Biodiversité

Biodiversité : Du flou, mais pas trop de loups

En 2011, lors des primaires socialistes en France, Martine Aubry avait souligné l’ambiguïté du flou des propositions de François Hollande en expliquant que sa grand-mère disait «quand il y a du flou, il y a un loup». Autrement dit, et pour rester dans le registre animalier, il y a anguille sous roche. La thématique de la biodiversité comporte pas mal de flous, comme on le verra. Mais sur l’essentiel, à savoir une dégradation rapide de plusieurs de ses composantes, il n’y a pas de loup. En revanche, l’intégration de «l’espèce humaine» dans la biodiversité exonère à peu de frais le capitalisme réellement existant.

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A partir de la fin des années 1980, et plus encore à partir de la Conférence de Rio sur la diversité biologique (CDB, 1992), la notion de biodiversité vient supplanter celle de diversité biologique. Sur le plan de l’analyse, la première ajoute à la seconde la prise en compte de l’habitat des espèces et des relations entre celles-ci. En plus, on y ajoute un élément pour le moins flou et lourd d’ambiguïté dans son indéfinition : l’espèce humaine et son action.

Ainsi harnachée, la notion de biodiversité devient un grand fourre-tout consensuel. Dans un article déjà ancien, l’économiste Catherine Aubertin notait dans le numéro spécial du magazine La Recherche consacré à ce thème : «C’est la force des mots valises que d’emporter l’adhésion immédiate […] Chacun se fait alors son image de la biodiversité, des étals de maraîchers à la forêt amazonienne, et oublie vite que la biodiversité est une construction sociale et politique récente, tout comme l’invention du mot lui-même.» (nº 333, 2000.) Pour leur part, plus près de nous l’hydrobiologiste Christian Lévêque et le biologiste et ingénieur agronome Jean-Claude Mounolou précisent : «Le vocable biodiversité est un mot-­valise qui recouvre des approches différentes». (Biodiversité. Dynamique biologique et conservation, 2008).

Sur le site de Sagascience (commun à trois institutions scientifiques), à l’article biodiversité, Jacques Blondel, spécialiste de l’ornithologie, explique qu’il existe plus d’une centaine de définitions de ce néologisme et que «la principale difficulté vient de ce que l’amplitude des champs et domaines de la connaissance que le concept de biodiversité recouvre empêche qu’elle puisse être considérée comme une discipline scientifique unitaire dotée de ses propres théories et lois. D’où l’impossibilité de fait de définir la biodiversité.» Une mise en garde similaire concernant l’absence de théorie unifiée est faite par l’ingénieur de recherches Jacques Lepart : «Le terme biodiversité en suggérant une cohérence, voire même une unité est alors fallacieux. La biodiversité, ce sont des espèces, des gènes, des configurations spatiales qui ont leur propre logique de reproduction ou de fonctionnement. Les interactions entre ces niveaux peuvent être fortes, mais sont aussi complexes et diverses. La biodiversité reste probablement irréductible à une théorie scientifique unifiée.» (Les Biodiversités. Objets, théories, pratiques, 2005).

Pour simplifier la présentation d’un contenu à la fois vague et complexe, les sites officiels présentent la biodiversité sous l’aspect d’une trilogie, comme le fait l’Office fédéral de l’environnement (OFEV). Elle comprend classiquement :

  • La diversité des espèces (les espèces animales, végétales, les champignons et les bactéries)

  • La diversité génétique (p. ex. les sous-espèces, variétés et races)

  • Ainsi que la diversité des écosystèmes (p. ex. les forêts et les cours d’eau). 

Plus loin, l’OFEV parle de la biodiversité comme de «la vie qui nous entoure sous toutes ses formes», «fruit d’une évolution de plusieurs millions d’années». Et comme nous sommes dans une société marchande, l’Office ajoute qu’il s’agit d’un héritage naturel que nous léguons aux générations futures, que la biodiversité équivaut à une assurance et que les écosystèmes fournissent des services. La confusion des genres, avec ces notions de sciences de la vie accouplées à des substantifs issus de l’économie politique libérale est symptomatique du discours officiel sur la biodiversité.

 

 

Trois piliers pas si univoques

 

Ces trois piliers de la biodiversité ne sont pas si univoques. Lorsque l’on parle de sauvegarder la diversité des gènes, des espèces et des écosystèmes, on introduit ainsi des niveaux différents de la biodiversité, avec des aspects nettement qualitatifs. Personne ne peut s’imaginer qu’il s’agit de sauver la totalité des gènes vivants, mais bien de se préoccuper d’une diversité génétique, susceptible de fournir un potentiel évolutif aux différentes formes de vie. Notons toutefois qu’il n’y a pas de définition du gène en tant qu’entité physique et qu’il n’y pas non plus consensus sur le nombre de gènes présents, par exemple, dans le génome humain (voir la contribution du philosophe et historien de la biologie Richard M. Burian dans l’ouvrage coordonné par Jean-Jacques?Kupiec, La Vie et alors? 2013.)

Si les espèces représentent certainement la variable qui « parle » le plus en matière de biodiversité, leur définition n’est pas sans poser problème ni avoir de sérieuses conséquences quand les politiques de conservation de la faune, p. ex., dépendent de l’espèce à laquelle l’animal appartient ou non. Les deux critères retenus pour déterminer une espèce (morphologie et interfécondité) ne permettent pas toujours de trancher. Parmi les cas les plus connus d’indécision, il y a ceux de l’éléphant africain de la savane et de la forêt – deux sous-espèces dont l’ADN diffère pourtant entre elles autant qu’avec celui du mammouth laineux ! – et celui du loup de l’Algonquin (loup gris, loup roux ? Espèce métissée avec le coyote ?). Ces cas montrent que nous ne sommes pas non plus devant une mécanique de précision horlogère. Reste enfin la notion d’écosystème. Son créateur, le botaniste A.G. Tansley, a toujours défendu le point de vue qu’il s’agissait d’une opération mentale dont le premier acte consistait à séparer l’écosystème à étudier du reste de l’univers, comme le rappelle Jean-Paul Deléage dans son Histoire de l’écologie en 1991. Il s’agirait donc moins d’une réalité tangible que d’un outil intellectuel. L’écosystème découpe donc des entités très différentes, qui vont de la communauté de bactéries dans une flaque d’eau à la Terre entière. Qui plus est, longtemps analysés comme des systèmes à l’équilibre (climax), les écosystèmes sont vus aujourd’hui comme des trajectoires. Autrement dit, ils naissent, se développent et meurent.

Cette dynamique, qui est aussi celle de l’évolution, interdit de penser la biodiversité en terme de conservation statique, mais oblige à la saisir comme une réalité mouvante, aux contours imprécis, qui serait le potentiel évolutif de la nature (espèce humaine comprise). Mentionnons aussi, pour rappel, que « si nous avons quelques idées sur la nature et l’importance du déclin de la biodiversité qui se voit et se laisse décrire, nous ne savons pratiquement rien de la biodiversité réellement fonctionnelle, celle qui fait tourner les écosystèmes et qui est essentiellement invisible. Il s’agit des procaryotesbactéries, cyanobactéries, archéesqui se chiffrent probablement par dizaines de millions, voire milliards d’entités vivantes et qui jouent un rôle essentiel dans les cycles biogéochimiques» (Écologie de la santé et biodiversité, sous la dir. du vétérinaire Michel Gauthier-Clerc et de l’historien des sciences Frédéric Thomas, 2010).

Lorsqu’il s’agit d’expliquer ce qu’est un écosystème, les instances officielles font, comme l’OFEV, référence à des unités que l’on peut intuitivement distinguer, comme les fleuves et les forêts. On aurait ainsi d’un côté une communauté d’organismes et de l’autre son environnement abiotique (les formations géologiques, les climats, les conditions hydrologiques). Un fleuve, avec sa source, son embouchure et la continuité du flux qui les relie semble de prime abord constituer une unité organique. Mais comme les communautés d’organismes ne sont pas les mêmes à sa source qu’à son embouchure, pêcheurs et hydrobiologistes le scindent très vite en différentes zones, repérées à chaque fois par une espèce dominante, dite bio-indicatrice : zones à truites, ombres (ou vandoises), barbeaux, brèmes, silures, flets. A chaque zone correspondent des indicateurs différents, comme le courant, la quantité d’oxygène dissous, la température, sans oublier, naturellement, les facteurs nutritionnels (proies animales ou végétaux à brouter).

L’écosystème est donc une notion abstraite, dans laquelle on associe un milieu physico-chimique (le biotope) et une communauté d’êtres vivants (la biocénose) ; cette association dévoile un réseau d’interactions entre ces éléments constitutifs. Mais l’espace de cette association, donc ses limites, n’est pas une donnée autonome de la réalité naturelle, il reste dépendant d’un choix subjectif, effectué à partir de besoins scientifiques et en fonction de l’intérêt qu’il présente, de sa capacité explicative. On a ainsi pu dire que l’écosystème n’avait pas de limites. Où commencent et où s’arrêtent les différents écosystèmes, comment sont-ils régulés, quelle est la dynamique de leur évolution sont autant de questions toujours débattues.

On est ainsi passé d’une vision d’écosystèmes à l’équilibre, dans laquelle ils atteignaient à un moment donné un optimum de fonctionnement harmonieux, à une conception beaucoup plus heurtée et aléatoire, où les interactions sont plutôt stochastiques, intégrant des basculements, voire des catastrophes, au sens de basculements violents. Mais si les écosystèmes n’ont pas pour but d’être à l’équilibre et évoluent sans cesse, cela a-t-il un sens de viser leur conservation ?

Les rédacteurs de l’article « Écologie » de l’Encyclopedia Universalis introduisent, pour répondre à cette question, qui est au cœur des politiques de préservation de la biodiversité, la notion de potentiel évolutif. Il ne s’agit dès lors plus de conserver en l’état, mais de conserver les ressources nécessaires à une évolution future, qui n’est pas prédéterminée : «La biosphère est constituée d’écosystèmes faits de populations coadaptées. Tels qu’ils sont actuellement, ces écosystèmes résultent d’une histoire où l’homme est intervenu de façon plus ou moins sensible. Les propriétés présentes des populations et des biocénoses, fruits de cette histoire, définissent leurs stratégies adaptatives, c’est-à-dire leurs moyens d’évoluer. À partir de ces notions fondamentales, il est possible de donner son véritable sens au concept de conservation: la conservation de la nature n’est pas une opération de muséologie visant seulement à figer les produits du passé, mais c’est la mise en œuvre des moyens nécessaires au maintien ou même à l’amélioration des stratégies adaptatives des systèmes écologiques: conserver la nature, c’est lui conserver ses potentialités évolutives.» (Maxime Lamotte, Cesare F. Sachs, Patrick Blandin, 2012.)

 

 

L’inventaire de la biodiversité est un casse-tête

 

Les scientifiques des sciences de la vie se sont d’abord contentés du terme de diversité biologique. Celle-ci, comme la biodiversité, suggère la possibilité d’un recensement, d’un stock des espèces. Cela paraît logique : à première vue, une diversité, c’est une variété d’unités, d’espèces vivantes dans le cas précis. Combien d’espèces compte donc la planète ? A vrai dire, personne ne peut l’affirmer sans risque d’erreurs. Des pans entiers de la nature échappent encore à notre savoir. Hervé Le Guyadier, spécialiste de la biologie évolutive, affirme que notre connaissance de la biodiversité est «très insuffisante et il reste énormément de choses à décrire ou à faire». (Pour La Science, nº 347, 2006.)

Contrairement au changement climatique qui peut s’exprimer dans un symbole simple (l’augmentation de la température du globe à la fin du siècle), la biodiversité est toujours à la recherche d’un critère symbolique et unifiant. Il se peut du reste qu’il n’y en ait pas vraiment de pertinent. La rapidité de l’extinction des espèces pourrait l’être, mais son évaluation oscille dans une fourchette entre 100 et 1000 fois plus que la disparition des espèces provoquée par l’évolution naturelle. Des chiffres qu’une récente dispute scientifique a voulu ramener respectivement à 40 et 400. Ce qui évidemment, et quoi qu’il en soit, reste toujours beaucoup trop élevé. La méthode de calcul utilisée, assez hypothétique — on calcule de combien d’espèces s’accroît une zone qui double, par ex. et on considère qu’une diminution de même proportion de la surface d’une zone donnée, réduit d’un même facteur la biodiversité — ne permet pas pour l’instant de sortir de l’imprécision.

Par ailleurs, la courbe des découvertes d’espèces (dues à l’intensification de la recherche) risque fort d’écraser celle des disparitions. Le recensement de la vie sous-marine de 2010, Census, dénombre 250 000 espèces et extrapole leur nombre à un million pour les espèces « classiques », bactéries et archées pouvant dépasser les centaines de millions et représenter en poids environ 35 éléphants par habitant de notre planète ; en 2012, on a par ailleurs compté 18 000 nouvelles espèces. Comme l’on ne connaît pas vraiment le nombre d’espèces eucaryotes (les organismes cellulaires ou pluricellulaires dotés d’un noyau, comme l’homme, et que l’on laisse donc de côté les archées et les bactéries – les procaryotes – dont le rôle dans la biodiversité est pourtant essentiel), les évaluations vont de 2 à 30 millions (voire plus) d’espèces peuplant la Terre. Cet inventaire ne sera sans doute pas terminé avant que de nouvelles espèces n’aient disparu. En résumé, comme le constate Robert Barbault, le fil du raisonnement est correct, les estimations le sont moins. Pour d’évidentes raisons, indiquées par ce spécialiste de la biologie des populations : «on ne connaît pas, et beaucoup s’en faut, la totalité des espèces qui peuplent aujourd’hui la Terre ni, a fortiori, leur écologie. On ne connaît donc pas ni le nombre exact de celles qui se sont éteintes ces dernières décennies ni l’identité de toutes celles qui sont sur le point de le faire. Mais on sait, et de façon certaine, que quantité d’espèces voient leur aire géographique rétrécir au «lavage Homo», leurs populations disparaître et leurs effectifs globaux décliner.» (Ecologie et Politique, nº 30, 2005)

Le fait que l’estimation des atteintes à la biodiversité ne donne pas lieu à une polémique violente comme celle sur le dérèglement climatique ne tient pas à une rigueur scientifique plus robuste, mais relève d’une part du côté consensuel de la notion et d’autre part de la configuration différente des intérêts mis en cause. L’augmentation des émissions de CO2 mettait clairement en accusation les entreprises productrices d’énergies fossiles, avec le noyau dur des multinationales du pétrole, qui stimulèrent la contestation du constat du dérèglement climatique. Rien de tel en matière de biodiversité : les responsabilités peuvent beaucoup plus aisément être diluées dans d’anonymes et vagues « activités humaines ».

Le flou statistique rend aussi très difficile l’estimation du moment présent dans la marche vers la 6e extinction de masse, un terme contesté par certains scientifiques qui arguent qu’une extinction de masse agit à l’échelle des familles et non pas à celles des espèces ou des genres. En l’absence de critères clairs d’évaluation précise de la phase actuelle, ce sont des considérations philosophiques et idéologiques ou encore l’influence de la spécialisation professionnelle qui jouent.

Ainsi l’historienne des sciences Valérie Chansigeau, qui se situe dans la lignée de G. P. Marsh, premier écologiste américain très critique vis-à-vis de l’impact de l’action humaine sur la nature, écrit : «L’heure est grave, car tous les faits montrent que la vie sur Terre connaît actuellement l’un des plus grands bouleversements de son histoire» (L’homme et la nature. Une histoire mouvementée, 2013). Confirmant que la sixième extinction est bien en marche, une étude de paléobiologistes de l’Université de Californie a été publiée dans Nature en 2011. L’auteur principal de cette étude, Anthony Barnosky note néanmoins : «Jusqu’à présent, seuls 1 à 2% de toutes les espèces se sont éteintes dans les groupes que nous connaissons. Il semble que nous ne sommes pas très avancés dans la voie de l’extinction. Nous pouvons encore en sauver beaucoup» (AFP, 2.3.2013). Spécialiste de la disparition des dinosaures et de la paléontologie des vertébrés, Eric Buffetaut juge pour sa part que : «le concept de ‹sixième extinction› provoquée par l’homme est sans doute un peu vague et difficile à intégrer dans le tableau des grandes extinctions qui ont ponctué l’évolution du monde vivant. Il n’en a pas moins l’intérêt d’inciter à la prise de conscience d’un problème qui n’est que trop réel.» (Sommes-nous tous voués à disparaître? Idées reçues sur l’extinction des espèces, 2012).

 

 

Espèce humaine ou capitalisme ?

 

En intégrant dans la biodiversité l’espèce humaine, la CDB et les conférences internationales qui lui font suite procèdent à une deuxième rupture de paradigme (le premier étant l’attention donnée aux interrelations entre les trois composantes de la biodiversité vues plus haut). Le problème est que sous couvert de cette intégration de caractère épistémologique, pourrait-on dire, il s’agit d’accueillir dans la biodiversité non seulement l’homo sapiens, mais aussi l’état actuel du développement de la société dans laquelle il vit, c’est-à-dire le capitalisme mondialisé. Dès lors, la biodiversité ne relève plus simplement du savoir des biologistes ; construction sociale, elle est traversée par les enjeux et les conflits socio-économiques. Ce que se refusent à voir les nombreux scientifiques qui continuent d’utiliser un concept comme « humanité » ou « êtres humains », quand bien même cet agent universel et indistinctement responsable a pour fonction première de gommer les responsabilités réelles de la situation actuelle.

Cet usage d’un concept abandonné depuis longtemps par les sciences humaines «illustre l’abandon de la grille de lecture marxiste et post-coloniale au profit d’une humanité indifférenciée», comme le notent les historiens des sciences Christophe Bonneil et Jean-Baptiste Fressoz dans L’Evénement anthropocène (2013). Il devient dès lors possible «d’écrire des livres entiers sur la crise écologique, sur les politiques de la nature, sur l’Anthropocène et sur la situation de Gaïa sans parler de capitalisme, de guerre et des États-Unis et sans mentionner le nom de la moindre entreprise». Mais seuls les enfants croient qu’en taisant le nom d’une chose on l’empêche d’exister et d’agir.

Il est donc symptomatique que la CDB, en ouvrant la voie à la conservation de la biodiversité, définisse en même temps certaines règles de son appropriation, selon l’adage « ce qui n’a pas de propriétaire ne peut être que dilapidé ». Au fondement du capitalisme, l’appropriation privée n’est jamais sortie de la scène de la biodiversité. Le terme de « conservation » ne doit donc pas tromper : depuis longtemps, les principales organisations de sauvegarde de la nature ont choisi le conservationnisme contre le préservationnisme.

Dans l’acception anglo-saxonne du terme, le premier implique l’ouverture aux activités de « l’homme », alors que le second défendait une sanctuarisation de la nature. Rappelons ici les liens étroits et ambigus qu’entretiennent les deux principales organisations environnementales (UICN et WWF) en charge de la biodiversité avec les multinationales et les grandes entreprises, que ce soit par le biais de partenariat ou de dons. C’est une dimension importante du consensus sur la biodiversité et des politiques dites de sauvegarde ou de conservation de cette dernière.

Cette ouverture au capitalisme et aux multinationales faite à Rio est mentionnée clairement à l’article 1 de la Convention, qui place dans ses objectifs «l’utilisation durable de ses éléments [de la biodiversité, nda] et le partage juste et équitable des avantages découlant de l’exploitation des ressources génétiques». Les grands groupes de l’agrobusiness pouvaient ainsi accaparer les ressources qui les intéressaient. Un accaparement que symbolise fort bien « l’Arche de Noé végétale » mise en place sur l’île de Svalbard, véritable coffre-fort des semences mondiales, financée par Bill Gates, Rockefeller, Syngenta, Monsanto et le gouvernement norvégien.

Le développement de cette marchandisation du vivant va s’appuyer sur la notion de services écosystémiques, afin d’intégrer la biodiversité à la régulation marchande, ce qui nous vaudra les calculs fantasmagoriques sur la valeur de la biodiversité publiés par les Nations Unies dans l’Evaluation des Ecosystèmes pour le Millénaire en 2005. Les organisations de sauvegarde de la nature, comme l’UICN, le WWF et d’autres ont joué un rôle clef auprès des entreprises et des gouvernements pour propager cette nouvelle manière d’internaliser les externalités. Et logiquement, les organisations de sauvegarde de la biodiversité adoptent le discours entrepreneurial et néolibéral.

Un des cadres de l’UICN, Jean-Christophe Vié, directeur adjoint du programme pour les espèces, s’est fait une spécialité de déclaration du type «La nature est de loin la plus grande entreprise du monde» (Terre et Nature, 18 mai 2012) ; dans le même esprit, n’oublions pas non plus l’ouvrage « La vie, quelle entreprise ! » (2010) de l’écologue Robert Barbault et de l’économiste Jacques Weber. Le premier était jusqu’à son décès membre du Conseil scientifique de la Fondation Nicolas Hulot. Alors que les entreprises, en tant que structure de base du capitalisme, sont bel et bien au cœur des atteintes à la biodiversité. Imagine-t-on la destruction des habitats des espèces, la surexploitation des ressources, la pollution, le transport d’espèces invasives et le réchauffement climatique sans l’action des entreprises?

 

Daniel Süri

 


 

L’exploitation des ressources génétiques

 

Même si elle utilise encore le terme de diversité biologique, la Convention de Rio issue du sommet de la Terre de l’ONU (1992) est généralement considérée comme une pierre angulaire de la construction économique et politique de la biodiversité. Son article 1 : « Les objectifs de la présente Convention […] sont la conservation de la diversité biologique, l’utilisation durable de ses éléments et le partage juste et équitable des avantages découlant de l ’exploitation des ressources génétiques, notamment grâce à un accès satisfaisant aux ressources génétiques et à un transfert approprié des techniques pertinentes, compte tenu de tous les droits sur ces ressources et aux techniques, et grâce à un financement adéquat. » Elle autorise les OGM et met en place un principe de « partage équitable des avantages » des connaissances, innovations et pratiques des peuples autochtones. (article 8j)

Sur ce partage prétendument équitable, l’ouvrage publié en 2011 par le CETIM, apporte l’éclairage nécessaire : « Le partage des bénéfices contractuels, c’est comme se réveiller au milieu de la nuit et se rendre compte que votre maison est en train d’être cambriolée. Sur le pas de la porte, les voleurs vous disent de ne pas vous inquiéter et vous promettent de vous donner une part des profits qu’ils réaliseront en vendant ce qui vous appartenait. » Alejandro Argumedo, militant Quechua (La Propriété intellectuelle contre la biodiversité? Géopolitique de la diversité biologique).

Certains scientifiques, moins naïfs que d’autres ont aussi perçu l’objectif premier : « Le vrai, l’unique enjeu, c’est l’exploitation des ressources non plus naturelles, mais génétiques, changement de terme qui n’est pas anodin. Et l’on se soucie plus particulièrement de pouvoir utiliser avec bonne conscience, mais à plus grande échelle les savoirs traditionnels. C’est le but du fameux article 8j […] Je ne suis pas spécialiste de ces questions, mais je ne peux m’empêcher de penser qu’il y a peut-être là un marché de dupes et que beaucoup risquent d’y perdre leur identité, leur âme, tandis que d’autres accumuleront certainement des dollars. » (Patrick Blandin, Bio­diversité, 2010)

 


 

Liste rouge et indice Planète vivante : des succédanés

 

L’absence de critères numérique précis de l’extinction des espèces a entraîné le développement de succédanés : la liste rouge mondiale des espèces menacées de l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature) et l’indice Planète vivante du WWF (World Wildlife Fund). Ces deux indicateurs se basent sur une sélection d’espèces qui n’est pas sans reproches. Par exemple, la liste de l’UICN ne comporte qu’un seul parasite (un morpion), malgré la mobilisation des parasitologues soulignant la valeur intrinsèque et utilitaire de ces espèces. Plus encore, les parasites hôtes d’espèces disparues, éteints en même temps qu’elles, ne figurent même pas sur la liste concernée. La sélection reflète ainsi un anthropocentrisme bien daté qui séparait le monde vivant en espèces utiles et nuisibles. L’Indice Planète Vivante global (que le WWF compare significativement à un indice boursier suivant la valeur d’un panier d’actions !) montre que, sur la base d’un suivi de près de 8000 populations d’espèces vertébrées, il a baissé d’environ 30 % depuis 1970.