Une approche marxiste du travail domestique

L’exploitation du travail salarié est la principale source de valeur nouvelle et de profit capitaliste dans le monde contemporain, qui permet l’accumulation élargie (la croissance économique). Par ailleurs, le travail domestique non rétribué, accompli principalement par les femmes, est la principale manifestation matérielle de leur oppression dans nos sociétés patriarcales. Le lien entre ces deux types de travaux dépendants n’a pas toujours été analysé de façon satisfaisante par les marxistes. Dans ce dossier, dont nous publions ici la seconde partie, l’économiste espagnol Jesus Albarracin tente d’en proposer une vision intégrée.

Pour Marx […] « les hommes commencent à se distinguer des animaux dès qu’ils commencent à produire leurs moyens d’existence […]. La façon dont les hommes produisent leurs moyens d’existence, dépend d’abord de la nature des moyens d’existence déjà donnés et qu’il leur faut reproduire. Il ne faut pas considérer ce mode de production de ce seul point de vue, à savoir qu’il est la reproduction de l’existence physique des individus. Il représente au contraire déjà un mode déterminé de l’activité de ces individus, une façon déterminée de manifester leur vie, un mode de vie déterminé. La façon dont les individus manifestent leur vie reflète très exactement ce qu’ils sont. Ce qu’ils sont coïncide donc avec leur production, aussi bien avec ce qu’ils produisent qu’avec la façon dont ils le produisent. Ce que sont les individus dépend donc des conditions matérielles de leur production.?» (1)

Les composantes du travail social
Une partie substantielle de la production a été réalisée historiquement par les femmes dans le cadre de la famille. Le travail domestique a joué un rôle-clé dans la production des moyens de subsistance de l’humanité, et a été en même temps un des moyens concrets les plus généralisés de manifester la vie. Pourtant, on ne remplirait pas cinq pages avec ce qu’écrivirent Marx et Engels sur cette question. […]
    Le travail domestique est donc un défi théorique. Une partie importante de l’effort productif de l’humanité reste sans explications, se trouve en dehors des circuits du marché, n’est pas régie par la loi de la Valeur, et résiste à tout traitement scientifique. Quand on aborde même cette question, les catégories utilisées habituellement conviennent mal, elles sont peu précises se rebellent et se rebiffent.
    Mais le travail domestique est une réalité matérielle et doit être abordé comme telle. Ce qui suit constitue un ensemble de réflexions sur le travail domestique à la lumière de la théorie de la Valeur et de l’exploitation.
    La principale caractéristique du mode de production capitaliste est la production généralisée de marchandises, c’est-à-dire d’objets qui n’ont pas été fabriqués pour satisfaire une quelconque nécessité humaine (même s’ils doivent servir à les satisfaire, sinon personne n’en voudrait) mais bien avec l’objectif d’être vendus sur le marché et d’en obtenir ainsi un bénéfice. La marchandise, principal produit du capitalisme, occupe donc une place centrale dans l’analyse marxiste. Partant de leur analyse, il s’ensuit que les marchandises ne s’échangent pas sur le marché en fonction de leur utilité (leur valeur d’usage) mais selon la quantité de travail qu’il a fallu pour les produire (leur valeur d’échange), que la force de travail elle-même est une marchandise, que la plus-value est le moteur du capitalisme, etc. Tout l’édifice logique du Capital est construit sur la marchandise (2), c’est-à-dire sur le travail humain qui a une valeur sur le marché parce qu’il s’incarna dans un objet qui peut être vendu.
    Pourtant, le travail consacré à la production de marchandises n’est qu’une partie, parfois la plus petite, de la totalité du travail social. Une analyse qui partirait exclusivement de la marchandise et de sa principale caractéristique, sa valeur d’échange, empêcherait de comprendre correctement cette partie du travail social qui n’a pas de valeur parce que ce n’est pas une marchandise, c’est-à-dire, empêcherait de comprendre le travail domestique. Notre point de départ sera donc l’ensemble du travail et de la production sociale, qu’ils soient ou pas interchangeables sur le marché, c’est-à-dire, qu’ils aient ou non une valeur d’échange.

Travail non marchand : production de valeurs d’usages sans valeur d’échange

Commençons par une société primitive dans laquelle il n’existe pas d’excédent, qui, comme le disent les économistes, s’auto-­reproduit. Dans cette société, tout l’effort humain est consacré à la survie de la société, et il n’y a pas accumulation. Il n’y existe pas de division sociale du travail ou de société de classe, car il n’est pas encore apparu d’excédent à s’approprier. Mais cela ne signifie pas qu’il n’existe pas une division du travail en fonction du sexe, si bien qu’une partie du travail nécessaire à la survie de la société est constitué par le travail domestique que réalisent les femmes. De plus, dans ces sociétés de subsistance, cette partie sera normalement la plus importante, car la préparation des aliments, la fabrication des vêtements, etc., tâches dévolues aux femmes, constituent l’immense majorité de la production sociale. Hors du travail domestique, la production serait très faible.
    L’existence d’un excédent social ne modifie pas cette donnée de base qui fait du travail domestique une partie du travail nécessaire à la subsistance de la société. Il nous intéresse de bien le comprendre, au risque de paraître répétitif.
    La somme du travail réalisé dans une société a plusieurs composantes. D’une part, il existe un travail nécessaire à la survie propre de cette société. Un nombre déterminé d’heures de travail sera consacré à la production d’objets nécessaires pour que ses membres se nourrissent, se vêlent, etc. et, en définitive, survivent. Ce sera le produit socialement nécessaire. Dans cette catégorie est inclus le travail domestique. Sur le total d’heures de travail nécessaires à la survie, une partie sera réalisée par les femmes à la maison. Du produit total nécessaire à la survie de la société, une partie est obtenue par le travail domestique. D’autre part, il y aura un travail excédentaire, c’est-à-dire qu’un certain nombre d’heures de travail sera effectué au-delà de ce qui est nécessaire à la survie de la société. Ce travail excédentaire se matérialise par un produit excédentaire que s’approprient les classes dominantes sous forme de matières premières, de marchandises destinées à la vente ou, simplement, d’argent. Ce produit excédentaire est à l’origine de la lutte des classes.
    En définitive, tout l’effort réalisé par la société pour se reproduire elle-même, constitue le travail nécessaire par lequel est obtenu le produit nécessaire. Tout effort supérieur au-dessus de celui-ci est le travail excédentaire avec lequel est obtenu le produit excédentaire. Le travail domestique fait partie du travail consacré à produire des moyens de subsistance, il est donc une partie du travail nécessaire. Il importe peu qu’il n’apparaisse pas dans les statistiques : il est aussi fondamental que l’autre travail qui y trouve sa place. Mais les objets dans lesquels se matérialise le produit excédentaire n’auront pas été produits par le travail domestique, mais par l’autre composante du travail nécessaire.
    Avec le travail humain, toute société produit des choses qui lui servent à satisfaire ses besoins ou, simplement à accumuler pour l’avenir. Par conséquent, toutes les choses que produit une société doivent avoir une utilité ou, dans les termes de la théorie de la valeur, tous les produits du travail humain doivent avoir une valeur d’usage. Tant le travail socialement nécessaire, que le produit excédentaire sont constitués par des objets qui ont donc une valeur d’usage.
    Une partie du total des valeurs d’usage aura été produite par un travail réalisé hors du marché et avec la finalité fondamentale de satisfaire directement les besoins. Dans ce cas, ce seront des valeurs d’usage qui n’auront pas de valeur d’échange.
    Les produits que les paysans obtiennent dans leurs jardins pour leur propre consommation n’ont pas été cultivés dans le but d’être vendus sur le marché, mais pour les nourrir, les vêtir, eux et leur famille. Le travail qu’ils y consacrent a une caractéristique non marchande et, au sens strict, ces valeurs d’usage n’ont pas de valeur d’échange puisque de fait, les différents paysans d’une même société peuvent appliquer des technologies très diverses. Il n’existe aucun mécanisme social mettant en rapport la production de chacun d’entre eux avec celle des autres, elles ne sont pas régies par les mécanismes du marché. C’est pour cela qu’elles n’ont pas de valeur d’échange. Mais elles pourraient en avoir. Si un paysan va au marché avec les produits de son champ, au lieu de l’auto-consommer, il verra qu’on lui en donne un certain prix. Sa valeur d’échange n’aura rien à voir avec les heures de travail qu’il a consacrées – en particulier pour les produire – mais bien avec celles qu’y consacre, en moyenne, la société dans son ensemble. Mais, bon an mal an, ce sont là des valeurs d’usage qui pourraient avoir une valeur d’échange.

La division sexuelle du travail

Les produits du travail domestique sont un autre exemple de valeurs d’usages qui n’ont pas de valeur d’échange, mais il existe une différence fondamentale avec l’autoconsommation des paysans : ils ne pourront jamais avoir une valeur d’échange, parce qu’au moment même où, dans le contexte de la famille, serait produit quelque chose pour être échangé, le travail consacré à celle production cesserait d’être du travail domestique. Les femmes ne font pas la cuisine quotidiennement pour l’échanger sur le marché, et s’il en était ainsi, nous ne serions pas en train de parler de travail domestique mais bien d’une activité marchande.
    D’autre part, si une femme prépare la cuisine quotidienne dans une famille qui n’est pas la sienne, en échange d’un salaire, nous ne sommes pas en présence d’un travail domestique mais d’un travail salarié. La caractéristique fondamentale du travail domestique c’est qu’il s’agit d’un travail qui se réalise en dehors du marché, raison pour laquelle il ne possède pas de valeur d’échange. Avec lui, les femmes produisent des valeurs d’usage qui n’ont pas de valeur d’échange puisqu’elles sont destinées à être consommées dans leur propre famille.
    En ce sens, le travail domestique, la relation d’une femme avec son mari, n’ont pas leur origine dans le marché, mais s’enracinent dans la division sexuelle du travail. De fait, la relation familiale à laquelle est soumise la femme ne relève pas de l’exploitation, puisqu’aucune plus-value n’en est extraite, mais bien de l’oppression. L’institution qui garantit cette oppression, c’est la famille.
    Les formes concrètes acquises par la famille à chaque période historique ou dans chaque forme sociale ont été très variées. Mais de la même façon que la propriété privée des moyens de production est l’institution de base du capitalisme et celle qui garantit l’exploitation des tra­vail­leurs·euses, indépendamment des formes qu’elle a prises à chaque époque historique, la famille est l’institution de base qui garantit l’oppression des femmes et la division du travail en fonction du sexe, indépendamment des formes qu’elle peut prendre.
    Une autre partie de l’ensemble des valeurs d’usage de la société aura été produite par le travail salarié (3) dans le but d’être vendue sur le marché. Ce seront les marchandises qui ont simultanément une valeur d’usage et une valeur d’échange (4). Une partie des marchandises produites seront nécessaires à la subsistance des tra­vail­leurs·euses et de leur famille.

Travail salarié : production de marchandises

Le travail domestique est insuffisant, aussi une partie de la production nécessaire à la subsistance se réalise-t-elle dans les circuits du marché, à charge du travail salarié. En conséquence, le capital doit mettre à la disposition des travailleurs·euses les marchandises dont ces derniers ont besoin, au-delà du travail domestique, pour pouvoir subsister. Ils les achèteront sur le marché en les payant avec un salaire qu’ils ont obtenu au travers de la vente de leur force de travail. Les marchandises qui restent après que celles dont les travailleurs ont besoin pour leur subsistance aient été mises à leur disposition, constituent le produit excédentaire. Cette production excédentaire aura été constituée par un ensemble de marchandises produites par le travail salarié, et non par le travail domestique. En ce sens, le travail domestique ne crée pas d’excédent, mais l’excédent n’en est pas indépendant.
    En effet, même si ce n’est pas directement, la plus ou moins grande intensité du travail domestique affecte le produit excédentaire.
    Le travail domestique crée-t-il de la valeur ? Une augmentation de la production de valeurs d’usage par le travail domestique pourrait permettre une diminution des marchandises nécessaires au maintien de la subsistance des travailleurs et donc, en conséquence, une augmentation du produit excédentaire. A l’inverse, une diminution de la production effectuée par les femmes au sein de la famille, parce qu’elles s’intègrent davantage au marché du travail par exemple, implique que le capital doit mettre davantage de marchandises à disposition des tra­vail­leurs·euses. Si tout le reste demeure identique, cela implique une diminution du produit excédentaire. Ainsi, travail domestique et travail salarié ne dépendent pas directement l’un de l’autre, mais sont intimement liés. Nous verrons plus loin comment.
    Dans ce qui précède, nous avons vu que le travail socialement nécessaire, c’est-à-dire, celui que la société consacre à produire ses moyens de subsistance, a différentes composantes : (A) celui que les paysans consacrent à produire les valeurs d’usage qui constituent leur autoconsommation?; (B) le travail domestique?; © le travail salarié consacré à la production de marchandises nécessaires à la subsistance des tra­vail­leurs·euses et de leur famille, c’est-à-dire, la partie du travail salarié qui est consacrée à reproduire la valeur de la force de travail. Tout travail qui est fait au-delà sera destiné à obtenir un produit excédentaire, que s’approprient les classes dominantes.
    Le travail domestique est donc, en conséquence, un travail nécessaire pour la subsistance de la société dans son ensemble, même s’il ne produit pas de valeurs d’échange. Mais peut-on dire que l’ensemble de la production de valeurs d’usage que réalise le travail domestique définit un mode de production patriarcal, qui se superposerait au mode de production capitaliste ? Peut-on dire que le travail domestique crée une autre catégorie de valeur, la « valeur domestique », s’il faut lui donner un nom, de la même façon que le travail salarié crée la valeur d’échange ?
    Un mode de production est la forme selon laquelle une société produit ses moyens de sa subsistance. Il a donc un caractère social et, par conséquent, il est nécessaire que la production d’un quelconque organe de ce système soit connecté par le biais d’un mécanisme social à n’importe quel autre organe de ce système. Dire que cela doit avoir un caractère social équivaut à dire que les formes de production concrètes des individus doivent être liées matériellement entre elles. Ce n’est pas ce qui se passe avec le travail domestique, car il n’existe aucune relation matérielle commune entre celui qui se réalise dans une famille et dans une autre. Donc, il n’est pas juste de parler d’un mode de production patriarcal.
    Il ne serait également pas juste d’affirmer que le travail domestique crée une certaine sorte de valeur. L’utilisation des instruments de la théorie de la valeur pour les appliquer au travail domestique, en référence aux caractéristiques que doit réunir le travail social, peut nous servir à éclaircir les choses. La valeur d’échange d’une marchandise est déterminée par la quantité de travail nécessaire à sa production de telle façon que, sur le marché, quand on échange deux d’entre elles, on échange travail contre travail selon la quantité de travail qui est incorporée dans chacune d’entre elles. Si produire une veste coûte 15 heures de travail et une paire de chaussures 5 heures, on échangera sur le marché une veste contre trois paires de chaussures. Mais le travail auquel nous faisons référence a des caractéristiques particulières qui tiennent au fait qu’il s’agit d’un travail social.

Le travail socialement nécessaire : objets concrets, travail abstrait

En premier lieu, ce n’est pas le travail que nécessite la production de chaque marchandise concrète mais celui qui est socialement nécessaire à sa production (5). Chaque marchandise spécifique a une valeur individuelle qui sera déterminée par le nombre d’heures de travail qu’il a fallu pour la produire. Si la production d’une veste a coûté 20 heures de travail au tailleur, ce sera là la valeur individuelle de la veste. Mais ce ne sera pas sa valeur d’échange. S’il existe dans cette société un autre tailleur qui la produise en dix heures de travail, il serait grotesque que quelqu’un achète une veste à 20 heures quand il peut en acheter une à moindre coût. La valeur d’échange d’une marchandise est déterminée par le travail socialement nécessaire à sa production, c’est-à-dire, non par le nombre d’heures employées à la production d’un objet concret, mais par le nombre d’heures qu’il faut pour le fabriquer dans les conditions moyennes de production de cette société à cette époque. Avec l’exemple des vestes, si l’on en produit deux, et que l’une coûte 20 heures et l’autre 10 heures de travail, la valeur d’échange des deux sera de 15 heures. Le premier tailleur aura gâché du travail social et le second sera félicité par la société pour son efficacité.
    En second lieu, il s’agit là de travail abstrait, c’est-à-dire qu’il est fait abstraction de son caractère spécifique. Sur le marché, quand des marchandises sont échangées, on échange travail pour travail, selon une règle d’équivalence que réalise le marché même, en donnant plus de valeur au travail qualifié qu’au travail simple. On échange du travail abstrait et non des travaux spécifiques. De fait, dans l’exemple que nous avons pris, on échange des heures de travail de tailleur contre des heures de cordonnier, mais nous pourrions en prendre d’autres dans lequel on échangerait des heures d’ingénieur contre des heures de manœuvre. Car ce que fait le marché, c’est échanger ce que toutes les marchandises ont en commun : être le produit du travail humain, en faisant abstraction de son contenu réel.
    Ainsi donc, la valeur d’échange d’une marchandise est déterminée par la quantité de travail abstrait socialement nécessaire requise pour la produire. Si le travail domestique créait un certain type de valeur, il devrait être possible de parler de travail domestique abstrait socialement nécessaire. Que signifierait le travail abstrait socialement nécessaire dans le cas du travail domestique ?
    La caractéristique du travail abstrait est que l’on peut échanger les heures de travail d’un ingénieur avec celle d’un métallo, parce que le marché fixe l’équivalence des deux par rapport à un concept homogène : l’heure de travail abstraite. Dans le travail domestique, il n’y a aucun échange, et donc, il n’existe aucun mécanisme social qui définisse « l’heure de travail domestique abstrait ». Que signifie « une heure de femme au foyer » ? Des choses très différentes, puisque la technologie, la connaissance, les produits et les services à rendre, etc., qui existent dans chaque famille, pour ce qui est du travail domestique, sont très différents les uns des autres et qu’il n’existe aucune façon de les faire communiquer. Il n’existe aucun mécanisme social qui puisse établir une relation entre une heure de travail domestique de la femme d’un manœuvre et une heure de travail domestique de celle d’un ingénieur.
    Mais passons au concept de travail socialement nécessaire. Dans le cas des marchandises, il a une connotation technologique : c’est le nombre d’heures qu’il en coûte en moyenne à une société pour produire une marchandise, étant donné la technologie, l’habileté de sa main-d’œuvre, etc. De nouveau, c’est le marché qui fixe la moyenne sociale. Il n’existe aucun mécanisme social qui puisse indiquer quel est le nombre d’heures de travail domestique nécessaire en moyenne pour produire la nourriture d’une famille ou le nettoyage d’une maison. Plus, pour la production de marchandises, ce qui compte c’est d’économiser des heures de travail, alors que dans le travail domestique, l’objectif est l’élaboration de valeurs d’usage pour la consommation familiale (les repas quotidiens ou l’alimentation et les soins aux enfants par exemple), quel qu’en soit le prix en termes d’heures de travail. De fait, si nous appliquions le concept de travail socialement nécessaire au travail domestique, nous arriverions à la conclusion que dans la majorité des cas, il est socialement non nécessaire car, étant donné le faible intérêt qu’a le capital à l’augmentation de la productivité des familles et les connotations idéologiques de l’oppression patriarcale, les femmes emploient beaucoup plus d’heures de travail à produire la partie qui leur revient du produit nécessaire à la subsistance de la société qu’il ne serait nécessaire, vu le niveau de connaissance et de technologie actuelles.
    Comme nous venons de le voir, on ne peut parler de travail abstrait socialement nécessaire dans le cas du travail domestique parce qu’il n’existe pas de mécanisme social qui permette de le reconnaître. En conséquence, l’ensemble des valeurs d’usage que produit le travail domestique ne constitue aucun « mode de production patriarcal ». Il est certain que la production de valeurs d’usage au sein de la famille coûte aux femmes de nombreuses heures de travail et que, comme nous l’avons vu, leur production est une partie substantielle du produit socialement nécessaire, mais au sens strict, le travail domestique ne crée aucune valeur qui ne soit pas d’usage.

Jesus Albarracin


Ce dossier est la première partie d’un article repris de la revue Inprecor, nº 274, 17 octobre 1988. Son titre original était « Travail domestique et loi de la valeur ». Nous en publierons la seconde partie dans le prochain numéro de notre journal.

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1    Ce paragraphe est extrait de L’idéologie allemande (Editions sociales, Paris 1966) mais on peut trouver beaucoup d’autres exemples. Le paragraphe classique de la Préface à la contribution de la critique de l’économie politique qui se réfère au mode de production capitaliste est un autre exemple de comment Marx, non seulement se réfère aux « hommes » (« Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté. […] Ce n’est pas ta conscience des hommes qui détermine leur être?; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience » Editions sociales, Paris, 1966)?; mais, aussi comment son analyse n’intègre pas le problème. Les polémiques postérieures pour savoir si les relations patriarcales sont comprises dans les rapports de production ou dans les superstructures idéologiques, si l’on même parier de rapports de production, etc., en sont une bonne preuve.
2     Le rôle que la marchandise occupe dans l’analyse économique de Marx est manifeste des le premier paragraphe du Capital : «la richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s’annonce comme une immense accumulation de marchandises. L’analyse de la marchandise, forme élémentaire de cette richesse sera par conséquent le point de départ de nos recherches» (Le Capital, livre I, chapitre I. Editions sociales, Paris, 1972). A partir de là, dans le reste du Capital, le travail domestique n’ayant pas un caractère marchand, est tout simplement ignore.
3     Dans une société capitaliste, le travail marchand, c’est-à-dire celui qui se réalise dans le cadre du marché, est de deux types : travail salarié (celui qu’effectuent toutes les personnes qui sont obligées de vendre leur force de travail en échange d’un salaire) et le travail non-salarié (qu’effectuent ceux qui sont leur propre patron). Dans le mouvement féministe, il est courant d’appeler «travail salarié» ce qui ne relève pas du travail domestique, mais, on peut le déduire de ce qui précède, il serait plus correct de l’appeler «travail marchand». Dans cet article, nous avons décidé de faire abstraction du travail non-salarié, ce qui ne change en rien fondamentalement les choses.
4     Nous faisons abstraction pour simplifier, du fait qu’une partie du travail salarié n’est pas consacré à produire des marchandises, mais à prêter des services sur le marché, comme c’est le cas du commerce, de la santé, de l’enseignement, etc. Ce dernier travail a une valeur d’échange, puisque qu’il se réalise sur le marché, mais ne crée pas de valeur, bien qu’il soit indispensable au fonctionnement du système capitaliste. Une partie du produit excédentaire est consacrée à la rétribution de ce travail.
5     Nous sommes ici en présence d’une de ces catégories mal précisées, auxquelles nous faisons référence au début. Depuis Marx, la valeur d’échange d’une marchandise ou simplement la valeur, est «la quantité de travail socialement nécessaire pour la produire». D’autre part, dans la tradition marxiste, le produit indispensable à la subsistance de la société est également nommé «socialement nécessaire» et c’est ainsi que nous avons procédé dans le texte. Evidemment, l’expression «socialement nécessaire» peut signifier des choses très différentes dans beaucoup de cas. C’est une confusion qui ne favorise en rien le traitement du travail domestique. Voilà pourquoi nous avons maintenu l’expression «socialement nécessaire» pour définir celle partie du produit ou du travail social qui sont indispensables pour la société, et nous avons défini la valeur d’échange comme la quantité de travail «socialement nécessaire» pour produire une chose. Ce sont des synonymes mais ils ont une charge idéologique très différente.