Les phases de développement de la crise écologique capitaliste - Deuxième partie: de la révolution industrielle à nos jours

Deuxième partie: de la révolution industrielle à nos jours

Nous reproduisons ici la seconde partie de l’essai de notre ami Daniel Tanuro, qui traite de l’histoire longue de la crise écologique capitaliste. Il aborde la période qui suit la révolution industrielle du 18e siècle. Nous avons publié la première partie de cette réflexion dans notre numéro précédent (238), du 20 novembre 2013, disponible en ligne sur le site www.solidarites.ch/journal.

 

Le tournant vers la crise écologique moderne

 

J.B. Foster résume bien le changement : «quoique la révolution commerciale et agricole de la période mercantiliste ait commencé à altérer la relation de l’être humain à la terre à une échelle globale, le mercantilisme était principalement une phase extensive de développement, qui imposait ses changements par un processus de mainmise sur l’environnement plus que par une transformation écologique. Ce fut la montée du capitalisme machiniste qui rendit possible la réelle sujétion au capital des deux seules sources de toute richesse – la terre et le travailleur». L’exploitation du travail au cours de cette période a été décrite avec force détails par de nombreux auteurs populaires, tels Zola et Dickens. Concentrons-nous sur la « sujétion de de la terre ».

Ses conséquences furent d’a­bord directes, et de plusieurs ordres : la destruction irréversible des paysages dans les régions minières?; la pollution des eaux, des sols et de l’atmosphère (notamment par les métaux lourds contenus dans le charbon : cadmium, plomb, et… mercure, dont les vapeurs voyagent tout autour du globe); l’acidification des écosystèmes (due aux émissions de soufre), la transformation des villes en cloaques noirs et insalubres (au 19e siècle, noyées dans les fumées, Londres et Manchester étaient presque aussi sombres de jour que de nuit)?; et l’intensification de la concentration capitaliste des terres agricoles et forestière (entraînant la séparation entre agriculture et élevage, puis l’hyper-spécialisation et la standardisation ultérieures de chacune de ces branches, avec la disparition des races et variétés locales)… Sans compter l’émission d’énormes quantités de gaz carbonique, sur laquelle on reviendra plus loin. Au regard de cet inventaire, le fait que le passage du bois à la houille ait permis à la forêt européenne de regagner quelques millions d’hectares pèse de peu de poids…

Les conséquences écologiques indirectes de la Révolution industrielle ne furent pas moins importantes. L’une d’entre elles a été l’extension des monocultures d’exportation dans les pays coloniaux. Au cours du 18e et du 19e siècles, en effet, le système qui avait fait la fortune des planteurs de canne fut étendu à d’autres espèces, telles que l’hévéa, le coton, le café, le thé, etc. Au détriment des populations locales, de leurs économies, de leurs cultures vivrières… et de leurs forêts. Ainsi, en même temps qu’il laissait les massifs sylvicoles du Vieux Continent panser leurs blessures, le capital lançait ses bûcherons contre ceux des tropiques. La violence de l’attaque n’a fait qu’augmenter depuis lors, grâce à la tronçonneuse et au timberjack (cric forestier), par suite de la gloutonnerie des papetiers et des fabricants de meubles à obsolescence rapide – pour ne pas parler des producteurs de soja transgénique et d’agrocarburants, derniers venus parmi les commanditaires de ce massacre.

 

 

Rupture du cycle des nutriments

 

Il convient de mentionner également la dégradation des terres due à la rupture du cycle des nutriments, car elle est méconnue. C’est le fondateur de la chimie des sols, Liebig, qui tira la sonnette d’alarme: du fait de l’urbanisation, les excréments humains ne retournaient plus au champ, de sorte que les sols étaient progressivement privés des éléments minéraux nécessaires à leur fertilité. Le problème concernait aussi les terres coloniales affectées aux monocultures, puisque les déchets de végétaux exportés ne revenaient plus au champ. De fait, de vastes zones agricoles virent leur productivité décliner de façon inquiétante. Le capital réagit par… une ruée sur le guano : en 1856, le Congrès américain adopta le Guano Islands Act, qui autorisait tout citoyen US à s’approprier – au nom de la nation – n’importe quel îlot riche en guano (pour peu qu’il soit inhabité)?; une guerre du guano opposa même l’Espagne au Chili et au Pérou, unis dans la défense de leur souveraineté sur les stocks de fiente d’oiseaux du Pacifique…

Cette fièvre du guano s’arrêta avec la découverte des engrais azotés de synthèse. L’agriculture capitaliste se mit alors à répandre tellement de nitrates que la qualité des eaux est aujourd’hui gravement altérée dans de nombreuses régions du monde. Il faut savoir que les nitrates favorisent la prolifération des algues et une accumulation de matière organique qui entraîne le déclin de la vie aquatique par déficit en oxygène (eutrophisation). De plus, les eaux contenant trop de nitrates ont des effets négatifs sur la santé humaine (les nitrates réduisent la capacité de l’hémoglobine de fixer l’oxygène dans le sang). Enfin, non seulement la fabrication des engrais azotés consomme énormément d’énergie fossile, mais en plus, les nitrates non absorbés par les cultures se dégradent en oxyde nitreux, qui est un gaz à effet de serre puissant… Heureux en apparence, le dénouement de la crise des sols est donc en réalité emblématique du fait que le capital ne surmonte les problèmes environnementaux dus à sa frénésie de croissance qu’en les repoussant devant lui, de sorte qu’ils deviennent encore plus compliqués à résoudre.

 

 

L’ingéniosité humaine à bon dos

 

Les premières machines à vapeur étaient fort peu efficientes énergétiquement mais, vers 1800, leur puissance était déjà équivalente à celle de deux cents êtres humains. Un siècle plus tard, elle était multipliée par trente. Dans sa monumentale Histoire de l’environnement au 20e siècle, J.R. McNeil impute ce progrès à «l’ingéniosité humaine» qui a créé de «nouvelles technologies» et des «systèmes d’organisation» performants. Cette explication comporte évidemment une part de vérité, mais elle passe à côté de l’essentiel, qui est que tout propriétaire de capitaux est contraint par la concurrence de chercher sans trêve à remplacer des travailleurs par des machines qui rendent le travail plus productif, afin de gagner un avantage compétitif. Quant à «l’ingéniosité humaine», elle ne se contenta pas d’inventer des machines : elle mit en garde, mais en vain, contre les effets négatifs de la Révolution industrielle (à l’exception du changement climatique, toutes les conséquences néfastes énumérées plus haut étaient dénoncées dès le début de l’industrialisation). (1)

Surtout, l’ingéniosité humaine attira très vite l’attention sur le fait que les ressources charbonnières, tout abondantes qu’elles fussent, étaient forcément limitées – au même titre que les stocks de guano. Dès la seconde moitié du 19e siècle, des chercheurs proposèrent d’utiliser le soleil comme source d’énergie alternative (thermique et photovoltaïque), imaginèrent des moyens de stocker l’énergie (la pile à combustible, notamment) pour pallier le caractère intermittent de l’ensoleillement et construisirent des machines performantes pour démontrer la faisabilité de leur projet… Ils ne furent pas entendus. Le lobby charbonnier coula leurs efforts, parce que ceux-ci menaçaient ses surprofits, accumulés sous forme de rente grâce au monopole sur les gisements. Cet exemple de carrefour technologique prouve bien que la crise environnementale n’est pas le produit d’un engrenage inexorable de la technique mais de choix sociopolitiques, dictés par le profit. Comme le note J. B. Fressoz, «le schéma simpliste», qui «occulte la réflexivité environnementale des sociétés passées, dépolitise l’histoire longue de la destruction des environnements et nous empêche de comprendre les ressorts de la crise contemporaine».

 

Pétrole, pétrochimie, nucléaire et consommation de masse

Ayant goûté aux avantages des combustibles fossiles, le capital, à partir de 1900, tira tout le parti possible d’une nouvelle invention: le moteur à combustion interne utilisant le pétrole raffiné comme combustible. Une tonne de pétrole génère deux fois plus d’énergie qu’une tonne de charbon. Ensemble avec le développement de l’électricité et du moteur électrique, cette découverte impulsa la deuxième Révolution industrielle. Autour des producteurs d’électricité et d’un secteur pétrolier encore plus puissant et concentré que le secteur charbonnier se constitua alors un complexe techno-industriel dépendant des hydrocarbures, gros consommateur de ressources et d’énergie: aéronautique, construction navale, engins agricoles et de chantier, pétrochimie, et, surtout, automobile. Vu l’importance des fonds à engager pour financer ses investissements à long terme (centrales électriques, raffineries, etc), ce complexe a noué au fil du temps des liens de plus en plus étroits avec le capital financier.

Cette nouvelle configuration du capital a généré de nouvelles atteintes à l’environnement. Dans les pays développés, le déclin du charbon au profit du pétrole a permis certes d’améliorer sensiblement la qualité de l’air dans les villes. Mais l’usage de la houille a commencé à se déplacer vers la périphérie, et l’explosion après 1945 du trafic automobile – favorisée par l’étranglement délibéré des transports publics urbains et péri-urbains – a entraîné d’autres nuisances : le smog, les émissions de plomb et la colonisation de l’espace par les véhicules à moteur. Sans compter les répercussions écologiques de l’extraction et du transport des hydrocarbures: contamination des eaux et des sols, marées noires, etc.

Le développement de la pétrochimie est un autre exemple du progrès destructif capitaliste. Cette industrie a mis sur le marché toute une série de produits de synthèse (le caoutchouc et les plastiques, par exemple). En se substituant aux produits naturels, ils ont soulagé quelque peu les écosystèmes, mais le revers de la médaille, perceptible surtout après 1945, a été l’empoisonnement chimique de la planète (au sujet duquel la biologiste Rachel Carson a poussé en vain un cri d’alarme). Celui-ci constituait un saut qualitatif extrêmement préoccupant et durable dans l’histoire de la crise écologique. En effet, la pétrochimie a produit en quelques décennies plus de cent mille molécules qui n’existent pas naturellement et dont certaines, parfois très toxiques pour l’environnement et pour les humains, ne peuvent pas, ou très difficilement, être décomposées par des agents naturels.

 

 

De l’agrobusiness au nucléaire

 

La pétrochimie et le moteur à explosion ont donné une nouvelle impulsion à la concentration des terres, à la spécialisation, à la globalisation et à l’industrialisation de la production agricole. Entamés au cours de la phase précédente, grâce notamment aux engrais azotés, ces processus ont connu des développements spectaculaires à partir des années 50, dans le monde entier. Leurs effets sociaux et environnementaux négatifs étaient déjà apparus aux USA dans les années 30, lorsque le sur-labourage mécanique des énormes champs du Middle West entraîna une terrible érosion des sols : à l’époque, trois millions de fermiers ruinés durent quitter leurs terres parce que l’Oklahoma et l’Arkansas étaient asphyxiés par le Dust Bowl – tempêtes de poussière. Mais ce précédent n’empêcha pas l’agrobusiness de poursuivre son œuvre destructrice, notamment à travers la soi-disant « Révolution verte », imposée aux pays du Sud.

Enfin, la Deuxième Guerre mondiale ayant vu la mise au point de la bombe atomique, la plus redoutable des technologies d’apprentis-sorciers fit son apparition dans les années cinquante: la production d’électricité à partir de l’énergie nucléaire. On peut certes parler dans ce cas d’une forme d’engrenage technique, car les centrales civiles servent à produire le plutonium utilisé à des fins militaires. Mais cet « engrenage » n’est mû par aucune rationalité économique (le nucléaire ne se serait pas imposé sans investissement public et ne serait pas compétitif si la collectivité ne prenait pas en charge l’essentiel des coûts liés au démantèlement des centrales, au stockage des déchets et aux accidents)?; il ne résulte pas de la logique du « système technicien » mais de choix politiques dictés par la volonté de suprématie impérialiste des Etats capitalistes.

Car le capital ne peut exister sans un Etat à son service. Le problème majeur du capitalisme peut être résumé de la façon suivante : comment assurer à des masses de capitaux toujours plus importantes, et dont la composition organique moyenne tend à augmenter [part des machines par rapport au travail humain – sol.], des champs de mise en valeur suffisamment vastes qui donnent des garanties satisfaisantes que la plus-value sera réalisée lors de la vente des produits ? Les phases de développement de la crise écologique moderne sont intimement liées aux réponses que le système a apportées à cette question cruciale. Pour ce faire, au fil du temps, l’intervention des Etats est devenue de plus en plus décisive.

 

 

 

Suraccumulation de capitaux et fuite en avant environnementale

(…) [Pour des raisons historiques que nous ne développerons pas ici, après les deux guerres mondiales, la crise des années 30 et le fascisme], dès les années 50, la société de consommation de masse a pu se déployer pendant une trentaine d’années dans les pays développés (la périphérie servant non seulement de réservoir de matières premières à bon marché mais aussi de décharge pour les déchets dangereux). 

Outre les conséquences écologiques déjà énumérées (en particulier la production de la pétrochimie), et en dépit de la prise de conscience environnementale des populations, cette période a mis principalement en lumière deux problèmes globaux : le trou dans la couche d’ozone stratosphérique (dû à l’usage des CFC dans les équipements frigorifiques) et une véritable explosion des émissions de gaz à effet de serre, de sorte que les « Trente Glorieuses » mériteraient d’entrer dans l’Histoire comme le moment où la soif de profit capitaliste a amené l’humanité au bord d’un basculement climatique catastrophique et irréversible. (2) Plus largement, les études sur la crise globale montrent clairement que tous les phénomènes de dégradation écologique grave se sont accélérés spectaculairement au cours de cette période.(3)

Heureusement pour l’environnement – mais malheureusement pour l’emploi – cette «onde longue de croissance» (selon l’expression d’E. Mandel) ne pouvait que s’épuiser au fil du temps, comme les précédentes. Le tournant se produisit au début des années 70 du siècle passé. Une décennie plus tard, les gouvernements orchestrèrent l’offensive néolibérale de dérégulation et de régression sociale qui ouvrit tout grand les portes à l’économie casino. Le taux de profit se rétablit, mais pas les débouchés pour la production. Que faire de ces masses de capital-­argent gagnées en spéculant ? Le problème de la suraccumulation se reposait avec plus d’acuité que jamais !

La réponse du système tint en sept volets : crédit bon marché pour les pauvres, consommation de luxe pour les riches, privatisation du secteur public, nouvelle vague d’appropriation des ressources (eau, génome, semences, terres arables), flexibilité et just-in–time, obsolescence accélérée des produits, mondialisation et délocalisation de la production vers les pays de la périphérie – afin d’inonder les marchés occidentaux de produits de consommation bon marché. Une telle réponse ne pouvait qu’aggraver l’impact environnemental de la deuxième Révolution industrielle : explosion des transports?; accélération de la destruction des habitats naturels, du pillage des ressources et de l’extinction des espèces; exportation massive de la pollution vers les pays émergents?; et… impossibilité persistante de juguler le réchauffement de la planète. (4)

 

 

Ce futur que nous ne voulons pas

 

La facture écologique est particulièrement salée dans les pays émergents, où la loi du développement inégal et combiné fait que les menaces les plus modernes contre l’environnement (pétrochimie, nucléaire, transgéniques) cohabitent massivement avec celles de la première Révolution industrielle (charbon)… et les effets du réchauffement, qui affectent principalement les régions tropicales et subtropicales. Mais toute la planète, du nord au sud, est désormais confrontée à la formidable « dette écologique » accumulée par le capital. En ce début du 21e siècle, l’humanité est prise en tenaille durablement entre la crise socioéconomique et la crise écologique globale.

La politique néolibérale a conduit à l’effondrement de 2008, avec la crise des subprimes et sa transformation en crise des finances publiques. Le marasme est profond. Une fois de plus, le capital cherche donc une voie qui lui permettrait de relancer son accumulation. Depuis 2008, les instances internationales (Secrétariat des Nations Unies, PNUE, Banque Mondiale, OCDE…) consacrent de pesants rapports à la transition vers une « économie verte ». Un projet de résolution sur le sujet, intitulé The Future We Want a été rédigé pour le sommet Rio+20 de l’ONU. Il s’agirait de relancer la croissance et de satisfaire les besoins sociaux tout en sauvant la biodiversité, les océans, les forêts, les sols et le climat de la Terre. Mais c’est un leurre. En lisant cette prose attentivement, on s’aperçoit qu’il s’agit en fait d’un ambitieux projet visant à privatiser encore plus systématiquement les ressources naturelles afin que tous les «services de la nature», sans exception, soient transformés en marchandises. Au passage, la préoccupation pour les limites écologiques du développement est balayée sous le tapis.

A la base de ce projet, il y a une évaluation économique : selon certains partisans des Ecological economics, en effet, la valeur nette des « services » que la biosphère rend à l’humanité serait d’environ 33 trillions de dollars. Ce chiffre avancé par Robert Costanz (5) est plus que contestable, mais une chose est certaine : si les « services » environnementaux étaient aux mains du privé et si les consommateurs devaient les acheter sur le marché, le capital aurait devant lui un nouvel Eldorado. On peut par exemple imaginer que les forêts soient entièrement privatisées et que les 7 milliards de locataires de la planète doivent payer le « prix vérité » de l’absorption du CO2 par les arbres… A noter que ce scénario ne relève plus tout à fait de la politique fiction : le « coût vérité » est pratiqué dans le secteur de l’eau?; quant aux propriétaires de forêts, ils sont déjà rémunérés pour la capture du CO2, dans le cadre des mécanismes REDD et REDD+ de « lutte contre le changement climatique ».

 

 

Vers de nouvelles enclosures

 

Né de la séparation des producteurs et de la terre (les enclosures), le capitalisme vieillissant aurait-il trouvé la voie vers l’éradication de la pauvreté dans le cadre d’une « harmonie retrouvée avec la nature » ? Non pour au moins trois raisons :

 

1 Une proportion importante de « l’industrie verte » n’est que potentiellement rentable?; la plupart des sources d’énergie renouvelables, en particulier, ne sont pas compétitives par rapport aux fossiles, et ne le seront pas dans les 15 à 20 années qui viennent?; 

2 Des capitaux colossaux et très puissants sont bloqués dans le système énergétique actuel, où les investissements sont de long terme?; deux exemples : le coût global du remplacement des centrales électriques fossiles et nucléaires est estimé à 15-20 trillions de dollars (un quart à un tiers du PIB mondial !) (6) et les réserves prouvées de combustibles fossiles – qui font partie des actifs des lobbies du charbon, du gaz et du pétrole – sont cinq fois supérieures au budget carbone que l’humanité peut encore se permettre de brûler (7). 

3 Une bonne part des ressources naturelles sont propriétés publiques ou n’appartiennent à personne, et elles ne sont pas mesurables en termes monétaires. Le fait de verser une rente à leurs propriétaires ouvre de nouveaux champs d’action au capital financier mais ne résout en rien le problème de la création de valeur nouvelle.

 

C’est peu dire par conséquent que « l’économie verte » ne jette pas un pont vers un « développement soutenable ». Dans les décennies qui viennent, alors qu’il y a urgence, le cœur de l’appareil productif capitaliste restera constitué des lobbies énergétiques fossiles ainsi que des secteurs dépendants du pétrole. La pétrochimie gardera un rôle clé et son impact environnemental restera sévère. A côté de ce noyau dur, un secteur vert du capitalisme – auquel le Programme des Nations Unies (PNUE) et l’ Agence internationale de l’énergie (AIE) associe le nucléaire, les agrocarburants et le « charbon propre » (c’est tout dire !) – pourra se développer… à condition que les Etats lui ouvrent la voie à coups de privatisations, de subsides publics, de démantèlement des protections sociales et de négation des droits des peuples indigènes.

Le rapport que le (PNUE) a consacré à l’économie verte le dit sans ambages : «la sous-évaluation, la mauvaise gestion et, au final, la perte» des «services environnementaux» ont été «entraînés» par leur «invisibilité économique», qui découle du fait qu’il s’agit «principalement de biens et de services publics». «Les secteurs de la finance et de l’investissement contrôlent des billions de dollars et sont en mesure de fournir l’essentiel du financement. (…)». Mais les taux de profit sont insuffisants, de sorte que «le financement public est essentiel pour enclencher la transformation de l’économie».

 

 

Développer une conscience écosocialiste

 

Vous avez dit : « financement public » ? Mais d’où viendrait l’argent, quand les Etats croulent sous les dettes ? Le PNUE n’esquive pas la question : plutôt que de chercher des compromis entre l’économique et l’environnemental, il s’agit d’adopter la «bonne approche économique». Celle-ci consiste à mener les «réformes nécessaires pour déverrouiller le potentiel de production et d’emploi d’une économie verte» qui agira «comme un nouveau moteur et non comme un ralentisseur de la croissance». En clair : accentuer la politique néolibérale contre le monde du travail, les jeunes, les femmes, les petits paysans et les peuples indigènes.

Deux siècles après sa naissance, le capitalisme malade, croulant sous les dettes, veut imposer à l’humanité un remake global des enclosures, combiné à la poursuite de ses autres crimes sociaux et environnementaux. Voilà où conduit la logique productiviste de ce système qui «épuise les deux seules sources de richesse – la Terre et le travailleur» – sur l’autel du profit. L’intérêt des ex­ploité·e·s et des oppri­mé·e·s est d’y faire barrage par des revendications écosocialistes, en contreposant systématiquement à la logique de la croissance et du profit la logique alternative des biens communs, du temps libre et de la satisfaction des besoins humains réels, démocratiquement déterminés dans le respect prudent des écosystèmes.

C’est peu dire que l’individualisme forcené imposé par le développement capitaliste – du fait notamment des modes de mobilité et d’habitat induits par la voiture individuelle et la spéculation foncière – est un obstacle non négligeable. Mais le pessimisme de la raison n’exclut pas l’optimisme de la volonté. Comme le note François Chesnais, la rencontre des crises économique et écologique crée des conditions propices à l’éclosion d’une conscience et de luttes écosocialistes. C’est dans le cadre de celles-ci, au fur et à mesure de la réappropriation collective des richesses naturelles, que se forgera une culture des relations entre l’humanité et son environnement «basée sur la prémisse de notre engagement dans le monde plutôt que sur notre détachement d’avec lui».

 

Daniel Tanuro

Intertitres de notre rédaction

 

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1 Quantité d’artistes, de journalistes, de scientifiques, de médecins ont dénoncé très rapidement les effets écologiques négatifs de l’industrialisation. Dès 1830, l’inventeur du marteau à vapeur, James Nasmyth, décrivait ainsi les environs des usines sidérurgiques de Coalbrookdale : «L’herbe avait été desséchée et tuée par les vapeurs d’acide sulfurique crachées par les cheminées?; et toute plante herbacée était d’un gris horrible – le symbole de la mort végétale dans son aspect le plus triste».

2 Selon le GIEC, les conditions à remplir pour que la température moyenne de surface ne dépasse pas trop 2,4° C de hausse par rapport à la période préindustrielle sont les suivantes : 50 à 85 % de réduction des émissions globales d’ici 2050, début de ces réductions au plus tard en 2015, 80 à 95 % de réduction absolue (par rapport à 1990) dans les pays développés – en passant par 25 à 40 % en 2020, et 15 à 30 % de réduction relative dans les pays « en développement ». Depuis l’échec des sommets de Copenhague et de Cancun, il est exclu que ces objectifs soient atteints. Ils ne peuvent pas l’être sans rupture avec le productivisme et une planification économique. Le scénario le plus probable est une hausse de température de 4°C environ à la fin du siècle, entraînant notamment une élévation importante du niveau des océans.

3 Voir par exemple Rockström, et al., « Planetary boundaries : Exploring the Safe Operating Space for Humanity », Ecology and Society 14(2) : 32, 1999 ecologyandsociety.org 

4 Depuis l’an 2000, le taux annuel d’augmentation des émissions de gaz à effet de serre est supérieur à 3 %?; il était de 1,3 % dans les années 1990.

5 Robert Costanza, l’un des fondateurs des Ecological economics, a publié en 1997, dans la revue Nature un article qui a eu un grand retentissement sous le titre : « Pricing Nature ».

6 Nations Unies, World Economic and Social Survey, 2011.

7 Selon les calculs du Potsdam Institute et de l’ONG Carbon Tracker. en 2011, l’économie mondiale a déjà utilisé un tiers du budget carbone de 886 gigatonnes de gaz carbonique (GtCO2) qu’elle ne doit pas dépasser au cours de la période 2000-2050 pour avoir une chance de rester sous 2° C de hausse. Le solde disponible n’est plus que de 565 GtCO2. Les réserves prouvées de combustibles fossiles aux mains des compagnies publiques, privées et des gouvernements correspondent à l’émission de 2795 GtCO2, quatre fois plus.

 

 

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Auteurs et ouvrages cités

Rachel Carson, Printemps silencieux, Plon, 1963.

François Chesnais, « Ecologie, luttes sociales et projet révolutionnaire pour le 21e siècle », in Pistes pour un anticapitalisme vert (coord. Vincent Gay), Syllepse, 2010.
Barry Commoner, The poverty of Power. Energy and the Economic Crisis, New York, Random House, 1976.

John Bellamy Foster, Vulnerable Planet. A short economic History of the Environment, Monthly Review Press, 1999

John Bellamy Foster, Marx’s Ecology. Materialism and Nature, Monthly Review Press, 2000.

Jean-Baptiste Fressoz, L’apocalypse joyeuse, Seuil, 2012

Tim Ingold, The Perception of the Environment. Essays on Livelihood, Dwelling and Skill, Routledge, 2000.

Ernest Mandel, Long Waves of Capitalist Development. A Marxist Interpretation, Verso, 1995.

John McNeil, Du nouveau sous le soleil. Une histoire de l’environnement au XXe siècle, Champ Vallon, 2010.

Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE), Vers une économie verte, 2011.

Daniel Tanuro, L’impossible capitalisme vert, La Découverte, 2010.

Daniel Tanuro, « Marxisme, énergie et écologie : l’heure de vérité » in Pistes pour un anticapitalisme vert (coord. Vincent Gay), Syllepse, 2010.
Peter Westbroek, Vive la Terre. Physiologie d’une planète, Seuil, 1998.