Élections européennes

Élections européennes : Malgré la crise, les néolibéraux sauvent la mise

«Désastre», «tremblement de terre», «électrochoc», « secousse historique», «coup de tonnerre», «sidération» : les résultats des dernières élections européennes ont suscité une véritable onde de choc médiatique partout en Europe, à commencer par la France, où la victoire « historique » du Front national de Marine Le Pen a donné la gueule de bois à bien des commentateurs. Sur fond d’austérité, de crise économique et de perte de confiance, non seulement envers les institutions européennes mais surtout envers les forces politiques qui les animent, les grandes tendances du vote du 25 mai dernier n’étonnent guère. Cependant, à y regarder de plus près, quelques résultats importants interrogent cette lecture unilatérale. D’abord, pour plaire au capital « europhile », la victoire écrasante du Parti démocrate de Renzi en Italie et la « bonne tenue » de la grande coalition allemande. Ensuite, pour conforter la gauche anticapitaliste, quelques résultats encourageants qui traduisent, avec Podemos et Izquierda Plural dans l’Etat espagnol, et plus encore avec Syriza en Grèce, les retombées politiques des mobilisations populaires de masse les plus importantes de ces dernières années. 

Le taux élevé d’abstention est l’un des premiers éléments a être relevé par tous les commentateurs, dont certains y trouvent peut-être une raison de se rassurer (au moins, les abstentionnistes n’ont-ils pas voté pour la droite nationale-populiste) : environ 57 % des ci­toyens·ne·s européens ont décidé de ne pas aller voter. La France avec ces 56,5 % d’abstention se situe bien dans la moyenne « européenne » de cette désaffection, de cette méfiance et/ou de cette « désespérance » qui touche une partie significative de la population des 28 pays appelés à élire le Parlement de Bruxelles. Pourtant, comparée aux taux d’abstention des scrutins européens précédents, 57 % en 2009 et 55 % en 2004, celui de cette année était tout à fait dans la norme. Il a même reculé dans plusieurs pays dont, par ordre d’importance croissante, le Royaume-Uni, l’Espagne, la Finlande, la France, la Suède, la Roumanie, l’Allemagne, la Grèce et la Lituanie. En réalité, il a surtout augmenté dans les pays de l’Est – en Lettonie, en Estonie, en République Tchèque, en Slovénie, en Hongrie, en Slovaquie, en Bulgarie – ainsi que dans quelques pays du Sud – Chypre, l’Italie et le Portugal – et du Nord – l’Irlande et le Danemark. 

Si les taux d’abstention élevés peuvent être en partie attribués au rejet de l’Union Européenne par les classes populaires, ils ne nous disent rien ou presque sur l’évolution des rapports de force politiques pays par pays au cours des cinq années qui séparent les deux dernières consultations. L’abstention n’est donc pas un paramètre important pour comprendre les bouleversements intervenus le 25 mai dernier. D’autre part, comme le souligne Manuel Kellner, cette vision nourrit la croyance quelques fois un peu magique selon laquelle cette abstention serait la preuve du « manque de légitimité des institutions européennes », alors qu’elle est sans doute le signe d’une sous-estimation du poids réel des institutions et des politiques européennes sur les réalités nationales et du « désintérêt face à ce qui arrive dans d’autres pays » (1). 

 

Partis gouvernementaux en débandade

 

Le deuxième constat qui frappe les esprits est que les quelques 43 % des citoyen·ne·s européens qui se sont prononcés l’ont fait contre les partis considérés comme les porte-paroles des institutions européennes, contre les agents des politiques d’austérités dans leur pays, mais aussi contre une classe politique jugée corrompue. Les grands partis traditionnels, en particulier ceux qui sont au gouvernement, reculent ainsi  un peu partout. En France, le Parti socialiste rassemble un peu moins de 14 % des électeurs·trices (contre 16,5 % en 2009). Il prend donc une veste, confirmant celle des municipales, non pas tant face à l’UMP, en plein scandale financier, qui se place en seconde position et obtient 20,8 % des suffrages (contre 27,8 % en 2009), mais face au Front national de Marine Le Pen, qui triomphe avec près de 25 % (contre 6,3 % en 2009). 

Au Royaume-Uni, le parti conservateur au pouvoir est sanctionné lui aussi, passant de 27 % en 2009 à 23,3 %, face au parti de la droite nationale-populiste UKIP, qui s’installe en première position avec 27,5 % des suffrages contre un peu plus de 16 % en 2009. Dans l’Etat espagnol, les élections européennes semblent marquer la fin du « bipartisme » – Parti populaire (PP) / Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) (2). Le PP tombe de 42,2 % en 2009 à 26,1 %?; quant au PSOE, il passe de 38,8 % en 2009 à 23 %. Ensemble, les deux partis ne rassemblent pas 50 % des suffrages exprimés. La tendance est la même en Pologne, où le Parti populaire tombe à 31,3 % contre 44,4 % en 2009?; en Suède, où le parti des modérés obtient 13,6 % (contre 18,8 % en 2009), ou en Hongrie, où le parti libéral Fidesz recule de 56,4 % à 51,5 %.

De façon générale, surtout lorsqu’elles étaient au pouvoir, social-démocratie et droite traditionnelle ont été sanctionnées par un vote d’opposition aux « élites de l’austérité » (3) qui appliquent avec diligence les politiques de la BCE, entraînant avec elles leurs lots d’asservissement, de privatisations, de coupes dans les dépenses publiques, de misère, de chômage, de destruction de l’Etat social, et de dégradation des conditions de vie et de travail. L’Allemagne et l’Italie forment quant à elles des exceptions notables, qui remettent en cause l’analyse tant de fois répétée d’un vote dominé par le rejet de l’Union européenne et par un refus des partis de gouvernement (4). En Allemagne, si la CDU/CSU, loin des 40 % pronostiqués juste avant les élections, passe de 37,9 % en 2009 à 35,3 %, le SPD progresse de 20,8 % en 2009 à 27,3 % en 2014. Mais il est vrai qu’ici, la crise est moins sévère qu’ailleurs. En Italie, le PD de Matteo Renzi remporte 40 % des voix aux élections contre les 26 % en 2009, j’y reviendrai… 

«La convergence des politiques des gouvernements de droite et de gauche libérale est manifeste aux yeux de millions de tra­vail­leurs·euses», écrivait à chaud François Sabado (5). Une évidence longtemps rejetée à gauche pour justifier le « vote utile », la solution du « moindre mal », ou la nécessité de présenter une « alternative à la droite », des arguments resservis ad nauseam. En 2013, Miguel Romero s’en était moqué dans une petite parabole : «Cela fait quelques années, écrivait-il, un film intitulé Un jour sans fin, ou Le jour de la marmotte en version originale, avait eu du succès; dans celui-ci, un personnage incarné par Bill Murray se trouvait happé par un cauchemar où il se réveillait chaque matin pour s’apercevoir que la même journée se répétait indéfiniment. Quelque chose de semblable se passe avec cette véritable addiction de groupes successifs de ‹personnalités›, qui les pousse à se présenter comme porte-paroles de l’objectif de ‹battre la droite› et à désigner [la social-démocratie] comme protagoniste de cette tâche» (6). 

Cette prise de conscience a été facilitée par un positionnement toujours plus clairement néo­libéral des partis sociaux-démocrates européens, que la « nouvelle » rhétorique électorale « anti-­austérité » d’une partie d’entre eux (pensons à Martin Schulz en Allemagne, à Matteo Renzi en Italie, et même à François Hollande en France) n’arrive plus à dissimuler. La social-­démocratie européenne semble ainsi suivre ouvertement le chemin tracé par le Parti démocrate italien : en coupant le « semblant » des derniers liens historiques qui la reliait encore à un bagage de luttes populaires pour l’émancipation sociale, elle vise à devenir le parti de la bourgeoisie moderniste, comme en Italie, prenant modèle sur le Parti démocrate états-unien. Doit-on s’étonner qu’elle y perde en chemin une partie de sa base électorale traditionnelle, qu’elle peut évidemment espérer remplacer par la clientèle hétéroclite des partis bourgeois populaires ? 

Dans certains pays, comme au Portugal, les partis socialistes peuvent encore songer, mais de moins en moins souvent, à se refaire un peu dans l’opposition. Ainsi, le PSP a-t-il progressé très sensiblement aux Européennes (de 26,5 % en 2009 à 31,4 %). En revanche, le recul de la social-­démocratie dans plusieurs pays ne semble pas susciter d’oppositions de gauche et ce, même en France, où sa « déroute » est apparemment sans appel. Après la scission de 2008, qui a conduit à la formation du Parti de gauche de Mélenchon, la création de Nouvelle Donne, issue aussi largement des rangs du PS – qui a obtenu 2,9 % des suffrages – confirme la règle selon laquelle aucun courant de gauche ne peut trouver place durablement au sein de ce parti.

Globalement, les écologistes européens connaissent une érosion plus sensible que celle de la social-démocratie, en raison sans doute du renforcement de leur caractère mainstream euro-compatible (ils passent de 57 à 52 sièges). En France, les verts paient ainsi au prix fort leur participation, même critique, au gouvernement de François Hollande, tombant de 16,3 % à 8,9 %,  l’une des plus fortes dégringolades en Europe. 

De son côté, la droite traditionnelle perd des plumes, puisque le Parti populaire européen passe de 35,7 % des sièges en 2009 à 28,5 % aujourd’hui. Un recul qui, sans surprise, touche inégalement les formations politiques de plusieurs pays cardinaux comme l’Etat espagnol, la France, l’Italie, le Royaume-Uni ou l’Allemagne. Il faut noter qu’elle est aussi comptable de la politique des grandes coalitions gouvernementales (droite traditionnelle, social-­démocratie, divers « centres »), testées pour « faire face à la crise » et justifier les politiques d’austérité (en Allemagne, en Autriche, en Hollande, en Belgique, en Irlande, en Finlande etc.). Elle doit également jouer les équilibristes avec une partie de ses propres forces eurosceptiques et/ou nationalistes, et tenter de répondre à l’emprise croissante d’une extrême droite décomplexée, qui a le vent en poupe. Angela Merkel, la dame de fer de la troïka, joue ainsi les avocates de l’Union européenne tout en durcissant le ton pour garder le contact avec la frange eurosceptique croissante de la droite allemande. Ne soulignait-elle, pas juste avant le scrutin, que l’Union européenne n’était pas une « union sociale » ?

 

 

L’irrésistible ascension de la constellation national-populiste

 

Ce sont les résultats de la droite dure, national-­populiste, inégalement europhobe et fascisante, qui bouleversent aujourd’hui une partie de la donne européenne. La progression d’un vote « anti­système », de repli nationaliste et/ou régionaliste avait été annoncée. Elle allait presque de soi, compte tenu de la crise économique, politique et morale qui affecte l’UE depuis quelques années. Le suffrage élevé pour des partis catch all, dont certains, comme l’Alternative pour l’Allemagne (AfD), se disent «ni de gauche ni de droite», et qui profitent du mal-être social et économique des classes populaires, s’apparente ainsi à un vote d’opposition aux politiques menées par la troïka, y compris de la part de ceux qui, en Allemagne, estiment que l’UE coûte trop cher, de rejet des partis qui «bradent l’indépendance nationale» et de colère face à l’incompréhension des conséquences des politiques d’austérité mises en place de manière zélée par les partis gouvernementaux. 

Ce vote exprime surtout un rejet de l’immigration teinté de racisme visant d’abord – mais pas seulement – les populations issues des pays non-européens, mais aussi un mépris envers les pays les plus endettés du sud du Vieux Continent (les PIGS), réputés fainéants et dépensiers, et considérés comme les principaux responsables de la crise. Le Parti indépendant du Royaume-Uni (UKIP) se pose aujourd’hui en champion de la famille avec 27,5 % des suffrages (contre 16,1 %, en 2009), devenant la première formation politique de son pays. Il appartenait jusqu’ici au groupe  L’Europe de la liberté et de la démocratie, avec le Parti du peuple danois, autre grand vainqueur de ce scrutin, avec 26,7 % (contre 14,8 % en 2009), avec Ordre et justice de Lituanie (14,3 % contre 12,2 % en 2009), avec le Parti des vrais finlandais (12,9 % contre 14 % en 2009), que va rejoindre l’Alternative pour l’Allemagne (7 %), et peut-être la Nouvelle droite polonaise, qui s’établit à environ 7 % (7).

Le FN de Marine Le Pen joue cependant les trouble-fêtes avec près de 25 % des voix (contre 6,3 % en 2009), devenant le premier parti de France. Vu que UKIP refuse pour le moment de collaborer avec lui, en dépit de convergences évidentes sur l’immigration, il envisage donc de fonder un nouveau groupe parlementaire européen avec d’autres partis apparentés, dont certains ont aussi fortement progressé, comme le Parti de la liberté autrichien (19,7 % contre 12,7 % en 2009) et les Démocrates suédois (9,7 % contre 3,3 % en 2009), mais d’autres sont en perte de vitesse, comme le Parti pour la liberté hollandais (13,2 % contre 17 % en 2009), le Vlaams Belang belge (4,1 % contre 9,9 % en 2009), et probablement la Lega Nord italienne (6,2 % contre 10,2 % en 2009). Plus à droite encore, les partis nazi-fascistes hongrois Jobbik (14,7 %) et grec Aube dorée (9,4 %), actuellement infréquentables, stabilisent pourtant leur audience à un niveau élevé. 

A la périphérie de cette nébuleuse, Beppe Grillo, du Mouvement 5 étoiles (M5S), joue les invités-surprises, en discutant aujourd’hui avec UKIP de son éventuelle affiliation à l’Europe des libertés et de la démocratie. Lui, qui avait fait exploser les urnes en 2013, a cette fois-ci trébuché sur les marches du Parlement européen. Convaincu de remporter les élections haut la main, il avait mis sa campagne sous le signe de la victoire – « soit eux, soit nous ». Mais plusieurs éléments ont joué contre le M5S et son leader : une campagne national-populiste, mâtinée d’antisémitisme, qui lui a fait perdre du crédit à gauche?; les excommunications de plusieurs membres du mouvement au cours des derniers mois renforçant l’image d’un parti autoritaire aux leaders incontestables?; la mauvaise gestion de certaines administrations locales… Comme je l’avais écrit déjà en 2013 (solidaritéS, nº 241), le M5S est caractéristique de ce subversivisme italien, que Gramsci décrivait comme «une position de classe négative […] qui va toujours à droite au moment décisif». Il n’aura pas fallu longtemps à Beppe Grillo pour abattre ses cartes, bien qu’une partie de son mouvement semble se dissocier de lui…

Avec ou sans le M5S, la constellation national-populiste s’enracine toujours plus profondément dans le sous-sol européen. Elle ne se présente pas sous les traits du fascisme d’antan, bien qu’une partie de ses mi­li­tant·e·s et de son électorat s’en réclament, même si elle sort du ventre toujours fécond de la bête immonde, comme le disait Brecht en 1941. C’est le cas peu ou prou de toutes ces formations. Leurs discours sont ultra-nationalistes, racistes, patriarcaux, impérialistes, antisocialistes, fondés sur la stigmatisation des plus pauvres, des « moins productifs », des minorités sexuelles, et sur la domination des femmes. Ainsi, le leader de la Nouvelle droite polonaise, Janusz Korwin-Mikke affirmait récemment que le viol était normal, parce que les femmes cherchaient ça…  Mais il s’agit aussi d’un vote «représentant une attitude qui vient des tripes, que Farage [le leader de UKIP] met bien en scène lorsqu’il évoque le pilier de bar avec lequel vous pouvez vous envoyer une bière et dénoncer tous les politiciens et ruminer contre les immigrés» (8). Ces mouvements sont portés principalement par des éléments de la petite et moyenne bourgeoisie (médecins, professeurs, petits entrepreneurs), mais sont massivement suivis par les classes populaires (ouvriers, employés, chômeurs). Ils peuvent aussi attirer un vote jeune, comme le FN.

Dans la plupart des pays, ils grignotent certes la base électorale populaire des partis conservateurs, mais ils empiètent aussi sur le vote social-démocrate, poussant les partis de gouvernement à adopter leur discours ou à leur emboîter le pas, en particulier lorsqu’il s’agit de restrictions à l’immigration et de politique sécuritaire. Bien sûr, il y aurait encore beaucoup à dire sur ces mouvements. Qui sont leurs mécènes ? D’où viennent les financements qui facilitent leur ascension ? Quels liens établissent-ils entre eux ? Quel type de rapport entretiennent-ils avec des groupements clairement fascistes ou identitaires ? Leurs progrès sont d’autant plus préoccupants qu’ils ne semblent pas provoquer la mobilisation sociale et politique nécessaire à les contrer. La manifestation contre la victoire du FN aux dernières élections européennes a certes rassemblé quelques 8000 jeunes à Paris, le 29 mai, mais ce premier élan mérite d’être poursuivi et amplifié. 

 

 

L’ «exception» italienne?

 

Matteo Renzi est le grand vainqueur des dernières élections européennes. Une « anomalie », comme aime à le dire la presse internationale, à ajouter aux diverses « exceptions » qui, vues de l’étranger, semblent scander l’histoire de l’Italie contemporaine depuis le début du 20e siècle. Le Parti démocrate, qui avait obtenu 25,5 % des voix à la Chambre des députés en février 2013, a ainsi dépassé le score historique de 40 %. Le pays que Perry Anderson qualifiait récemment de «véritable maillon faible de l’Union européenne qui pourrait l’amener à la rupture» se distingue ainsi par un vote qui va peut-être contribuer à la stabiliser (9). Pourtant, le gouvernement Renzi poursuit une politique d’austérité et de démantèlement social, de manière toute aussi zélée que ses prédécesseurs. 

Plusieurs facteurs permettent d’expliquer un tel succès, dans le contexte d’une dispersion des mouvements sociaux de résistance. Tout d’abord, le jeune président du conseil Matteo Renzi, chouchou de la presse internationale et nationale, ne dirige le gouvernement que depuis quelques mois. Et il n’a pas ménagé les effets de manche contre l’Europe de l’austérité et le diktat allemand, pour la révision des traités européens, et pour la « relance ». Il a pu ainsi se poser comme l’homme du changement tout-de-suite, qui va améliorer les conditions de vie des Italien·ne·s (en « ajoutant » par exemple 80 euros de bonus à la paye de chaque salarié·e), tout en étant l’homme lige du patronat (le journal de la Confindustria, la faîtière patronale, a consacré 12 pages au soutien de sa campagne aux européennes). Renzi est ainsi le prototype du politicien qui «combine le mieux la démagogie de l’aumône avec la destruction de ce qui reste des conquêtes du mouvement ouvrier organisé» (10).

Enfin, Matteo Renzi s’est présenté comme une alternative à l’ancien PD, n’assumant donc aucune responsabilité pour les politiques menées jusque-là par ses prédécesseurs. Les critiques aux dinosaures, comme Massimo D’Alema, accusés d’avoir «détruit la gauche», ont été accompagnées à la fois de l’annonce du retour du Parti démocrate italien dans l’Internationale socialiste et de la constitution de larges ententes gouvernementales incluant jusqu’à Silvio Berlusconi. Il a ainsi pu gagner des voix «à gauche» en récupérant certains votes qui s’étaient portés en 2013 sur le Mouvement 5 étoiles de Beppe Grillo?; mais aussi à droite, compte tenu de l’éclatement de la coalition du Cavaliere (Peuple de la Liberté – PdL) qui recueillait à elle seule plus de 35 % des voix en 2009. A cela s’ajoute, précisément, l’échec du M5S qui, en février 2013, avait créé la surprise en devenant le premier parti du pays avec plus de 25 % des voix à la Chambre et 23 % au Sénat. Aujourd’hui, il obtient 21 % des suffrages.

 

 

La gauche qui vient…  du Sud

 

Tous les espoirs ne sont néanmoins pas perdus à gauche, et en particulier dans le Sud de l’Europe, là où les politiques d’austérité se sont déjà abattues avec le plus de brutalité, là aussi où les mouvements sociaux ont été les plus importants jusqu’ici. Ainsi, en Grèce, Syriza remporte 26,6 % des voix (contre 4,7 % en 2009), s’affirmant comme la première force politique du pays, alors même que les mobilisations de masse sont en recul. Dans l’Etat espagnol, Podemos, toute nouvelle force politique issue du mouvement des Indigné·e·s, remporte pour sa première apparition électorale 8 % des voix, devenant la troisième force politique à Madrid, dans les Asturies ou en Aragon, et la quatrième force du pays. Véritable « catalyseur de l’indignation populaire », cette liste marque ainsi un tournant incontestable pour la gauche radicale, non seulement par ses modes d’organisation (favorisant la participation active de ses membres), mais aussi dans les répertoires d’action choisis. A cette victoire s’ajoute le score de Izquierda Plural (un élargissement de Izquierda Unida) qui passe de 3,7 % des suffrages en 2009 à près de 10 % aujourd’hui. En comptant les listes nationalistes de gauche catalanes, basques et galiciennes (ERC, Los pueblos deciden de Bildu et BNG, Primavera europea), cet espace de gauche antilibéral passe de 6,25 % en 2009 à 26 % aujourd’hui. 

En Italie, la liste « L’Altra Europa con Tsipras » crée également la surprise avec 4 % des voix, un résultat d’autant plus étonnant que cette formation n’a bénéficié que d’une couverture médiatique limitée. Ce regroupement a rassemblé des activistes des mouvements sociaux, notamment du No Tav (mobilisation dans le val de Suse contre le train à grande vitesse Turin-Lyon), mais aussi de quelques intellectuels et journalistes (Barbara Spinelli, Andrea Camilleri, Marco Revelli) proches pour certains du quotidien Repubblica. Un mélange des genres certes, mais une liste qui situe sa lutte sur le terrain européen et pourrait ouvrir la voie à une expression transnationale de la gauche antilibérale. Au Portugal en revanche, le Bloc de gauche, à qui certains reprochent d’avoir fait des concessions au PS, et qui a souffert récemment de scissions et départs collectifs, à gauche comme à droite, recule fortement – de 10,7 % en 2009 à 4,6 %. Quant au Parti communiste, qui est toujours perçu comme une force de mobilisation, en alliance avec son antenne écologiste, il passe de 10,9 % des voix en 2009 à 12,7 %. 

Dans les pays du Nord, la situation paraît plus contrastée. De nouvelles forces politiques surgissent, comme l’organisation féministe et antiraciste suédoise (Initiative Féministe) qui remporte 5,3 % des suffrages (contre 2,2 % en 2009). Fondée en 2005, elle est le « pire cauchemar » des partis classiques. En Irlande, le Sinn Fein progresse lui-aussi, passant de 11,2 % en 2009 à 17 % des voix aujourd’hui. A cela s’ajoute le résultat en Belgique francophone du PTB-Gauche d’ouverture, qui passe de 1,1 % en 2009 à 5,5 % aujourd’hui, bénéficiant sans doute de l’appel de la FGTB (principale centrale syndicale) de Charleroi à rompre avec la politique du PS. Si Die Linke en Allemagne reste stable à 7 %, la situation en France est sans doute la plus calamiteuse, surdéterminée par la disparition des mouvements sociaux d’ensemble depuis la bataille contre la réforme des retraites en 2010. Depuis lors, les luttes sociales sont restées atomisées et ont littéralement disparu des écrans radars.

Au scrutin européen, le Front de gauche n’obtient que 6,3 % des suffrages, soit sensiblement la même chose qu’au lendemain de sa création, en 2009, en dépit de l’attractivité du NPA, qui recueillait alors 4,9 % des voix. Il faut dire qu’il a peut-être pâti légèrement de la présentation de Nouvelle donne, une force issue en partie du PS, qui plaide pour un programme de relance keynésien. Mais il paie sans doute beaucoup plus cher pour le choix du Parti communiste de faire liste commune avec le PS dans de nombreuses municipalités quelques mois avant les Européennes. Comme l’écrit Jean-Luc Mélenchon sur son blog, le 30 mai : «Notre Front de Gauche a un large pied dans le système comme l’a montré la séquence des élections municipales. Dès lors, les petits arrangements et alliances à géométrie variable, au-delà même de leur légitimité locale ou non, nous ont directement associés au spectacle des poisons et dentelles du système. Dès lors, nous nous sommes rendus illisibles ou, pour dire plus vrai, nous avons été rendus suspects dans un moment ou les suspects subissent, à juste titre, très vite un mauvais sort! En une campagne électorale [les Municipales], tout le travail d’autonomisation a été détruit aux yeux du grand nombre.?»

Pour autant, le Front de gauche, qui étouffe dans le tête à tête orageux entre le PCF et le Parti de gauche de Mélenchon, n’a apparemment pas (encore) tiré parti du ralliement de plusieurs vagues de transfuges du NPA qui, avec d’autres forces, ont constitué Ensemble (Mouvement pour une alternative de gauche), en novembre dernier, ambitionnant la formation d’un troisième pôle au sein du front. Quant au NPA, sa situation est difficile, puisqu’il obtient 0,3 % des suffrages (contre 4,9 % en 2009), un résultat qui témoigne sans doute du degré de confusion dans lequel se trouve une bonne partie de ses supporters de 2009. Le paysage n’est bien sûr pas éclairci par la présentation à répétition de Lutte Ouvrière, qui continue à faire cavalier seul avec environ 1 % des suffrages. Le défi reste donc entier : construire un front uni de toute la gauche antilibérale est un objectif incontournable?; en son sein, chaque vision politique devrait pouvoir continuer à débattre et à s’organiser de façon démocratique pour pouvoir défendre ses positions tout en respectant des moments de lutte communs afin de soutenir et d’encourager les mobilisations sociales, mais aussi afin de faire apparaître un seul pôle de la gauche combative à l’occasion des élections. 

Les résultats des élections européennes sont donc plus contrastés que ne l’ont relevé les premiers commentaires à chaud. Même si les scores de la droite national-­populiste attestent de la profondeur de la crise en cours, les « eurocrates » limitent la casse. Les partis bourgeois et sociaux-démocrates gardent en effet en main les leviers de commande, en particulier dans les pays qui forment historiquement le noyau dur de l’UE (Allemagne, Italie, Benelux). Même en France, où le PS connaît une profonde crise de légitimité politique, le gouvernement Hollande-Valls poursuit sa route. Ainsi, l’Italie, réputée maillon faible de l’Europe néolibérale, offre à l’UE un répit inespéré. Une situation qui ne facilite pas la tâche de la gauche radicale, prise en tenaille entre la marée brune montante et les partis de l’austérité au pouvoir, qui n’arrive pas à capitaliser le mécontentement populaire, sauf en Grèce et dans l’Etat espagnol, grâce sans doute aux luttes de masse de cette dernière période.

 

Stéfanie Prezioso

31 Mai 2014

 


1 Manuel Kellner, « European Elections in Germany : Right-wing Success, Stagnation of the Left », 26 mai 2014, europe-solidaire.org.

2 Jaime Pastor, « Elections européennes dans l’Etat espagnol : déclin du bipartisme, ascension de Podemos et renforcement du souverainisme en Catalogne », 26 mai 2014, vientosur.info.

3 Fabrizio Burattini, « La tendenza europea e la controtendenza italiana », 28 mai 2014, anticapitalista.org.

4 Cinzia Arruzza, « The European Conundrum », Jacobin. A magazine of culture and polemic, Mai 2014, jacobinmag.com

5 François Sabado, « Les élections européennes : une Europe à la dérive et un tremblement de terre en France », 27 mai 2014, europe-solidaire.org.

6 Miguel Romero, « La política de la marmota », Viento Sur Web, 9 nov. 2013.

7 Selon le porte-parole de la Nouvelle droite, Tomasz Sommer, son chef de file inclinerait pour la constitution d’un nouveau groupe libertarien, centré sur l’Europe centrale et orientale.

8 Dave Kellaway, « European elections in Britain : Farage shakes it all about-The United Kingdom Independence Party keep through », Socialist Resistance, 26 mai 2014, socialistresistance.org.

9 Perry Anderson, « The Italian Disaster », London Review of Books, 22 mai 2014.

10 Cf. Andrea Martini, « Europee 2014. Lo scontro elettorale dei piccoli titani », 23 mai 2014, anticapitalista.org.