme à gauche…

 

6 Ainsi, le combat laïque à Genève (dont se revendiquent abusivement Gauthier et Orsini) s’est fait notamment contre l’anticléricalisme et contre les défenseurs d’un rôle prescriptif pour l’Etat en matière de religions. Nous pouvons nous y référer.

A propos de la Loi sur le culte extérieur (LCExt) dont Orsini-Gauthier reprennent l’esprit et des dispositions, on relèvera dans le Mémorial du Grand Conseil l’échange suivant Fazy – Carteret dans les pages 1449 et suivantes du Mémorial du 28 août 1875. Il s’agit de la discussion d’un article instituant le délit flou de « provocation » en matière religieuse, y compris sur des propriétés privées, et même si ces provocations ne sont pas suivi de désordres…

 

« Antoine Carteret …nous sommes bien loin de vouloir restreindre la liberté de la parole politique, et la même majorité qui propose de voter le délit de provocation sur le terrain religieux serait unanime pour le repousser sur le terrain des réunions électorales, par exemple. […]

Henri Fazy […] l’art. 5 est tout à fait à sa place dans le code d’un Empire despotique, mais il jure en pays républicain. Ainsi, les partisans de l’article admettent que ce qui est mauvais en terrain politique peut être bien lorsqu’il s’agit de religion; on pourrait dans une réunion politique dire ce qu’on voudrait contre les magistrats et les lois, tandis que, dans une réunion religieuse semblable latitude ne serait pas laissée aux assistants ?…

Antoine Carteret Oui ! »

 

Ainsi, l’Etat de Genève, par des lois spéciales, entreprenait à l’époque de limiter le champ dans lequel on pouvait « dire tout ce que l’on veut contre les magistrats et les lois » et le champ des personnes ayant accès à ce droit démocratique fondamental. […]

 

 

 

3 Critique du Projet Orsini–Gauthier

 

A Des dispositions légales problématiques

 

L’alinéa 2 de l’art. 1 prévoit que « les convictions religieuses relèvent exclusivement de la sphère privée ». Cette disposition vise à exclure l’exercice collectif et public de pratiques dites religieuses : un droit prévu, nous l’avons vu plus haut par l’art.18 de la Convention universelle des droits de l’homme […]

Une personne elle-même a bien sûr le droit de considérer que ses convictions, religieuses ou autres, sont protégées par le bouclier de sa sphère privée et ne regardent personne. Mais tout individu a le droit aussi de claironner ses convictions dans l’espace public, comme de s’organiser pour les manifester et les mettre en œuvre publiquement… à condition bien sûr de respecter les droits d’autrui et les lois ordinaires.

L’idée liberticide qu’on aurait le droit d’avoir des convictions religieuses, mais pas de les manifester hors de sa « sphère privée », dans l’espace public notamment… est une idée aussi dangereuses que celle qui dirait qu’on a le droit d’avoir toutes les opinions politiques que l’on veut, mais pas le droit de les manifester et de s’organiser en conséquence.

On pourrait objecter que ce sont des registres différents politique et religion : mais qui décidera ou commence l’un de ces registre et où il s’arrête ? L’Etat, en définissant dans la loi, ce qu’est ou n’est pas une religion ? […] Gauthier et Orsini ont esquissé une parade – ou plutôt tenté d’esquiver la question – en inscrivant dans leur PL (projet de loi) le concept de « groupes et de communautés convictionnels » (pour ne pas parler de religions…)

Ils expliquent dans une « Note lexicale » de leur exposé des motifs qu’ils ont « choisi d’utiliser l’adjectif ‹convictionnel› et non ‹ religieux ›… car le terme ‹ religieux › exclut de facto des groupes ou communautés […] qui ne sont liés à aucune religion…» […]

Pourtant, il y a peu (mercredi 11 novembre 2015, lors de la grève simultanée maçons-fonctionnaires), un groupe de militant·e·s et manifestant·e·s (de solidaritéS) mu par de fortes convictions communes… un groupe « convictionnel » donc, chantait à la rue du Mont-Blanc, ensemble et dans l’espace public, une chanson affirmant des « convictions spirituelles » démocratiques et athées selon lesquelles notamment… « Il n’est pas de sauveur suprême, ni Dieu, ni César, ni Tribun…» Le PL de Pierre Gauthier et Magali Orsini entendrait-il proscrire de telles pratiques ? […]

 

Pour le surplus il contient diverses dispositions contestables.

L’art. 4 prévoit l’interdiction du port de vêtements ou d’insignes religieux ostentatoires « dans l’exercice d’une fonction étatique ou élective ».

Il faut rappeler qu’à l’époque –en 1996 – le groupe parlementaire de l’Alliance de Gauche au Grand Conseil avait défendu au nom des libertés personnelles, le fait qu’une enseignante musulmane puisse conserver son foulard à l’école, comme des médecins juifs portaient la kippa aux HUG, etc. Martine Brunschwig Graf, du parti « libéral », alors en charge du DIP, avait licencié cette femme pour l’exemple.

[…] Notre point de vue était que mettre le doigt dans l’engrenage de l’exigence d’enseignant·e·s « neutralisés », quant à leur apparence personnelle, était hypocrite… Les élèves savent et ont le droit de savoir que le corps enseignant comporte une diversité culturelle, politique, religieuse, « convictionnelle », syndicale, sportive, capillaire, de couleur de peau, d’orientation sexuelle et sur mille autres plans… Si l’enseignante en question faisait correctement son travail, c’était selon nous un acte injuste et arbitraire de la licencier, ouvrant la voie – pourquoi pas – au licenciement d’un·e enseignant·e pour le port d’un T-Shirt du GSsA ou de ContrAtom… […]

 

 

 

B Un exposé des motifs aux relents xénophobes et totalitaires

 

L’exposé des motifs du PL Orsini-­Gauthier est inquiétant. On pourrait se limiter à en donner la première phrase : « La cohérence et l’unité de nos sociétés modernes sont mises à l’épreuve par la cohabitation de populations issues de traditions diverses…» […]

Si on veut parler de menaces à la « cohérence et à l’unité » de nos sociétés, ce ne sont pas les «  traditions diverses » de groupes de « populations » différents qui devraient être mis en cause : c’est la machine de guerre néolibérale qui ne tolère pas les différences et qui met en coupe réglée aux quatre coins de la planète, les services publics, les prestations sociales, le contrôle démocratique… en martelant les dogmes de la religion du marché et du profit.

L’exposé des motifs contient également cette absurdité que nous avons déjà critiquée. Il y est écrit que la « liberté de croyance et de conscience s’exerce dans la sphère privée », le domaine public étant « réservé à l’exercice de l’intérêt général.» […]

L’idée selon laquelle le domaine public devrait être réservé (par l’Etat) à « l’exercice de l’intérêt général » (sic !) est étrange. En effet, l’espace public doit pouvoir précisément servir à débattre et à décider, par des discussions et aussi des rapports de forces politiques et sociaux, de ce qui constitue – ou non – l’intérêt général. […] L’intérêt général n’est pas un donné a priori que l’Etat pourrait définir simplement. S’il l’était, nul besoin de droits démocratiques, de débats publics, de partis, de syndicats… de manifestations, on se passerait alors de toute cette agitation. C’est une vision très inquiétante qui découle de cet exposé des motifs.

La suite de l’exposé des motifs conforte cette hypothèse… ses auteurs dissertent sur la « laïcité » et sa signification qui viendrait « du grec ancien laos, le ‹ peuple indivis › », fustigeant sa remise en cause par des « mouvements radicaux qui, sous couvert de lutte contre les discriminations, d’antiracisme ou pour venger les victimes du colonialisme occidental passé […] visent à rouvrir des conflits douloureux par une division de nos sociétés…». Faut-il rappeler que le parti Laos est aujourd’hui en Grèce un parti d’extrême droite ultra-nationaliste, xénophobe et antisémite ? Quant à nous, en tant que démocrates, nous préférons nous référer au terme grec demos qui ne dénote pas un peuple indivis et par conséquent atomisé, mais un peuple organisé… parce qu’il est riche de ses diversités. Le demos était – à l’origine – le peuple divisé et réparti en circonscriptions…

Le « peuple » se divise en effet en démocratie, notamment quand il élit et quand il vote… nous nous battons pour définir des propositions politiques et une identité propre, pour avoir le droit de marquer dans la rue et dans les urnes, ces divisions. Pour les faire évoluer, pour renforcer un front contre un autre… C’est la base même de la lutte politique et sociale en démocratie. Nous cherchons à montrer aux salarié·e·s que leurs intérêts sont distincts de ceux des patrons et des actionnaires, que la société se divise en classes, nous cherchons à montrer aux habitant·e·s et aux citoyen·ne·s qu’il y a une distinction radicale, une ligne de division, entre nos propositions et celles de la droite et de l’extrême droite […].

 

 

 

4 Critique du projet de loi du Conseil d’Etat

 

Le PL du Conseil d’Etat  mérite d’être rejeté, avec autant de vigueur que celui que nous venons d’évoquer […] Son article premier affirme les « buts » du projet […] le deuxième (lettre b) est de « préserver la diversité et la paix religieuse » […] De quel droit la « diversité religieuse » serait-elle promue au rang d’objectif d’une politique publique ? La liberté de croyance (et de non croyance) permet à chacun·e de se déterminer en la matière… Si les habitant·e·s du canton veulent tous et toutes abandonner leur croyance religieuse, ce serait la fin de toute diversité religieuse, mais ils ont le droit de le faire […]

Le troisième but (lettre c) est de « permettre aux organisations religieuses d’apporter leur contribution à la cohésion sociale ». Le terrain est ici glissant… […] En 2012, Genève se dotait d’une loi « relative à la politique de cohésion sociale en milieu urbain » (LCSMU), ayant pour objet de « garantir à la population un cadre de vie social, économique et environnemental de qualité sur l’ensemble du territoire cantonal.» Cette politique « est conduite prioritairement dans les domaines de la santé, de l’éducation, de la culture, de la formation, de l’accès à l’emploi, de l’intégration, de la sécurité, du logement, de la mobilité, de l’environnement urbain et du sport.» Il s’agit donc bien là d’un écheveau de politiques publiques… […] Formuler dans une nouvelle loi l’objectif de voir des organisations religieuses « apporter leur contribution » de manière générale à ces politiques est problématique à un moment où on assiste à une entreprise massive de réduction du service public. […]

 

L’art.2 de ce projet porte sur des « Définitions » légales. Son alinéa 2 affirme :

« Sont des organisations religieuses les organisations valablement constituées sous forme d’association ou de fondation, dont les membres s’unissent par la pratique commune et consciente d’un ensemble de paroles et de rites faisant référence à un ou à plusieurs agents transcendants ou surnaturels. Ces organisations revendiquent un but cultuel et non lucratif.»

Ainsi l’Etat devient-il prescripteur et décide de ce qui serait une religion ou non ! Selon cette disposition, il faudrait « faire référence à un ou plusieurs agents transcendants » pour faire religion… Or le bouddhisme ne remplit pas ce critère, puisqu’il a une vision immanentiste et ne reconnaît pas d’ «agent transcendant»… Citons à ce sujet le Dalaï Lama, dont personne ne prétendra qu’il ne fait pas partie d’un groupe religieux :

« Toute la conception bouddhique du monde repose sur une position philosophique centrée sur le principe d’interdépendance selon lequel toute chose ou événement est le pur produit d’interactions entre des causes et des conditions. Il est quasi impossible, dans cette vision du monde de faire place à une vérité atemporelle, éternelle et absolue. Il n’est pas possible non plus d’y intégrer le concept de Création divine.»

 

(Le Dalaï-Lama parle de Jésus : Une perspective bouddhiste sur les enseignements de Jésus, Paris, Ed. Brepols, 1996).

 

On dira que tout ça est un débat philosophico-théologique qui n’a pas sa place dans la discussion d’une loi… C’est vrai et CQFD ! Le parlement est poussé par Maudet à se prononcer sur des questions théologiques et à endosser un rôle prescriptif en matière religieuse violant la séparation Eglise – Etat […]

 

L’art. 3 du projet de loi prétend traiter de la « neutralité religieuse de l’Etat » […]

L’alinéa 3 de cet art. 3 reprend la problématique des salarié·e·s des collectivités qui devraient, lorsqu’ils sont en contact avec le public, s’abstenir « de signaler leur appartenance religieuse par des propos ou des signes extérieurs ». […] Or, dans ce projet, ces dispositions s’appliquent aussi aux collaborateurs d’établissements publics ou privés exécutant des tâches déléguées par l’Etat. […]

Or, il est clair que la neutralité de l’Etat en matière religieuse passe notamment par le fait qu’on ait des employé·e·s du service public athées, agnostiques, juifs, musulmans, chrétiens… […] Aucun groupe ne devrait prédominer et la diversité de notre société en la matière devrait être reflétée dans le service public. L’Etat et ses citoyen·ne·s devraient s’honorer de cette situation, gage de neutralité religieuse, gage du fait que la croyance, que l’appartenance ou non à un groupe religieux, n’est pas un critère de recrutement dans le service public ! De ce point de vue, l’existence de quelques institutrices voilées, de quelques juristes à portant Kippa, de quelques cantonniers arborant crucifix… (mélangez fonctions et signes comme vous voulez) serait le reflet de leurs croyances personnelles (qui ne nous regardent pas s’ils·elles font bien leur boulot), mais serait surtout le signe… de la neutralité religieuse de l’Etat et de son absence de politique d’embauche discriminatoire.

 

L’art. 7 porte sur la distinction que veut opérer la loi entre manifestations religieuses « de nature cultuelle » et « non cultuelles ». Vouloir opérer dans la loi la distinction entre ce qui serait « religieux » ou pas est déjà une entreprise périlleuse et inutile. Dans cet article, Pierre Maudet va encore plus loin :

1 Par manifestation religieuse cultuelle, on entend l’expression, par une ou plusieurs personnes, de croyances ou de convictions directement liées à celles-ci […]

2 Par manifestation religieuse non cultuelle, on entend toute activité ayant pour objectif d’informer le public sur des croyances ou des pratiques religieuses ou spirituelles […]

[…] Nul besoin de se référer au domaine religieux pour se convaincre de l’absurdité de vouloir opérer une distinction entre expression publique de convictions et information du public à propos de celles-ci. Quand un·e militant·e grimpe sur la fontaine du Molard pour lancer un appel à voter non à telle ou telle loi réactionnaire, il exprime dans le même souffle une conviction sur le caractère néfaste de ladite loi et informe le public de sa conviction… […] Alors pourquoi diable tenter d’établir légalement ce distinguo, qui, si on insistait pour le faire entrer dans les faits – correspondrait d’ailleurs à une intervention prescritive forte de l’Etat en matière religieuse ? […]

L’alinéa 3 indique que « Les manifestations religieuses cultuelles se déroulent en principe sur le domaine privé et dans un lieu fermé ». Or cette restriction est contraire à l’art.18, déjà cité, de la Déclaration des droits de l’Homme. C’est sans doute pour tenter d’atténuer cette violation que la disposition proposée prévoit la restriction « en principe » seulement, et ceci pour des manifestations « cultuelles » uniquement… […]

L’idée qu’on ne pourrait pratiquer sa religion et ses rites que sur le domaine privé est absurde. Il y aurait -ainsi une liberté publique qui n’aurait pas droit de s’exercer sur le domaine public ? […] Mais la suite n’arrange rien…

L’alinéa 4 du même art. 7 prévoit ce qui suit:

« Les manifestations religieuses cultuelles ou non cultuelles sur le domaine public peuvent être autorisées selon les dispositions de la loi sur les manifestations sur le domaine public, du 26 juin 2008.»

On se rappelle que cette loi (LMDPu), dont l’auteur était le député PLR Jornot, ancien membre du parti d’extrême droite Vigilance et actuel Procureur général, fut contestée par un référendum syndical et de gauche, et avait fait l’objet d’un recours au TF qui en avait cassé ou précisé des dispositions particulièrement attentoires aux libertés publiques.

[…] Elle part de l’idée générale d’un interdit, sauf autorisation… […] Cette vision est confortée par la nouvelle loi que nous discutons ici. Dans celle-ci on a des manifestations religieuses sur le domaine public qui sont « en principe » proscrites sur le domaine public, puisqu’elles doivent se dérouler « sur le domaine privé »… mais qui peuvent être autorisées, dans le cadre de la LMDPu. […]

 

 

 En conclusion,  nous nous contenterons de relever […] un point de l’exposé des motifs du projet de Loi sur la laïcité de l’Etat…

Tout ce qui n’est pas autorisé serait interdit… Relevant, à juste titre, que jusqu’ici « Le terme de laïcité était totalement absent » de nos lois… et qu’on ne connaissait que quelques interdits particuliers en la matière, le Conseil d’Etat affirme que l’art. 3 de la nouvelle constitution implique désormais « une approche radicalement différente ! » Le gouvernement décrit ainsi cette révolution: « Il ne s’agit plus de dire ce que la laïcité interdit, mais de définir au contraire ce qu’elle est et ce qu’elle permet ».

Ainsi, avec la nouvelle constitution genevoise, on quitterait, selon le Conseil d’Etat, le paradigme libéral classique : « Tout ce qui n’est pas interdit par la loi est autorisé » (pour paraphraser l’art. 4 de la Déclaration des droits de l’Homme de 1789) pour adopter la règle en effet fort « différente » et surtout… profondément autoritaire, selon laquelle « La loi dit tout ce qui est permis », avec son corollaire non explicite, mais implacable : « Tout le reste est par défaut interdit ! » Au secours… Fazy, reviens, ils sont devenu fous !

Pierre Vanek