Cuba

Cuba : Le programme de Raúl Castro et ses contradictions

La poignée de main entre Obama et Raul Castro lors des obsèques de Nelson Mandela fit grand bruit dans les médias, annonciatrice pour eux d’une normalisation des relations entre les deux pays et vœu implicite de voir Cuba suivre la voie chinoise vers le capitalisme. Pourtant, quelque chose cloche dans l’analogie avec l’évolution chinoise ou vietnamienne. Samuel Farber, militant socialiste connu, né à Cuba où il a vécu de nombreuses années, met en évidence ci-dessous les contradictions dans lesquelles se débat la direction cubaine et qui confèrent une dynamique propre à l’évolution de la grande île des Caraïbes. (réd)

Raúl Castro a procédé à un grand nombre de changements concernant de nombreux aspects de la société cubaine. Politiquement, ceux-ci présentent certaines caractéristiques : une libéralisation politique (et culturelle) importante, mais sans démocratisation?; une flexibilisation des règles administratives et des concessions aux demandes populaires, mais sans reconnaître aux citoyens des droits indépendants du bon vouloir gouvernemental.

La nouvelle réforme migratoire de janvier 2013 en est un exemple significatif, ignorant le droit pour les citoyens d’entrer et de quitter le pays à leur gré. Certes, les biens des émigrant·e·s ne sont plus confisqués et un permis spécial de sortie n’est plus nécessaire. Pour voyager, il suffit de présenter un passeport valable et le visa du pays de destination. Mais les ci­toyen·ne·s cubains n’ont pas droit à un passeport. L’article 23 du décret-loi nº 302 sur la réforme migratoire mentionne explicitement que le gouvernement peut refuser un passeport aux citoyen·ne·s classés dans certaines catégories : les Cubains sujets à une mesure de sécurité?; ceux concernés par des raisons de défense et de sécurité nationales?; ceux ne disposant pas de l’autorisation requise, selon les normes destinées à préserver les forces de travail qualifiées pour le développement socioéconomique, scientifique et technique du pays, ainsi que pour la sécurité et la protection de l’information officielle. 

Ainsi, l’article 24 § 1 interdit l’entrée dans le pays de plusieurs catégories de personnes, dont celles impliquées dans l’organisation, la stimulation, la réalisation ou la participation à des actions hostiles aux fondements politiques, économiques et sociaux de l’Etat cubain ou lorsque des raisons de défense nationale conseillent une telle mesure. Le gouvernement cubain peut donc refuser légalement l’entrée dans l’île à tout Cubain résidant à l’extérieur, opposé au régime. […] Par conséquent, ce nouveau règlement, bien qu’il libéralise la politique migratoire, pénalise à nouveau par une perte de droits ceux qui, émigrés ou non, voyagent à l’extérieur : il ignore le principe démocratique selon lequel le droit de se mouvoir librement a son origine dans la citoyenneté et non dans l’Etat. Jusqu’ici, cette loi a toutefois été appliquée d’une manière plus libérale que ne s’y attendaient beaucoup, y compris l’auteur de ces lignes : ainsi, les médecins ont maintenant de nombreuses possibilités de voyager pour leur propre compte. Le gouvernement a aussi permis à des dis­si­dent·e·s connus – comme Eliecer Davila, Berta Soler (dirigeante des Dames en blanc) et Yoani Sanchez (antérieurement empêchée à maintes reprises de quitter le pays) – d’obtenir leurs passeports et de voyager à l’extérieur. En revanche, la dissidente Gisela Delgado Sablon a dénoncé le fait que le permis de sortie avec droit au retour lui ait été refusé, parce que son nom apparaissait sur une liste de personnes appartenant à des groupuscules contre-­révolutionnaires.

Bien qu’il s’agisse d’une libéralisation significative (y compris concernant l’attitude envers les homo­sexuel·le·s), on ne peut en dire autant de la démocratisation du système politique. Le gouvernement persiste, selon une vieille tradition, à confondre manipulation d’en haut et démocratie, comme le démontrent les préparatifs et la tenue du 6e congrès du Parti communiste cubain (PCC) en avril 2011. Avant ce congrès, Raúl Castro avait lancé un appel à une discussion de trois mois, du 1er décembre 2010 au 28 février 2011, sur les propositions initiales du PCC. Ces discussions prétendument démocratiques furent organisées d’une manière qui niait et subvertissait l’essence de la démocratie. La presse officielle eut le contrôle exclusif du compte-rendu des discussions menées dans les bureaux, les fabriques et les centres communautaires du pays. Les participants à ces discussions n’avaient pas d’organisation propre?; d’un lieu à un autre, ils ne pouvaient pas communiquer et s’organiser pour appuyer leurs demandes. Du 15 au 30 décembre 2010 (période précédant l’ouverture des débats), le Parti organisa des séminaires dans toutes les localités pour préparer les cadres qui allaient participer aux réunions avec les membres de base du Parti, les travailleurs et les communautés. Des cadres formés étaient donc présents dans chaque discussion pour la guider et y transmettre les orientations venues du sommet. Il s’agissait clairement non d’un débat démocratique, mais d’un processus comparable aux enregistrements de plaintes et de suggestions dans les entreprises capitalistes, processus utilisé par les directeurs pour apaiser leurs employés ou, parfois, pour perfectionner la gestion.

Tout processus authentique de réforme démocratique implique l’ouverture des moyens de communication. Par exemple, lors du processus de glasnost impulsé par Gorbatchev, des organes de presse très critiques – comme Ogoniok et Argumenty i Fakty – circulaient largement parmi la population, ils n’étaient donc pas limités à des cercles relativement petits de la population. Mais à Cuba, ces médias restent contrôlés par le Département idéologique du Comité central du Parti communiste cubain, dirigé par Rolando Alfredo Borges. Un nombre très limité de Cubains ont accès – via Internet (à diffusion très étroite dans l’île) et des publications catholiques à faible tirage, comme Espacio Laical – à des opinions différant sensiblement de la ligne gouvernementale. L’immense majorité de la population dépend de la presse et de la télévision officielles pour s’informer des événements survenant à Cuba et dans le reste du monde. Hormis la petite concession permettant aux Cubains l’accès à Telesur (chaîne patronnée par le gouvernement vénézuélien), il n’y a pas eu de changements ou de réformes significatives élargissant les points de vue transmis par les médias. 

 

 

Caractère des changements et des réformes économiques

 

Arrivé à la tête de l’Etat cubain, Raúl Castro dut affronter une situation économique critique, requérant des mesures draconiennes : le gouvernement s’est donc consacré principalement à revitaliser l’économie. Mais il a commis des erreurs et placé des obstacles qui ont affaibli et même gommé bon nombre de ses propositions. Certaines erreurs – comme ne pas anticiper les mesures complétant les nouvelles réformes de l’emploi – pourraient être attribuées à l’inefficience bureaucratique et, en principe, être rectifiées. Mais certains obstacles, à l’origine plus profonde et structurelle, découlent principalement de la terreur, chez les responsables politiques et bureaucratiques, de perdre pouvoir, contrôle et privilèges à l’issue d’une réorganisation de l’ordre existant.

Un exemple : les réformes agricoles, essentielles à l’économie cubaine pour alimenter une population qui dépend en grande partie de produits importés. Jusqu’en novembre 2012, le gouvernement avait distribué 1,5 million d’hectares (58 % des terres en friche appartenant à l’Etat) à 174 271 personnes, dont la grande majorité n’avait aucune expérience agricole. Selon le décret-loi 300, la surface de terres distribuée à un utilisateur privé est passée à 67,10 ha ou 5 cabellerias.

Le gouvernement a aussi permis la construction et l’amélioration des habitations paysannes et il s’est engagé à indemniser le pays en cas de non-renouvellement du contrat d’usufruit. Mais il n’était pas disposé à garantir le droit à l’usufruit au-delà de 10 ans, bien qu’en principe celui-ci puisse être renouvelé périodiquement à la fin du contrat pour une durée similaire. Contrastant avec la politique beaucoup plus libérale adoptée par la Chine et le Vietnam, la loi sur l’usufruit de la terre décourage clairement l’effort individuel des paysan·ne·s et de leurs familles, ainsi que l’investissement en capital. En outre, plus de la moitié des terres distribuées sont couvertes de marabu (une mauvaise herbe répandue à Cuba), mais le gouvernement ne fournit pas de crédit pour son éradication. Le bénéficiaire de l’usufruit doit aussi se lier à l’une des coopératives agraires officielles et vendre à l’Etat la majorité de sa production selon les prix fixés par l’ACOPIO, l’agence étatique chargée de cette tâche. Bien qu’en Chine et au Vietnam, comme à Cuba, la propriété de la terre reste à l’Etat, les usufruitiers chinois et vietnamiens, à la différence des Cubains, décident ce qu’ils plantent, à qui le vendre et en fixent le prix.

Vu ces limites et les difficultés qu’affrontent les paysans pour obtenir outils et ressources de base afin de nettoyer, préparer et cultiver la terre, ainsi que pour transporter et distribuer l’excédent de leurs récoltes, il n’est pas surprenant que les résultats de la réforme agraire soient médiocres. […]

 

 

Pourquoi les changements et les réformes n’ont-ils pu impulser le modèle sino-vietnamien?

 

Le régime de Raúl Castro affiche sa préférence pour le modèle sino-vietnamien: créer un capitalisme d’Etat monopolisant le pouvoir grâce au Parti communiste et contrôlant les secteurs clés de l’économie, comme la banque, tout en partageant le contrôle du reste de cette économie avec un secteur capitaliste privé (indigène et étranger). Sur le plan idéologique et politique, Raúl Castro a exprimé son admiration pour le modèle chinois en déclarant, sur un ton altermondialiste, que le succès de la Chine montre qu’un autre monde est possible. Mais la mise en œuvre de ce modèle est restée partielle.

Comment expliquer cette situation ? A plusieurs reprises, Raúl Castro s’est montré mécontent de la lenteur des changements impulsés par son gouvernement; il attribue ce manque de progrès « à la barrière psychologique formée par l’inertie, l’immobilisme, la simulation ou la double morale, l’indifférence et l’insensibilité, toutes choses qu’il convient de contrer avec constance et fermeté»

Bien que ces barrières existent, il est nécessaire d’identifier les racines sociales et structurelles qui les stimulent et les reproduisent. Le système bureaucratique de l’économie cubaine reproduit des irrationalités et des inefficiences économiques et suscite des attitudes sapant le sens des responsabilités parmi les groupes et les individus (dirigeants et travailleurs). Sans aucun doute, la haute bureaucratie est responsable de n’avoir pas anticipé les mesures complémentaires à la légalisation du travail individuel dans les villes, comme la création d’un système de crédits et de prix en gros. Bien qu’on ait tenté d’y remédier ultérieurement, ce qui semble sans remède dans les contradictions du gouvernement de Raul Castro, ce sont les limites programmatiques des réformes qui réduisent systématiquement leur succès, tant dans le cas de la légalisation du travail individuel que dans le manque de sécurité et de stimulants pour les titulaires de terres redistribuées par l’Etat. De même, le contrôle exercé par le parti unique et le manque de droits pour les citoyens stimulent et reproduisent la double morale, car les gens disent une chose en privé et son contraire en public pour éviter des problèmes avec les autorités, ce qui pourrait affecter sérieusement, au minimum, leurs possibilités d’éducation et de travail.

Cette analyse structurelle suggère que de nombreux dirigeants craignent, avec raison, qu’un changement plus net vers le modèle sino-vietnamien leur fasse perdre leur influence sur des secteurs de la bureaucratie et leurs emplois. Ainsi, tout changement majeur dans l’administration de l’agriculture cubaine pourrait mettre en danger la structure bureaucratique de l’ACOPIO. […]

Dans ce contexte de retranchement bureaucratique, le fonctionnement politique de Raúl Castro joue un rôle critique, renforçant ou bousculant cette stagnation. A maintes reprises, Raúl Castro a critiqué la bureaucratie, mais toujours de manière générale et abstraite : il n’a jamais violé le consensus en citant des individus ou des secteurs de cette bureaucratie spécifiquement responsables de décisions erronées et n’a donc jamais « secoué le cocotier » – expression très utilisée à Cuba au début de la révolution, lorsqu’il s’agissait d’éliminer du pouvoir ceux qui étaient perçus comme des opposants à la radicalisation du processus et/ou à l’influence communiste. Les critiques spécifiques se limitent à des fonctionnaires mineurs ou moyens dans la rubrique que tient, dans Juventud Rebelde, le journaliste José Alejandro Rodriguez et dans la section hebdomadaire des réclamations de Granma [le quotidien du PCC, réd.]. Bien qu’un tel silence soit une tendance générale des systèmes communistes, il est particulièrement notable dans le cas cubain. […]

Cette aspiration de Raúl et de la direction au maintien de ce consensus bureaucratique explique que Fidel Castro (le grand micro­manager de l’économie cubaine) n’a absolument rien dit dans ses réflexions sur les changements économiques menés par son frère. Le comportement de Fidel démontre au moins un pacte implicite avec Raúl, raison pour laquelle il limite ses opinions aux thèmes – politique étrangère, environnement – où il n’a pas de divergences avec son frère. Il faut tenir compte du fait que Fidel Castro a depuis longtemps démontré une grande affinité pour le monolithisme politique, une vision que partagent Raúl et ses proches. Cette tendance castriste au monolithisme fut probablement renforcée par les conséquences négatives des divisions qui se manifestèrent entre les dirigeants de pays comme l’Algérie et la Grenade, avec lesquels les frères Castro entretenaient des relations très étroites.

Il se peut que la mentalité de Raúl Castro, qui fonctionne par délégation de pouvoir, renforce chez lui un désir de consensus, notamment avec les ministres et les responsables ayant remplacé ceux qui avaient été nommés par Fidel. Autre élément à prendre en compte : comme la gestion peut échouer pour de nombreuses raisons, outre l’engagement et l’efficience des administrateurs, la tendance de Raúl à déléguer le pouvoir et à juger en fonction des résultats obtenus pourrait avoir l’effet (peut-être involontaire) de donner beaucoup plus de pouvoir, d’autonomie et de sécurité aux cadres de l’appareil bureaucratique qu’à l’époque de Fidel Castro. Ces caractéristiques du style de gestion gouvernementale peuvent empêcher la solution de nombreux problèmes mentionnés plus haut, rendre donc difficile le succès des changements structurels et faire de Raúl un réformateur tronqué, par rapport à des dirigeants comme Deng et Gorbatchev, qui ont concrétisé de nombreuses décisions – même si, dans le cas de Gorbatchev, celles-ci ont échoué. Raúl Castro ne semble donc pas être l’équivalent de Deng et de Gorbatchev. […]

 

 

Quel type de communiste est donc Raúl Castro?

 

Paradoxalement, Raúl Castro est devenu le réformateur qui adoucit la ligne dure de Fidel. Durant les premières années de la révolution, c’était le contraire : Raúl incarnait la ligne dure, Fidel était l’homme pragmatique et conciliateur. Raúl Castro aurait-il donc changé d’idéologie politique ? En réalité, Raúl n’a pas changé, il n’a pas été plus ou moins communiste que Fidel. En fait, il fut et reste un type de communiste différent de ce que Fidel Castro parvient éventuellement à être.

Fait très significatif, Raúl – de cinq ans plus jeune que Fidel – rejoignit initialement la Jeunesse socialiste (JS), le groupe jeune du Parti socialiste populaire (PSP), c’est-à-dire les communistes cubains suivant la ligne politique de Moscou. Contrairement aux groupes activistes mi-politiques, mi-gangster et, plus tard, au Parti orthodoxe – un parti démocratique et populiste, opposé au communisme – dont Fidel fit partie, la JS et le PSP étaient des organisations de cadres disciplinés, exécutant fidèlement les tâches assignées par une organisation verticalisée, nullement démocratique et à fortes tendances bureaucratiques, mais nullement caudilliste (1). Bien que sectaires et dogmatiquement staliniens, les communistes cubains étaient aussi pragmatiques et opportunistes. Le PSP et la JS ne partageaient pas la tendance à la violence, si ancrée dans le populisme révolutionnaire, ce qui n’excluait pas qu’ils fussent prêts à se sacrifier, notamment lors des persécutions dont ils avaient été victimes depuis le début de la guerre froide à la fin des années 1940.

Bien que Raúl Castro ait rompu avec la discipline organisationnelle de la JS et du PSP (opposés jusqu’en 1957/1958 à la lutte armée contre Batista), même lorsqu’il rejoignit en 1953 son frère Fidel lors de l’attaque de la caserne Moncada, puis en prison et dans son exil ultérieur au Mexique, il conserva ses idées et ses orientations politiques. Avant le départ de l’expédition du Granma fin 1956, Raúl Castro rédigea un testament politique, non avec son frère Fidel, mais avec un autre participant à l’expédition, Antonio López Fernández – plus connu comme Nico López, celui-ci fut plus tard exécuté par l’armée de Batista – qui avait la même affiliation politique. Ce texte préconisait un gouvernement de libération nationale, selon les conceptions du Parti des ouvriers cubains (allusion claire au PSP et non au Mouvement du 26 juillet de Fidel) qui imposerait dans un avenir pas très éloigné et selon la forme graduelle requise par le processus populaire des idées plus avancées sur les plans social et économique. Dans la Sierra, Raúl Castro montra ses inclinations et ses capacités organisationnelles. Il confirma son affinité avec l’organisation et la discipline de fer de la JS et du PSP, lorsqu’en mars 1958 il quitta la Sierra Maestra avec un groupe rebelle pour établir un nouveau front de guérilla, le Second Front oriental Frank Pais. Sur ce front, Raúl établit une organisation plus développée et plus efficiente que celle de Fidel Castro dans la Sierra Maestra […]

Suivant l’orientation de son testament politique écrit en exil, Raúl Castro s’unit après la victoire du 1er janvier 1959 à Ernesto Che Guevara (dont la rupture avec Moscou débuta à la fin des années 1960) et à d’autres dirigeants révolutionnaires proches du communisme de type soviétique, pour diriger, en 1959, ce que beaucoup nommaient la « tendance melon » (verte à l’extérieur, rouge à l’intérieur). Cette tendance collabora avec le PSP pour combattre non seulement la droite conservatrice opposée à la révolution, mais aussi les libéraux et les ré­vo­lu­tion­naires anti-­impérialistes indépendants – comme David Salvador, Marcelo Fernandez, Carlos Franqui – opposés à une ligne procommuniste, alors que Fidel Castro restait à l’écart de ces polémiques. Il est important de rappeler que lorsque Fidel Castro, durant sa visite aux Etats-Unis en avril 1959, se distança publiquement du communisme, Raúl Castro s’en alarma et, lors d’une conversation téléphonique, lui dit qu’à Cuba on racontait que les Yankees étaient en train de le séduire. D’après des documents soviétiques aujourd’hui déclassifiés, Raúl Castro pensa brièvement à fomenter une scission dans le Mouvement du 26 juillet pour convaincre son frère qu’il ne pourrait pas gouverner sans les communistes.

Par conséquent, Raúl Castro suivit une ligne plus dure que d’autres dirigeants révolutionnaires. De fait, lorsqu’à fin janvier 1959, Fidel Castro nomma Raúl comme son successeur, il voulait faire passer un message politique : au cas où lui, Fidel, serait assassiné, le dirigeant qui lui succéderait serait bien plus dur et plus radical. Dans les décennies suivantes, de nombreux exemples ont confirmé la disposition de Raúl à jouer le rôle du dur :

— en 1968, il présenta le long rapport d’accusation contre la « microfraction » des vieux communistes cubains dirigée par Anibal Escalante?;

— en 1996, il dirigea l’attaque politique contre le Centre d’études des Amériques (CEA), un centre de réflexions du Parti communiste cubain regroupant un nombre significatif de cher­cheurs et d’intellectuels cubains qui menaient une série d’études dans un esprit critique et créateur.

Tout en jouant ce rôle de dur répressif, Raúl Castro utilisa ses talents organisationnels et pragmatiques comme ministre de la Défense et chef des forces armées révolutionnaires (FAR). Après l’implosion de l’URSS, lorsque le manque de ressources força le gouvernement cubain à réduire l’effectif des forces armées – 297 000 hommes en 1991, 55 000 en 2005 – l’armée se consacra, sous la direction de Raúl, au développement de ses activités économiques, via l’organisation économique GAESA : ses entreprises devinrent les plus importantes de l’île. […]

 

 

En conclusion

 

Le communisme de Fidel Castro se caractérise par une très forte composante de volontarisme caudilliste. Le communisme d’Ernesto Che Guevara fut bien plus volontariste que celui de Fidel, plus idéologique, mais loin d’être caudilliste il fut quasi impersonnel. Le communisme de Raúl Castro est très influencé par sa formation juvénile au sein de la JS et du PSP : sa profonde affinité avec le fonctionnement de cette organisation comme un organe hautement discipliné, nullement démocratique et fréquemment répressif, mais en même temps peu volontariste et éminemment pragmatique. Mais Raúl Castro craint la division : sa volonté de maintenir le consensus bureaucratique maintient la bureaucratie gouvernementale dans ses tranchées, ce qui fait obstacle à la réorganisation du système vers le modèle sino-vietnamien.

Heureusement, le régime de Raúl Castro a étendu, de manière significative, la libéralisation culturelle et, jusqu’à un certain point, la libéralisation politique initiée dans les années 1990, sous l’impact du désastre économique provoqué par l’implosion de l’URSS. Mais qu’en est-il de la démocratisation économique et politique de la société cubaine ?

L’Eglise catholique – seule institution indépendante d’envergure – protège un groupe de personnes aux provenances idéologiques diverses. Celles-ci proposent une série de mesures pour démocratiser la société cubaine, des mesures certes bienvenues, mais ne précisent ni l’agenda de ce changement, ni par quel système économique le système dominant dans l’île. Le porte-parole laïque de l’Eglise catholique proclame ouvertement qu’il aurait voulu voir Raúl Castro réformer le PCC, «pour faire passer le pays à un régime bipartite d’opposition loyale» et faciliter «la réinsertion inexorable de Cuba, selon des logiques propres, dans les réseaux de production de l’économie capitaliste mondiale». Mais comme il est visiblement trop tard pour que la direction historique de la révolution mène à bien cette tâche, l’Eglise catholique s’adresse aux forces armées – caractérisées comme la seule autre institution, hormis l’Eglise catholique, qui survivra dans les 200 prochaines années – pour les inviter tacitement à conclure un pacte politique : les forces armées et l’Eglise catholique ont la responsabilité patriotique et morale de veiller et de faciliter le meilleur des futurs possibles pour Cuba. Les porte-parole du catholicisme officiel cubain ne mentionnent pas la mobilisation populaire et la création de nouvelles institutions démocratiques de base comme agents de changements et maintiennent des perspectives d’évolution par en haut.

Une bonne partie de la gauche critique et démocratique naissante – bien qu’ayant moins de poids politique que l’Eglise – propose l’autogestion ouvrière et paysanne comme une voie pour démocratiser la société cubaine. La récente décision gouvernementale, créant 230 coopératives expérimentales dans divers secteurs (transports, gastronomie, construction), suscite quelques attentes chez les partisans de l’autogestion. Il est impossible de prédire comment se développeront ces nouvelles coopératives, bien que – si l’on se réfère aux coopératives agricoles officielles, contrôlées d’en haut par l’Etat – il ne faut pas en attendre beaucoup, tout au moins en matière d’autogestion.

De plus, au sein de cette nouvelle gauche critique, les propositions d’autogestion tendent à sous-estimer et même à ignorer la nécessité d’un plan à l’échelle nationale, ainsi que le fait que ce plan sera monopolisé par le PCC, sauf élimination de son monopole politique. L’expérience yougoslave du siècle passé montre qu’une autogestion authentique au niveau local fonctionne correctement seulement s’il existe un plan à l’échelle nationale, si ce plan est élaboré démocratiquement, au lieu de surgir des diktats émanant du binôme parti unique/marché. Car les décisions sur des questions vitales – taux d’accumulation et de consommation, politique salariale, impôts, prestations sociales – touchent toute la société et limitent donc significativement ce qui peut se décider dans chaque centre de travail. Enfin, l’autogestion requiert motivation et implication de ses participants. C’est précisément un mouvement démocratique venu d’en bas qui peut générer chez les gens la motivation pour contrôler démocratiquement les centres de travail et tout le pays.?

 

Samuel Farber

Collaborant régulièrement à plusieurs médias alternatifs, il a publié de nombreux articles et livres sur le processus révolutionnaire cubain. Son dernier livre est: Cuba Since the Revolution of 1959. A Critical Assessment. Chicago: Haymarket Books, 2011. Son article est paru initialement dans la revue Revista Herramienta, Buenos Aires. Traduction: Hans-Peter Renk. Coupures et note de la rédaction. Une version complète avec les notes originales de l’auteur sera publiée sur notre site.

 


1 Caudillisme : formé à partir de l’espagnol caudillo, qui désigna durant la Reconquista espagnole (du 8e au 15e siècle) un aventurier ou un seigneur disposant de son armée personnelle. A évoqué ensuite, lors des premiers temps des indépendances latino-américaines, ceux qui utilisaient un système clientèlaire pour parvenir, le plus souvent violemment, au pouvoir. A l’époque récente, désigne une forme de gouvernement autoritaire et personnel, avec ou sans appui populaire. Franco était  officiellement caudillo de l’Espagne par la grâce de Dieu.