Chine

Chine : Un partenaire à ne pas imiter

La Chine a connu des périodes successives de transformation anticapitaliste, d’adaptation au marché et de formation d’une classe dominante. La dynamique de l’accumulation, mais aussi l’inégalité et la précarisation au sein du monde du travail montrent un état avancé de restauration capitaliste. Mais cette régression n’est pas définitive en raison des déséquilibres qu’elle engendre et des résistances sociales qu’elle affronte. C’est une différence par rapport au destin de l’ex-URSS.

Le lien avec des capitaux extérieurs et la stratégie de libre commerce empêchent la Chine de forger un bloc international de coopération. Mais l’Amérique latine a besoin du contrepoids de cette puissance comme partenaire commercial et allié géopolitique face à la domination des Etats-Unis. Or, Cuba représente un antécédent important de stratégies révolutionnaires autonomes.

A Cuba, les réformes économiques se discutent aujourd’hui en référence à la transformation majeure qu’a connue la Chine. La nouvelle puissance asiatique n’est pas seulement un partenaire commercial de premier ordre. Par son envergure économique et son importance internationale, elle est devenue un important allié géopolitique comme contrepoids aux agressions états-uniennes. Pour autant, il y a une raison de plus pour que la Chine intéresse une analyse de gauche : son modèle actuel garde-t-il des aspects socialistes ?

 

 

Deux étapes différenciées

 

Actuellement, la Chine occupe une place comparable à celle de l’URSS dans le passé. Ce n’est pas seulement une grande économie ascendante, mais ces dernières décennies, son expansion a introduit des changements significatifs dans l’ordre international.

Elle a intégré le club des économies centrales après avoir multiplié son PIB par 13, de 1978 à 2010, et elle a réussi à prospérer au milieu de trois séismes contemporains : les décennies perdues qui ont détruit les pays sous-développés dans les années 1980–1990, l’implosion du bloc soviétique et la récente crise de 2008, où elle a a agi comme secouriste des banques internationales.

Sa croissance n’est pas partie de zéro, car elle avait déjà un PIB supérieur à celui de nombreux pays émergents actuels dans les années 1980. Mais ultérieurement, elle a fait un saut historique qui la rapproche, la met à parité ou la place au-dessus de plusieurs puissances. 

L’importance du patrimoine accumulé au cours des transformations anticapitalistes d’avant la percée actuelle est évidente : sans l’industrialisation, l’alphabétisation, la fin des famines, la modernisation productive et l’accumulation extensive, l’extraordinaire expansion postérieure aurait été impossible. Il suffit de comparer ces mutations avec le sous-­développement continu qui a affecté par exemple l’Inde.

Mais l’inconnue réside dans les événements postérieurs. Cette nouvelle trajectoire a-t-elle confirmé ou abandonné le projet socialiste ? La thèse officielle souligne la continuité. Le Parti communiste continue à diriger les destinées du pays et ses dirigeants déclarent officiellement la prééminence d’un modèle de « socialisme de marché », compatible avec les principes du marxisme. Cette vision distingue la présence d’éléments pro-­capitalistes, avec les règles de l’accumulation et du profit en vigueur dans l’économie. 

L’optique officielle souligne que les principes socialistes introduits dans les années 1950-1970 ont été adaptés ultérieurement aux nécessités de la modernisation. Elle considère cette évolution comme une adaptation à la tradition millénaire d’une civilisation qui a suivi des voies de développement très différentes du cadre occidental. 

Le diagnostic opposé souligne la prééminence d’un processus de restauration capitaliste, basé sur l’exploitation du travail, la polarisation sociale et la corruption des élites. D’autres optiques intermédiaires caractérisent le processus en cours comme une phase d’accumulation primitive provisoire, qui peut déboucher sur la stabilisation capitaliste ou sur la rénovation du socialisme. Qui a raison ?

Pour clarifier ce problème complexe, il convient de reconnaître l’existence de deux situations différentes. Entre 1978 et 1992, le marché a été réintroduit de manière limitée dans le cadre d’un système de propriété publique. On cherchait à susciter le développement agricole, l’expansion de la consommation et le développement de la petite entreprise dans un cadre de prix partiellement libres.

Dans cette étape, la croissance a été équilibrée, impulsée par le marché intérieur, et les prix agricoles ont été flexibilisés. Ce changement a augmenté le pouvoir d’achat dans le secteur rural et suscité un bien-être urbain. La croissance a été rapide et l’investissement encouragé par une sélection étatique rigoureuse des secteurs prioritaires.

Ce modèle incluait une certaine différenciation sociale et des zones franches pour les multinationales, mais maintenait des restrictions compatibles avec une construction socialiste. Mais au début des années 1990, une orientation différente a été prise. Ce fut le début des privatisations à grande échelle, de la généralisation de normes capitalistes de gestion et de la formation d’une classe de grands entrepreneurs avec des représentants directs dans les organismes dirigeants. Ce nouveau schéma a commencé par des investissements destinés au marché intérieur et s’est consolidé en privilégiant les exportations. La dernière décennie a vu s’accentuer l’appropriation privée des grandes entreprises, avec un scénario d’inégalité croissance et de précarisation de l’emploi.

La principale transformation sociale générée par cette reconversion a vu surgir une classe capitaliste locale, associée aux entreprises transnationales et promouvant une idéologie néolibérale. L’influence de ce secteur dans les hautes sphères du régime se vérifie dans le pragmatisme de cette direction. La tradition maoïste de la révolution culturelle est rejetée et le parti accueille dans ses rangs les entrepreneurs. Les pensées de Marx et de Confucius sont combinées en fonction des besoins politiques du moment.

Dans cette seconde étape, divers traits classiques du capitalisme ont été incorporés à l’économie chinoise : la concurrence, le bénéfice, l’exploitation et l’accumlation. Les inégalités augmentent à un rythme plus rapide que dans le reste de la région et les niveaux d’exploitation dépassent ceux de la Corée, de Taiwan ou de Singapour. 

 

 

L’envergure de la restauration

 

Les théoriciens du « socialisme de marché » revendiquent l’industrialisation accélérée et le développement technologique autonome qui ont permis à la Chine de compter sur les moyens défensifs nécessaires pour affronter la pression impérialiste. Le pays a construit une première bombe atomique (1964), une autre bombe à hydrogène (1970), et il a finalement lancé un satellite dans l’espace (1970). Sur cette base, il a négocié l’ouverture vers l’Occident à partir du voyage emblématique de Nixon (1972). Ces théoriciens considèrent aussi que cette période d’économie planifiée a épuisé ses potentialités et qu’elle a été remplacée par des mécanismes de gestion marchande qui ont revitalisé le socialisme, permettant ainsi le grand développement des dernières décennies. 

Mais ce raisonnement con­fond extension de la gestion marchande et introduction de normes capitalistes. Depuis les années 1990, non seulement la gestion des prix a été flexibilisée, mais la nouvelle propriété des capitalistes sur un secteur très significatif de l’économie s’est affirmée. Ce changement dans la propriété des entreprises stratégiques est incompatible avec toute perspective socialiste.

La transition vers une société égalitaire peut inclure des formes de gestion centralisées ou décentralisées, avec des modalités plus ou moins flexibles de planification. Mais le renforcement de deux classes de propriétaires et de travailleurs dépossédés des moyens de production ne peut qu’augurer le maintien du capitalisme.

Les théoriciens de la combinaison des deux systèmes affirment qu’elle s’effectue au gré de modifications parallèles dans le capitalisme mondial qui auraient intégré des formes d’Etat providence et des valeurs d’égalité. Mais ces théoriciens oublient que la tendance contemporaine prédominante du système capitaliste a été exactement l’inverse : le néolibéralisme des dernières décennies a enterré les conquêtes sociales d’après-guerre pour garantir les profits des grandes banques et des entreprises. Au lieu d’une perméabilité du capitalisme à l’élan socialiste de la Chine, un processus opposé s’est vérifié : augmentation de l’importance des facteurs de rentabilité et d’exploitation dans l’économie asiatique.

Cette incidence n’est pas cachée par les défenseurs du cours actuel. Ils reconnaissent l’amplitude des différences de revenu et espérent que la dynamique même du marché atténue ces iniquités. Mais ils n’expliquent jamais comment ce mécanisme corrigerait le défaut qu’il a introduit. Leur attente est inconsistante et méconnaît que les fractures sociales trouvent leur origine dans l’existence d’une nouvelle classe capitaliste, intéressée à consolider ces différences. 

D’autres optiques similaires acceptent l’existence de secteurs patronaux, mais relativisent l’influence de ceux-ci. Elles présentent l’entrée d’entrepreneurs dans le Parti communiste comme un signe de patriotisme des personnes enrichies et une manifestation de maturité des fonctionnaires. Mais, dans les faits, les nouveaux capitalistes consolident leur position sociale en gagnant de l’influence dans les sommets du système politique. Quelle que soit l’authenticité de leurs déclarations patriotiques, ils consolident une fracture de classe qui contredit les énoncés fondamentaux du socialisme. On peut discuter du niveau d’échanges marchands qui devrait prévaloir dans une société post-capitaliste déjà avancée, mais il semble insolite d’imaginer que celle-ci connaîtrait l’exploitation, la plus-value et de hauts niveaux d’inégalités sociales. 

Ces incongruités ont été relevées par de nombreux critiques de l’orientation actuelle, qui présente des indices évidents d’un cours restaurationniste : par exemple, les changements dans le système de fixation des prix planifiés. Le déclin de ces chiffres au profit de cotations marchandes a été monumental. Le premier type de prix est passé de 97,8 % (1978) à 2,6 % (2003) dans le commerce de détail, et de 100 % (1978) à 10 % (2003) dans l’industrie. Une autre évidence de la même tendance se vérifie dans la perte d’importance de la propriété d’Etat dans l’industrie, qui a passé de 100 % (1978) à 41,9 % (2003). L’Etat maintient sa suprématie seulement dans 5 secteurs et il a perdu du poids dans les 23 activités les plus dynamiques.

Cette même évolution pro-­capitaliste est corroborée par l’érosion du tissu social générée par l’avance de la précarisation et le déclin de l’emploi traditionnel. Sur 30 millions d’ouvriers licenciés de 1998 à 2004, seuls 21,8 millions vivent avec le salaire minimum. De plus, de nombreuses entreprises connaissent des journées de travail de 11 heures durant 26 jours par mois. La surexploitation touche durement les 200 millions de travailleurs ruraux qui ont émigré dans les villes, ces 25 dernières années, sans obtenir le statut de résident. 

La Chine s’est classée au sommet des indices d’inégalité mesurés par le coefficient de Gini. Dans la région, elle n’est dépassée que par le Népal et, après les Etats-Unis, elle abrite le plus grand nombre de milliardaires du monde. Raison pour laquelle fleurissent les commerces de luxe et les clubs de yachts. Toute la génération des enfants de la vieille direction communiste dirige les grandes compagnies. C’est là que se concentre la nouvelle élite. Il suffit d’observer qu’un tiers des individus les plus riches du pays sont membres du Parti communiste chinois (PCC).

Ces données économiques, sociales et politiques n’autorisent aucun doute sur la tendance à la restauration du capitalisme en Chine. Les néolibéraux se félicitent de ce changement et les hétérodoxes se limitent à le présenter comme un moment nécessaire de l’accumulation. Mais de nombreux théoriciens marxistes sont décocertés par ce scénario. Certains s’évertuent à présenter les données chinoises comme des signes de modernisation du socialisme. En dépit du recours éculé aux singularités du pays – « les caractéristiques chinoises du socialisme » – ils ne réussissent pas à démontrer la compatibilité de ce système avec le pouvoir croissant des riches.

Le langage diplomatique, les abstractions et le remplacement du mot « capitalisme » par celui de « marché » ne parviennent pas à déguiser un cours évident. Le degré de consolidation atteint par la restauration capitaliste peut être discuté, mais pas la primauté de cette tendance. 

 

 

Les nouvelles résistances

 

En caractérisant l’existence de deux périodes différenciées – introduction du marché dans une économie planifiée (1978–1992) et tournant pro-capitaliste (1992–2014) – on peut comprendre la nature des transformations en cours. Le passage du premier modèle au second marque une rupture qualitative, qui a bloqué (ou enterré) toute transition socialiste.

Ce changement n’implique pas seulement une autre politique économique (passage de la primauté de la consommation à celle de l’investissement) ou l’union des secteurs financier et productif. Il ne se réduit pas non plus à un passage des communes rurales à des unités agro-industrielles ou à une formation de zones franches sur la côte pour fabriquer des biens exportables grâce à des investissements étrangers. La modification centrale entre ces deux périodes a été un changement dans les règles de propriété, qui a facilité la conversion d’une élite de fonctionnaires en maîtres des grandes entreprises. Ce tournant s’est accompagné de l’octroi d’attributions majeures aux directeurs pour réorganiser les unités de production. Alors que la forte croissance économique a permis de réduire la pauvreté, le niveau élevé des inégalités empêche actuellement les familles ouvrières de couvrir leurs frais courants de santé et d’éducation.

La seconde étape a été marquée par une croissance économique explosive, accompagnée de manifestations aiguës de corruption. De cette manière, la nouvelle classe privilégiée s’appropriait une grande part du développement en cours. 

Ces groupes de la haute bureaucratie ont dû tolérer – durant la longue période qui a suivi la révolution – la prééminence de grandes conquêtes populaires, qui freinaient leur enrichissement. Lorsqu’ils ont obtenu suffisamment de pouvoir pour supprimer ces conquêtes, le saut vers leur nouveau statut capitaliste a commencé. Actuellement, leur pouvoir s’appuie sur la gestion de l’Etat et ils comptent sur l’appui social d’une classe moyenne qui a grandi en rêvant d’atteindre le style de vie nord-américain. 

Parmi les auteurs qui relèvent ce cours pro-capitaliste très net, beaucoup laissent ouverte la question du degré de maturité de cette involution. La restauration s’est-elle produite complètement, comme cela a été le cas en Russie et dans les pays d’Europe orientale ? Le caractère irréversible de ce tournant est notamment mis en doute par ceux qui contestent la solidité de la nouvelle classe capitaliste. Ils affirment que l’Etat conserve un grand pouvoir d’intervention et la capacité indiscutable d’introduire des changements de tendances.

D’autres soulignent la persistance de l’héritage socialiste dans la vie quotidienne et la sensibilité (ou la crainte) des autorités devant toute expression de mécontentement populaire. Ils signalent que les réactions de ces élites sont très différentes de celles des classes dominantes de l’Ouest, qui ont accumulé des siècles d’expériences dans l’exercice de leur domination. Finalement, les nouvelles résistances populaires de ces dernières années sont vues comme un autre symptôme des réserves importantes d’opposition au cours capitaliste, sous-­jacentes dans la société chinoise.

Ce type d’arguments indique à quel point il est complexe de définir le degré de concrétisation de la restauration capitaliste en Chine. Ce processus ne suppose pas seulement des transformations objectives dans l’échelle de la propriété privée existante, mais aussi des changements substantiels dans le niveau d’acceptation subjective du capitalisme. La restauration implique un processus combiné de consolidation de ces deux éléments. 

Dans ma caractérisation de ces processus, j’ai établi cinq critères pour mesurer cette restauration en tenant compte de trois aspects économiques (prix libres, planification réduite, crise d’accumulation), un pilier politique (modalité institutionnelle) et un élément social-subjectif de résistance et de défense de l’idéal socialiste.

Sur le plan économique, les règles du capitalisme sont très avancées en Chine, tant dans la façon de subir le cycle, que dans la gestion macroéconomique et dans celle des entreprises. Ce fait est admis par les défenseurs du modèle actuel, qui décrivent l’influence prééminente d’une classe capitaliste dans toutes les institutions et les moyens de communication. Cependant, les élites les plus néolibérales ne dominent pas l’ensemble de l’appareil d’Etat et les grands déséquilibres régionaux, sociaux et agraires suscités par l’accumulation mettent en doute la consistance du capitalisme naissant. 

Le dénouement final de ce processus est incertain, vu qu’à la différence de ce qui s’est passé en URSS, la classe ouvrière recouvre sa capacité d’action. De grandes grèves imposent ainsi des concessions aux gouvernants. Le nombre de protestations a passé de 58 000 (2003) à 87 000 (2005), puis à 94 000 (2006). Depuis 2009, l’augmentation de ces résistances a déterminé un changement de conduite chez les dirigeants, qui ont choisi de remplacer l’option répressive initiale par les négociations et les concessions.

Ce changement converge avec la multiplication de courants critiques et de propositions anti­capitalistes faites par des tendances de gauche, qui demandent des mesures de renationalisation et d’annulation des privatisations. Ils exigent de restaurer la gratuité de l’éducation et de la santé et affrontent les riches. Ces noyaux militants sont plus influents qu’on le pense en Occident. Ils combinent des revendications de base et des demandes de changements en matière d’impôt et de normes de croissance. Beaucoup mêlent la défense de l’égalité et des propositions de démocratisation politique. Toutes les références à un « modèle chinois vers le socialisme » devraient être identifiées à ces orientations de résistance par en-bas à la restauration.

 

 

La politique internationale

 

Quelques analystes constatent des lignes de continuité de la Chine avec son passé anti-impérialiste. Ils considèrent que le pays reprend les principes de souveraineté et de coopération impulsés durant la conférence emblématique de Bandung, en 1955, avec l’Egypte (Nasser) et l’Inde (Nehru). Mais il s’avère bien difficile de trouver des restes de ces projets : la Chine s’est embarquée dans un cours radicalement opposé d’élargissement de ses investissements à l’extérieur et de consolidation des traités de libre-échange.

D’autres auteurs estiment que le pays édifie les fondements du nouveau modèle global qui remplacera l’hégémonie décadente des Etats-Unis. Ils supposent que le Chine érigera un schéma de coopération favorable à la plus grande partie de la périphérie. Cette vision a été diffusée par Arrighi, qui l’oppose au bellicisme yankee déclinant, parlant de la montée d’un « Consensus de Pékin », basé sur la paix de la puissance asiatique. Cette même optique est défendue par ceux qui supposent que ce pays orientera l’économie mondiale vers plus d’égalité en dirigeant le nouveau bloc contre-­hégémonique des BRICS [ndr: coalition du Brésil, de la Russie, de l’Inde, de la Chine et de l’Afrique du Sud].

Mais il n’est pas sensé de concevoir un devenir post-­capitaliste sous la direction d’une puissance émergente en termes capitalistes, rivale certes, mais aussi associée aux Etats-Unis. Les dirigeants chinois confirment ce profil dans toutes les initiatives qu’ils assument à l’échelle mondiale. Ils préfèrent d’ailleurs exhiber une idéologie conforme à l’idolâtrie mercantile-libérale qu’à tout vestige de message socialiste.

L’association significative des élites chinoises avec les principales banques et entreprises occidentale contredit la formation espérée d’un bloc global d’économies coopératives. Ce lien avec le capital étranger se vérifie à l’intérieur de la Chine par l’incidence de ce secteur dans les ventes industrielles. Il s’exprime aussi dans l’adoption fanatique des principes du libre-échange après l’adhésion de Pékin à l’OMC. Le pays accède à la scène mondiale comme associé des grandes entreprises et il est un gardien naturel du statut quo actuel. Ce lien important avec la production, le commerce et les finances globalisés empêche cette nouvelle puissance de jouer un rôle progressiste. Celle-ci s’est transformée en pilier de la mondialisation néolibérale et ne peut donc agir simultanément comme source de modèles post-­capitalistes.

Les tendances suscitées par la crise de 2008 confirment cette impossibilité. Si la Chine décide de renforcer sa position sur la scène mondiale – en transformant en propriétés ses énormes créances en dollars – elle consolidera son association avec de grandes entreprises capitalistes. Les biens acquis contre ses rivaux seront recyclés selon le même schéma de la globalisation néolibérale qui affecte tous les perdants de la réorganisation capitaliste. Mais ces hypothèses ne sont pas nécessaires pour vérifier le comportement international prédominant des élites chinoises. Les accords conclus avec leurs fournisseurs de matières premières sont régulés par les stricts principes du libre-échange.

De plus, l’association entre capitalistes chinois et occidentaux a entravé la déconnection internationale espérée et le tournant chinois vers la croissance intérieure. Les effets de cette contrainte pèsent sévèrement sur une économie qui a réduit significativement son rythme de croissance. Ses liens transnationaux privent à la nouvelle puissance de ses marges d’action autonome. Au sein de la direction chinoise, les partisans du renforcement des relations avec l’Occident (l’élite de la Côte) font face aux critiques de cette association (l’élite de l’intérieur). Mais aucun de ces deux courants ne préconise la rupture anti-impérialiste requise pour développer un modèle international coopératif.

Sur ce terrain, une différence significative avec la stratégie prônée par les dirigeants de l’ancienne URSS se vérifie. Là aussi, tous les secteurs de la bureaucratie régnante avaient abandonné toute perspective de stratégie socialiste. Mais la coexistence pacifique maintenue avec l’impérialisme se basait sur un principe de division territoriale (« zones d’influence »), qui entretenait les conflits permanents de la guerre froide. Les champs d’action économique étaient totalement séparés et les liens commerciaux financiers ou productifs entre les deux adversaires étaient minimes. 

Durant les dernières décennies, la bureaucratie chinoise a suivi un chemin différent de pleine intégration au marché mondial. Raison pour laquelle le programme de nouvel ordre économique international, impulsé par l’URSS pour associer le second et le troisième monde, n’a pas été repris par la direction chinoise.

Cette direction conçoit toutes ses actions internationales à partir du lien établi avec les entreprises et les banques du premier monde. Pour cela, elle développe une politique extérieure beaucoup plus prudente que les Soviétiques, adoptant la stratégie du profil bas, du réalisme poussé et de la coexistence avec l’économie états-unienne.

 

 

Alliances sans imitation 

 

Dans sa configuration actuelle, la Chine peut être vue comme un associé des processus de transformation latino-américains, mais jamais comme le modèle à suivre pour la construction du socialisme. Le géant asiatique s’est distancié structurellement de cet objectif.

Comme l’URSS par le passé, la Chine est actuellement très importante pour Cuba et l’Amérique latine. La région a besoin d’alliés pour toute bataille contre l’impérialisme états-unien. Le géant du Nord continue à traiter les nations situées au sud du Rio Grande comme des pions de son arrière-cour. Il n’a jamais abandonné ses prétentions à annexer l’Amérique centrale et à mettre l’Amérique du Sud sous tutelle. Il a envoyé les marines, il a organisé des coups d’Etat et tous les massacres nécessaires pour perpétuer sa domination.

Les Etats-Unis ont répondu à l’apparition de projets socialistes dans l’hémisphère à coup de sabotages, d’invasions et de conspirations. Ils ont élaboré un cadre anti-communiste strict et mené à bien des actions explicites d’intervention contre le Chili et le Nicaragua. Les décennies de blocus contre Cuba ou les conspirations contre le Venezuela démontrent cette ingérence.

Il est totalement faux de croire que les Etats-Unis ont oublié l’Amérique latine et qu’ils ont renoncé à l’interventionnisme. Il suffit d’enregistrer l’implication yankee dans le coup d’Etat au Honduras (2009), le déploiement général de la Quatrième flotte ou les nouvelles bases en Colombie pour démentir ces illusions. Il y a des changements de langage (l’anti-communisme remplacé par l’anti-terrorisme) et une plus grande délégation d’action aux armées locales. Mais le Pentagone demeure la principale barrière contre toute perspective non seulement de socialisme, mais d’indépendance effective.

L’assouplissement observé durant ces dernières années (déclin de l’OEA, apparition de la CELAC, reteour de Cuba dans la diplomatie régionale) est le résultat provisoire d’une situation créée par les rébellions populaires. Il existe des gouvernements populaires, mais l’obstruction impérialiste à tout projet d’émancipation latino-­américain n’a pas changé.

Il s’avère donc indispensable de pointer les alliances internationales permettant de protéger les processus anti-impérialistes de la région contre le pouvoir de nuisance du Pentagone. En raison de son poids géopolitique à l’échelle globale, la Chine peut agir comme contrepoids à cette menace. 

La trajectoire suivie par Cuba depuis les années 1960 apporte une intéressante contribution au débat sur la manière de mener une politique extérieure révolutionnaire, non subordonnée aux grands acteurs mondiaux. Guevara a mis en pratique une stratégie d’expansion internationale du socialisme, opposée au statu quo permanent avec l’impérialisme préconisé par les dirigeants de l’ex-URSS. Dans son discours d’Alger (1965), il critiquait particulièrement le manque de solidarité de ses dirigeants envers les luttes du tiers-monde.

En appelant à créer «Un, deux, trois, de nombreux Vietnam», en opposition à la passivité du Kremlin, il défendait ces soulèvements contre l’édification « utopique » du socialisme dans un seul pays ou une seule région. Il s’est impliqué personnellement au Congo et il a donné sa vie en Bolivie pour ces idéaux.

Par delà le résultat de ces actions, l’expérience cubaine a démontré que l’alliance avec une grande puissance pour contrebalancer le poids de l’impérialisme n’implique ni soumission, ni imitation du partenaire. Ce modèle est un important point de départ pour concevoir les relations des actuels et futurs processus radicaux d’Amérique latine avec la Chine. 

 

Claudio Katz

Économiste, chercheur au CONICET (Consejo Nacional de Investigaciones Científicas y Técnicas, Argentine), professeur à l’Université de Buenos Aires, et membre du collectif EDI (Economistas de Izquierda). Traduit de l’espagnol par Hans-Peter Renk.