Après Fukushima

Après Fukushima : Vers une nouvelle génération militante au Japon?

Compte tenu de l’expérience de l’horreur des armes nucléaires à la fin de la Seconde Guerre mondiale, il n’est pas surprenant que le sentiment antinucléaire ait toujours été fort parmi les travailleurs au Japon. Mais les décennies de relative stabilité sociale et la croissance du niveau de vie – jusqu’à l’effondrement de la « bulle » économique des années 1990 – ont aidé la classe dirigeante à séparer le « mauvais » nucléaire (les armes nucléaires et le militarisme, politiquement trop « chauds » pour les dirigeants japonais, même si depuis les années 1950, ils ont été soumis à la pression américaine favorable au réarmement) du « bon » (énergie, « prospérité », etc.). De ce fait, avant 2011, le mouvement antinucléaire était resté faible, dispersé, divisé et marginal. Mais tout semble avoir changé depuis Fukushima.

Dès le début mars 2011, il y a eu des protestations contre l’énergie nucléaire et la gestion de la catastrophe par le gouvernement. Ces manifestations ont été ignorées par les médias. Pourtant leur  petite taille dissimulait un changement qualitatif. 

 

 

La rue s’est mise à parler

 

Le journaliste et militant syndicaliste Chie Matsumoto observait à la suite de la grande manifestation de juin 2012 contre la réactivation de centrales nucléaires : « Ce n’est pas la seule manifestation qui a eu lieu au Japon. Si vous regardez les manifestations précédentes au cours de l’année qui a suivi le désastre, il apparaît clairement que le peuple a commencé à agir. Il est très rare que le peuple japonais entre en action : le sentiment jusque-là dominant c’était que les protestations et les manifestations sont la spécialité de quelques-uns… et que ce n’est pas le droit du peuple. Mais depuis le désastre, les manifestations sont différentes. Elles devenaient de plus en plus importantes. Elles se sont élargies à l’ensemble du pays. La dernière, devant le siège du Parlement, était probablement une des rares où les gens se sont rassemblés de manière spontanée et non à l’appel des syndicats ou de collectifs auxquels ils appartiennent. C’était une véritable démonstration de colère, de frustration face à la trahison du gouvernement, d’action collective spontanée » (1).

    Ces mobilisations ont quelque chose de commun avec le mouvement Occupy : les gens entendent parler des sit-in et des manifestations par des amis ou les réseaux sociaux et décident de faire la même chose dans leur ville. Une nouvelle génération, qui ne porte pas l’héritage des défaites et des revers qui ont frappé la gauche au Japon, a construit ces rassemblements. Elle prend part à une activité politique pour la première fois dans sa vie. Les réseaux sociaux ont joué un rôle important au début de ce processus. Puis, alors que les gens prenaient confiance en voyant combien d’autres partageaient leur point de vue et étaient prêts à descendre dans la rue, les discussions politiques ont touché, souvent pour la première fois, les lieux du travail.

    Chaque semaine, les nouvelles révélations sur les dégâts de la catastrophe ou les pratiques inacceptables de Tepco [multinationale japonaise, exploitant de la centrale nucléaire de Fukushima ndlr] dominaient les principaux journaux japonais, et avec eux, chaque semaine du printemps et de l’été 2011 voyait le mouvement grandir. Ce qui a commencé comme des piquets de quelques centaines de personnes, s’est développé en rassemblements hebdomadaires de plusieurs milliers de personnes. Le mouvement a monté comme une fusée, commençant à partir de rien et devenant une force qui a dominé finalement la politique japonaise des mois durant. A partir de septembre 2011 et pendant six mois, un sit-in et un village de tentes se sont établis devant le ministère de l’Economie, du commerce et de l’industrie, et des foules de sympathisants ont régulièrement empêché la police de les disperser. « Les femmes de Fukushima » – un mouvement des femmes déplacées de la région irradiée – ont organisé un autre sit-in qui est devenu un pôle d’attraction. Les manifestations ont commencé et se sont poursuivies devant la résidence du Premier ministre. Celles du vendredi sont passées de 300 personnes, en mars 2011, à 90 000 en juillet. Le Japon, un pays réputé pour sa culture docile et apolitique, est devenu d’un coup un pays politiquement vivant. 

 

« Une conscience anticapitaliste primaire »

Les personnes évacuées des régions dévastées ont joué un rôle important dans ces mobilisations hebdomadaires et ont donné confiance au mouvement, lui permettant de résister aux appels à « l’union nationale » et aux autres tentatives de dépolitisation. A l’occasion d’une manifestation d’octobre 2012, un évacué de Fukushima confiait au quotidien du Parti communiste : « Avant cela, je ne savais pas combien les centrales nucléaires étaient dangereuses (…). Beaucoup de gens ne savent pas quel désastre peut provoquer la fusion du cœur d’un réacteur nucléaire. J’ai participé à ces rassemblements pour partager mon expérience avec d’autres. Je trouve très encourageantes les manifestations qui se déroulent devant le bureau du Premier ministre. Je suis heureux de voir que des gens qui n’ont pas été directement touchés par la catastrophe protestent également pour eux-mêmes.?» Inspirées par l’exemple de Tokyo, des manifestations plus petites sont devenues monnaie courante dans les zones rurales et autour de Fukushima.

    Les manifestations de masse ont été parmi les plus grandes que le Japon ait connues depuis les années 1960. Quelque 60 000 personnes à Tokyo, six mois après la catastrophe?; plus de 170 000 personnes en juillet 2012, puis, le même mois, 200 000 pour encercler le Parlement… Les estimations policières diffèrent bien sûr de celles des organisateurs, mais tout le monde s’accorde à dire qu’il s’agit d’un changement d’échelle, de quelque chose que la génération actuelle n’avait jamais connu.

    Yoshihiko Noda, Premier ministre jusqu’à fin 2012, a tenté de disqualifier le mouvement, parlant de « beaucoup de bruit ». Mais pour le moment, la classe dirigeante a perdu l’initiative et elle ne fait que répondre au mouvement populaire. D’une part, le gouvernement n’est pas parvenu à agir, tentant de faire comme si le mouvement de protestation ne l’affectait pas, assurant que les affaires et la vie normale – avec les centrales nucléaires réactivées – pouvaient continuer. Mais, d’autre part, le mouvement menace de continuer à se propager et les protestataires occupent les rues, plus confiants en leurs forces. C’est une rupture avec l’ordre social autoritaire et répressif que le capitalisme japonais avait maintenu jusque-là. Si ce mouvement rend légitime le fait de protester, qui peut savoir où cela va s’arrêter ? Comme l’a dit au New York Times Matsumoto Hajime, l’un des organisateurs du mouvement les plus radicaux, le pays « est sur le point de vivre quelque chose de nouveau » (2).

    Ce « quelque chose de nouveau » a trouvé son expression dans le mouvement et autour de lui. Ainsi, Kenji Kunitomi, un vétéran socialiste révolutionnaire, éditeur du journal Kakehashi, explique qu’« une conscience anticapitaliste primaire » émerge parmi les ma­ni­festant·e·s au fur et à mesure qu’ils·elles gagnent de l’expérience et sont inspirés par les discussions du mouvement. Celui-ci tire la société vers la gauche en se développant : un sondage réalisé par Mainichi Shinbun indique que 47 % de la population est solidaire des ma­ni­festant·e·s et de leurs objectifs. Cela indique une importante évolution dans un pays où les protestataires ont été longtemps diabolisées. Le fait même que des gens se retrouvent en grand nombre en train de protester leur donne un sentiment de force : « Pour le moment, il n’est pas important que nous soyons entendus ou non », expliquait au New York Times Ayuko Higashi, au cours de la troisième manifestation antinucléaire. « C’est juste un pas en avant pour commencer à élever nos voix.?» (3)

    La majeure partie du matériel édité par les organisations politiques ou les collectifs militants de la campagne se limite à demander l’arrêt des centrales nucléaires au Japon. Mais ces textes font le lien entre sécurité, profiteurs de l’énergie nucléaire et limites de la démocratie japonaise. « On comprend clairement qui impose réellement l’agenda nucléaire », confiait un homme d’Aichi au journal du Pati communiste, lors d’une manifestation du vendredi soir, en septembre 2012, avant d’ajouter : « Nous voulons montrer au Premier ministre Noda que la colère des gens ordinaires est plus dangereuse que Keidanren [le principal lobby des entrepreneurs japonais] ou les États-Unis». D’autres ont témoigné qu’ils «frémissaient de rage», alors qu’un manifestant qui protestait pour la première fois de sa vie a résumé le point de vue dominant : « Cela semble être un tournant de notre histoire. Nous n’allons pas nous arrêter tant que toutes les centrales nucléaires n’auront pas été déclassées » (4).

 

 

Valse-hésitation du pouvoir

 

Le gouvernement du Parti démocrate (PD) était faible et divisé. Depuis que son Premier ministre Hatoyama Yukio, le premier à diriger un gouvernement, a été humilié par Obama et forcé d’accepter la domination états-unienne à Okinawa, le gouvernement a connu crise après crise ; il a eu une direction faible et n’est plus pris au sérieux, tant par le grand capital que par la population. Une fraction du parti, dirigée par Ozawa, a fait scission suite à une augmentation des impôts. A l’image des partis sociaux-libéraux, le PD est tiraillé entre son désir de gouverner pour le capital et la baisse de sa popularité, parce qu’il trahit et punit ses é­lec­teurs·trices (5).

    Dans ce contexte, le gouvernement a eu du mal à répondre à la montée de la colère et de la peur de la population, après que les secrets de Tepco ont été rendus publics. Au début, il a annoncé la fin de l’énergie nucléaire pour 2030, avant de changer de position les jours suivants, s’engageant en faveur du statu quo, sous la pression du capital et du lobby nucléaire (6). Alors que la répression policière contre les mi­li­tant·e·s syndicaux et sociaux est une tradition et que des membres du Parti communiste ont été emprisonnés dans le passé pour avoir distribué des tracts dans les boîtes aux lettres, les actions de la police contre le mouvement antinucléaire ont été très limitées, et seule une poignée de mi­li­tant·e·s ont été ar­rêté·e·s. Ainsi, si le gouvernement PD était favorable à l’énergie nucléaire et aligné sur son lobby, il ne se sentait pas capable d’affronter le mouvement. Pendant ce temps la popularité de Noda a continué de plonger, alors qu’il adoptait une rhétorique nationaliste pour faire diversion à la crise du pays.

    D’autres représentants de l’establishment ont tenté de monter dans le dernier wagon du mouvement. L’ancien Premier ministre Hatoyama a participé aux manifestations, en portant les messages suivants : « Nous devons chérir ce flux de démocratie nouvelle que vous créez… Nous pouvons voir là quelle est la distance entre la voix populaire et le bureau du Premier ministre. En tant qu’ancien Premier ministre, je tiens à transmettre immédiatement votre message au bureau du Premier ministre » (7). Il est clair que Hatoyama et bien d’autres voient dans ce mouvement de protestation une chance pour se refaire une santé politique et reconstruire leur base électorale. Mais le mouvement se laissera-t-il coopter ?

 

Un mouvement social qui revient de loin

 

«La tradition des générations mortes pèse comme un cauchemar sur l’esprit des vivantes », écrivait Marx dans Le 18 Brumaire de L. Bonaparte. Pour le mouvement ouvrier japonais, ce cauchemar est l’héritage des défaites des années 1970. Ce n’est pas le lieu ici de revenir sur cette histoire, mais certains rappels sont indispensables pour comprendre le mouvement actuel. La dure répression des années 1930 et 1940, suivie des purges anticommunistes inspirées par les États-Unis, avait laissé la « nouvelle gauche » des années 1960 dépourvue de traditions, de continuité et de liens avec le mouvement ouvrier qui lui auraient permis de garder un sens de la réalité. Par conséquent – et de manière tragique – le grand soulèvement de la jeunesse a été gaspillé au cours des années 1970, lorsque les mi­li­tant·e·s favorables au socialisme ont sombré dans l’ultra-gauchisme (et parfois dans le terrorisme), dans la guerre entre organisations d’extrême gauche et dans la glorification de la violence. La croissance de la répression étatique a produit une culture de confrontation, ce qui, à la fin des années 1980, a provoqué la mort de plus de cent mi­li­tant·e·s, tué·e·s par d’autres mi­li­tant·e·s. Les restes de ces groupes voyous et sectaires existent encore et leurs singeries ont discrédité à la fois les protestations et la politique socialiste dans l’esprit de secteurs importants de la classe ouvrière japonaise. Cet héritage d’amertume et de regrets pèse encore très fortement aujourd’hui.

    De ce fait certains aspects les plus radicaux du mouvement japonais de protestation peuvent apparaître, aux yeux d’observateurs occidentaux, moins audacieux qu’ils ne le sont en réalité : il n’y a pas eu d’affrontements d’ampleur, pas d’émeutes comparables à celles des étu­diant·e·s britanniques de Miliband Tower ou des tra­vail­leurs·euses grecs en­ga­gé·e·s dans des batailles rangées avec les forces de police. Mais dans le cas du Japon, le fait que les tra­vail­leurs·euses ordinaires descendent dans la rue indique un saut qualitatif de la conscience populaire. C’est le caractère massif de ces manifestations qui a une signification : si l’on ne peut pas encore parler d’une radicalisation de masse au Japon, le pays connaît actuellement un processus de politisation généralisée. « D’habitude, je ne vais pas aux manifestations mais, parce que c’était contre le nucléaire, j’ai pensé que je pouvais venir, juste pour voir », disait une femme aux organisateurs de la manifestation de Kyoto. En rendant normale la participation à des protestations, ce mouvement peut toucher d’autres domaines. Le journal socialiste révolutionnaire Kakehashi a noté une série de thèmes politiques généraux que ce mouvement a déjà soulevés. Il cite ainsi un étudiant qui participait à l’immense rassemblement devant le Parlement: «Nous voulons que le gouvernement nous dise, à nous, les jeunes, la vérité. Nous voulons avoir le droit de décider que faire des centrales nucléaires » (8).

    La « tradition des générations mortes » pèse bien sûr toujours sur ce mouvement. De nombreux or­ga­nisateurs·trices des manifestations ont tenu à souligner le caractère apolitique de leur mouvement, demandant aux gens de ne pas apporter les bannières ou autres signes d’organisations aux manifestations antinucléaires. Des organisateurs sont également sortis de leur rôle en soulignant leurs relations amicales avec la police, s’inclinant devant les policiers et les remerciant pour leur dur travail à la fin des manifestations. Et même si la très grande majorité des ma­ni­festant·e·s étaient des tra­vail­leurs·euses, ce sont les célébrités, les personnalités et les re­pré­sentant·e·s des classes moyennes – non les syndicalistes – qui ont été mis en avant dans les défilés et par les comptes rendus médiatiques.

 

 

Antinucléaires et apolitisme

 

Le mouvement antinucléaire est dominé par deux coalitions principales :

–    Sayonara Genpatsu Issenmannin Akushon (Au revoir l’énergie nucléaire – 10 millions de membres actifs), un large regroupement des groupes plus anciens, des intellectuels et des écrivains, dont Kenzaburo Oe est la figure la plus connue?;

–    La Coalition métropolitaine contre le nucléaire, une formation plus jeune et plus récente. 

 

Bien que la seconde coalition ait une image plus radicale et plus d’énergie juvénile, les deux ont contribué aux mobilisations de masse et elles s’appuient sur des forces sociales comparables ainsi que sur des sentiments similaires.

    Les distinctions politiques entre les deux mouvements donnent des indices sur la manière dont cette lutte peut se développer et sur les forces sociales et politiques qui la travaillent. Le grand rassemblement à Yoyogi Uehara, organisé entre autres par Kenzaburo Oe, était sensiblement plus âgé que les rassemblements de nuit des vendredis devant le siège du Premier ministre. Il y a plusieurs strates dans ces mouvements : Sayonara Genpatsu Issenmannin Akushon touche la génération des années 1960 et de la « vieille » nouvelle gauche, alors que la Coali­tion métropolitaine contre le nucléaire – et, au delà, les groupes non alignés naissants – focalisent les jeunes groupes de mi­li­tant·e·s ouverts sur divers programmes et analyses politiques. La majorité de ces derniers n’ont jamais été impliqués dans les protestations auparavant. 

    L’aversion de ce mouvement pour la politique pourrait devenir un problème dans le futur. Comme le gouvernement poursuit ses plans visant à remettre en marche les réacteurs nucléaires et à affirmer l’industrie nucléaire comme partie intégrante du capitalisme japonais, les questions de stratégie, de politique et d’analyses deviennent urgentes. Il y a un fossé politique énorme entre les désirs que le mouvement antinucléaire met en avant et les forces organisées capables de faire qu’ils prennent forme. Durant quelques années de la décennie précédente, le Parti communiste japonais a connu un boom d’adhésions et de sympathies au sein de la jeunesse et semblait pouvoir vivre un renouveau générationnel, mais cela ne s’est pas traduit en un succès électoral, tandis que sa politique et ses structures restent inertes et moribondes (9). 

 

 

Nouvelle conscience de la démocratie directe

 

Il est trop tôt pour écarter la possibilité d’une percée organisationnelle issue de ce mouvement, bien qu’il présente certainement une opportunité pour les mi­li­tant·e·s socialistes de s’adresser à un auditoire beaucoup plus large et plus dynamique que durant une longue période précédente. Il y a le sentiment qu’il s’agit d’un moment à saisir. Le manifestant Naoki Okada a confié à Mainichi Shinbun lors d’une des manifestations du vendredi : « Si nous voulons nous débarrasser d’eux, c’est maintenant le moment… Il n’a fallu que quelques mois pour que le Japon réduise à zéro les réacteurs opérationnels, alors pourquoi devrions-nous les redémarrer ? » (10).

    Certains leaders du mouvement sont déjà conscients de ses limites et essayent de les surmonter. La clarification politique devient possible lorsque les militant·e·s sentent leur puissance potentielle. Ainsi Amiyama Karin s’est d’abord fait connaître au Japon en tant que chanteuse punk ultra nationaliste et droitière, puis au cours des dernières années, elle s’est radicalisée à gauche et est maintenant la porte-parole d’un groupe anti-nucléaire. Sa nouvelle orientation politique s’est exprimée clairement dans un discours qu’elle a prononcé lors d’un rassemblement massif : « La manière dont les médias parlent de nous a changé. Une nouvelle conscience de la démocratie directe a émergé. Il est temps de changer l’histoire… Depuis la fin mars nous avons organisé des veillées hebdomadaires chaque vendredi devant le siège du Premier ministre. Le nombre des participants s’est accru et maintenant c’est un mouvement social. Nous gagnons du terrain…» (11). Le défi pour la gauche socialiste japonaise, c’est de se construire sur la base de cette « détermination unifiée pour ne pas laisser passer cette chance ».

    Les liens entre la crise économique et la crise environnementale constituent une des manières d’y parvenir. Selon Iwahashu Makoto du syndicat indépendant Posse, la catastrophe a provoqué une rupture avec les idées favorables à la classe dominante et donne aux idéaux anticapitalistes la chance d’une meilleure audience : 

 

«La catastrophe a provoqué des dommages incalculables, mais elle nous offre aussi une opportunité. Jusqu’à présent l’idée de la “responsabilité de chacun“ était dominante au Japon. Autrement dit, l’assistance sociale n’était pas considérée comme le résultat de la pauvreté, mais comme le problèmes des pauvres eux-mêmes et de leurs propres choix. Environ 2,05 millions de personnes bénéficient d’une aide sociale actuellement – c’est un record. Cependant, ce n’est pas considéré comme le résultat de la pauvreté structurelle par la société. Même ceux qui reçoivent l’aide sociale ont intériorisé l’idée que c’est leur faute. Le dénigrement des bénéficiaires se poursuit même après le séisme. Notre point de départ doit être la lutte contre cette idée hégémonique qui imprègne la société japonaise ».

 

« Si ce genre de prise de conscience se développe, nous serons en mesure de tirer profit de la situation politique produite par le tremblement de terre. Pour la première fois au Japon, tout le monde peut se rendre compte qu’un grand nombre de gens ont été paupérisés du fait de circonstances indépendantes de leur volonté et non du fait de leurs propres agissements. Ces gens sont des victimes. Mais aussi extraordinaire qu’il ait été, le séisme n’est pas le seul facteur qui a plongé les gens dans la pauvreté. Il a mis en lumière les problèmes structurels plus profonds du capitalisme japonais. »

 

« En abordant les questions des victimes, nous construisons actuellement un mouvement pour exiger un niveau de vie digne. Nous voulons lier cette question avec la lutte contre le néolibéralisme et le capitalisme. Nous pensons que la résolution des problèmes des zones atteintes par la catastrophe constitue un aspect important de la lutte contre l’hégémonie actuelle de l’idéologie antisociale fondée sur l’idée que ce sont les pauvres qui sont responsables de leur situation.» (12)

 

Des signes indiquent qu’une critique sociale plus large commence à se manifester. L’hebdomadaire socialiste révolutionnaire Kakehashi a caractérisé la manifestation d’octobre 2012 dans le Park Hibiya comme un pas en avant pour le changement et pour « une politique de dignité » (13).

 

 

Que faire ?

 

Le mouvement antinucléaire japonais mobilise une génération nouvelle qui construit sa propre tradition en posant ses propres questions et en cherchant ses propres réponses. Les vieilles leçons doivent être partiellement réapprises. C’est en expérimentant la construction du mouvement qu’une génération nouvelle pourra prendre confiance et défier l’autorité et le pouvoir existants.

    Les enjeux sont importants. La contamination de la région de Fukushima a provoqué des déplacements de population, des destructions matérielles et des dommages sanitaires pour de nombreuses années, voire des décennies. Pourtant, la classe dominante japonaise a clairement affirmé qu’elle veut maintenir l’industrie nucléaire. Tepco, dont l’histoire se souviendra pour son non-respect des normes de sécurité, n’a donné aucune indication sérieuse qu’elle compte agir autrement. Tous les problèmes du capitalisme japonais demeurent. C’est donc un mouvement qui doit gagner.

    Ce que les mi­li­tant·e·s de l’extérieur peuvent voir, c’est la renaissance d’une bataille idéologique au sein de la gauche japonaise. Ils doivent y prendre part. Le mouvement a ouvert un espace de débats sur toutes sortes de questions – des limites de l’idéologie dominante de la « responsabilité » à la centralité potentielle de la classe ouvrière. Il a poussé les mi­li­tant·e·s âgé·e·s à renouer avec les nouvelles forces sociales et avec les jeunes travailleurs-euses.

    Les vétérans, comme Kenji Kunitomi et ses camarades de la Ligue communiste révolutionnaire et du Conseil national des travailleurs internationalistes, qui ont maintenu une tradition d’auto-émancipation de la classe ouvrière et traversé la répression des années 1970, les désastres sectaires des années 1980 et le vide politique des années 1990, font maintenant partie d’un mouvement mobilisant des dizaines de milliers de personnes qui n’avait jamais été actives auparavant.

    Les défis sont devant eux. Le mouvement devra affronter une opposition sérieuse de la classe dirigeante et devra dépasser ses ambiguïtés et ses confusions politiques au cours de la confrontation. Nous aurons beaucoup à apprendre de cette expérience. Un des manifestants, interrogé par Akahata devant le siège du Premier ministre, a clairement expliqué ce qui nous attend : « Si nous ralentissons, a-t-il expliqué, nous n’arriverons pas à réaliser notre but.» (14)

 

Dougal McNeil

 

Membre de Socialist Alternative en Australie. Cet article a été écrit avant l’accession du conservateur Shinzo Abe à la tête du gouvernement, le 26 décembre 2012. Il est d’abord paru dans Marxist Left Review. Traduction française de Janek Malewski pour la revue Inprecor (Quatrième Internationale). Coupures, notamment de la première partie, édition et titraille de notre rédaction.

 

 

1    Cité par Dougal McNeill, « Japan : Hope, and Hashism », Overland blog, 25 juin 2012, http ://overland.org.au/2012/06/japan-hope-and-hashism

2    Hiroko Tabuchi, « Protests Challenge Japan’s use of Nuclear Power », New York Times, 11 juin 2011.

3    Hiroko Tabuchi, « Tokyo Rally is Biggest Yet to Oppose Nuclear Plan », New York Times, 16 juillet 2012.

4    Akahata, 12 septembre 2012, www.jcp.or.jp/akahata

5    Cf. Gavan McCormack, « Obama vs. Okinawa », New Left Review, nº 64, July-August 2010.

6    Justin McCurry, « Japan drops plans to phase out nuclear power by 2040 », Guardian (UK), 19 septembre 2012.

7    LaborNet Japan, « Movement against nuclear energy, government escalates », 9 août 2012, http://labornetjp.blogspot.co.nz.

8    Kakehashi du 29 juillet 2012, www.jrcl.net.

9    Kaye Broadbent, « Japan’s New Radicalism », Socialist Alternative, juin 2009, http://sa.org.au/

10    « Giant Antinuclear rally in Tokyo draws protesters from all walks of life », Mainichi Shinbun, 17 juillet 2012, http://mainichi.jp/english/

11    Kakehashi, 6 août 2012, www.jrcl.net

12    Extrait d’un discours d’Iwahashi Makoto, publié d’abord en traduction par Left21, journal du groupe socialiste révolutionnaire coréen Tous Ensemble.

13    Kakehashi, 22 octobre 2012, www.jrcl.net

14    Akahata, 21 September 2012, www.jcp.or.jp/akahata