Le constitutionnalisme contre la démocratie

Nous reproduisons ici de larges extraits d’un entretien accordé par Gerardo Pisarello, professeur de droit constitutionnel à l’Université de Barcelone, à propos de son récent livre, publié en espagnol, et intitulé : Un long Thermidor. L’offensive du constitutionalisme antidémocratique (2011). Il insiste sur les liens constants, tout au long de l’histoire, entre luttes des opprimés et revendication de l’élargissement des droits démocratiques. En dernier ressort, l’émancipation humaine ne peut se concevoir que comme un combat permanent du plus grand nombre pour étendre ses prérogatives et les exercer pleinement. D’où l’offensive menée actuellement, au nom des exigences des « marchés », contre de nombreux acquis démocratiques.

 

De quel « long Thermidor » nous parles-tu ?

Cette expression renvoie à la révolution française. Dans le calendrier républicain, Thermidor fut le mois du coup d’Etat contre le vigoureux mouvement démocratique qui suivit la chute de la monarchie (1). Ce coup d’Etat fut réalisé pour protéger la grande propriété et les élites politiques qui lui étaient liées. Le titre du livre tente de souligner l’air de famille de ce processus avec d’autres réactions antidémocratiques postérieures, à commencer par celle qui a permis la consolidation du néolibéralisme et, en général, de l’actuel capitalisme financier.

 

Le sous-titre est : « L’offensive du constitutionalisme antidémocratique ». De quoi s’agit-il ?

Le constitutionalisme est un instrument d’organisation du pouvoir. Penser qu’il doit nécessairement être au service de la démocratie est une erreur. Déjà, les Anciens, Aristote en tête, avaient compris que la constitution matérielle d’une société pouvait être démocratique ou antidémocratique. Cette tension traverse le constitutionalisme moderne. Par exemple, le constitutionalisme états-unien est né en bonne partie comme dispositif pour freiner les pressions à la démocratisation générées par le mouvement indépendantiste. En Europe, le constitutionalisme thermidorien, puis libéral, tentait de protéger la grande propriété et de contenir les revendications des majorités populaires. C’est dans cette tradition libérale antidémocratique qu’il faut situer le constitutionalisme impulsé par le consensus de Washington des années 1990, ou celui qui se propage aujourd’hui dans l’Union européenne, en contradiction ouverte avec les garanties figurant dans les constitutions des Etats.

 

Une notion centrale apparaît de manière réitérée dans ton essai, celle de « démocratie réelle ». Qu’entends-tu par-là ?

En réalité, je tente d’utiliser le concept de démocratie (…) non comme un régime fini, statique, mais comme un mouvement en faveur de l’autogouvernement politique et économique. Cette idée de la démocratie a peu à voir avec les conceptions libérales dominantes qui prétendent la réduire, dans le meilleur des cas, à un simple mécanisme de sélection des élites. Par contre, elle s’accorde bien avec la notion antique, classique, de la démocratie comme mouvement égalitaire d’élargissement des personnes incluses dans le demos (le peuple). Et avec les actuelles exigences des « indigné·e·s » de redistribution réelle du pouvoir, non seulement dans les institutions, mais aussi au niveau du marché.

 

Ton livre commence par un clin d’oeil à Marx et Engels : « Une vague de protestations parcourt l’Europe ». Quelle est l’importance de ces protestations ? Contre quoi protestent-elles à ton avis ?

Ces protestations, précédées par celles du « printemps arabe », pourraient être vues comme partie d’une vague de révoltes populaires anti-oligarchiques, dirigées contre une variante démesurée de capitalisme rentier qui précarise, exclut et semble prêt à liquider tout obstacle démocratique qui se dresse devant lui. Quelques voix les ont comparées avec les protestations qui ont secoué l’ordre de la Restauration et le capitalisme libéral en 1830 et en 1848. Cette dernière année est celle du « Printemps des peuples » et, comme tu le relèves, celle du « Manifeste » de Marx et Engels. Il s’agit de protestations regroupant une pluralité de classes et d’acteurs non-ploutocratiques autour d’un programme incisif de démocratisation politique et sociale. Dans le cas de l’Europe ou des Etats-Unis, nous sommes aujourd’hui sans doute devant des révoltes embryonnaires, avec un impact toutefois très limité. Néanmoins, si la crise s’approfondit, il est probable que ces révoltes croîtront et donneront lieu à de nouvelles formes d’antagonisme et d’action collective. Elles sont l’unique espérance d’une sortie non-despotique du Thermidor néolibéral.

Tu parles d’assaut oligarchique contre la démocratie. Entend-il liquider les libertés citoyennes ? Annuler les conquêtes ouvrières ?

Le capitalisme financier peut en effet être considéré comme un assaut oligarchique contre la démocratie. Il suppose une reconfiguration profonde des relations de pouvoir qui conduit à sa concentration politique et économique. Pour l’instant, son objectif ne semble pas être la suppression pure et simple des libertés publiques et des droits sociaux, mais leur réduction à l’extrême. Il s’agirait ainsi de préserver des régimes mixtes où coexistent des éléments oligarchiques et démocratiques, mais où ces derniers jouent un rôle marginal. Ce serait une variante dégradée de ce que les Anciens appelaient « oligarchies isonomiques » : des régimes contrôlés par des minorités qui tolèrent l’existence de quelques libertés, dans la mesure où celles-ci ne remettent pas en cause leur domination.

 

Tu t’appuies sur Walter Benjamin (2) et tu parles de brosser l’histoire à rebrousse-poil. En quoi consiste cette opération ?

A mon avis, cela suppose au moins deux choses. D’une part, rompre avec les visions linéaires, planes, de l’histoire qui voient en celle-ci une évolution ascendante, quasi-nécessaire, vers une liberté et une rationalité toujours plus grandes. Au contraire, il faut montrer l’histoire comme un scénario conflictuel et ouvert, marqué par de grandes tragédies et rébellions, mais dépourvue en tout cas d’un sens fixé d’avance. D’autre part, la brosser à rebrousse-poil exige de questionner l’histoire expliquée d’en haut, selon la seule perspective du pouvoir et de ses sous-produits. Cela suppose aussi de suivre la trace des gens d’en bas, des opprimés pour des raisons économiques, sexuelles, ethniques, victimes des rapports de pouvoir dominants, mais qui résistent aussi et articulent des formes de pouvoir alternatives. (…)

 

Qu’appelles-tu le « droit naturel révolutionnaire » ?

[En dépit de son invocation par des courants réactionnaires, réd.], il est possible d’envisager un droit naturel révolutionnaire égalitaire. Une conception qui a inspiré les révolutions modernes et le discours des droits humains. Ce droit naturel, comme l’ont vu des auteurs tels que Ernst Bloch [philosophe marxiste allemand, 1885-1977, réd.], était inscrit dans l’économie morale de la paysannerie aux 11e et 12e siècles et fut ensuite théorisé par des juristes et des philosophes. Il prêchait la reconnaissance de tous, sans distinction de sexe, les droits de participation et d’accès à la nourriture et à tout ce qui était nécessaire pour vivre. Cette conception exigeait des limites au droit de propriété privée et l’attribution à ceux-celles qui en avaient besoin des biens des riches. Des siècles plus tard, elle fut reprise et enrichie par Bartolomé de Las Casas et par l’Ecole de Salamanque (3) pour critiquer les méfaits du colonialisme en Amérique. Et, comme l’a montré l’historienne Florence Gauthier (4), elle fit partie de l’humus qui a favorisé le développement de la révolution française et d’une bonne partie des révolutions indépendantistes latino-américaines. De fait, nous pouvons affirmer que cette conception du droit naturel révolutionnaire résonne aujourd’hui dans des luttes comme celles des peuples indigènes et paysans contre le néolibéralisme en Bolivie ou en Equateur. (…)

 

La déclaration d’indépendance nord-américaine au 18e siècle, qui « laisse à l’écart » les populations indienne et afro-américaine, signifie-t-elle réellement une avancée démocratique ?

De nombreux processus de démocratisation génèrent une impulsion égalitaire, qui n’est pas toujours menée jusqu’à ses ultimes conséquences, mais qui remet en question les hiérarchies existantes. Le processus indépendantiste des colonies nord-américaines a déclenché des expériences notables d’autogestion et de participation populaire. Cette impulsion émancipatrice a mené des activistes comme Thomas Paine (1737-1809) à exiger son extension aux rapports entre les sexes et à la question de l’esclavage. Paine a suggéré à son ami Thomas Jefferson (1743-1826) [président des USA] l’inclusion d’une clause abolitionniste dans la Déclaration de 1776. En constatant les énormes résistances suscitées par une telle mesure, ce dernier a reculé. Malgré tout, la Déclaration a continué d’alimenter la mobilisation populaire et la Constitution de 1787 a été pensée, en partie, comme un instrument pour la freiner. Cela explique que la promesse égalitaire de la Déclaration ait subsisté avec force dans la conscience populaire. Les mouvements ouvriers et féministes n’ont pas cessé de l’invoquer. Et elle a joué un rôle notable dans les luttes pour les droits civiques de la population afro-américaine au 20e siècle.

 

Abordons la Révolution française. Pourquoi l’associes-tu à la démocratie plébéienne ? Qu’est-ce que cette démocratie plébéienne ?

Comme les révolutions républicaines de l’Angleterre et des Etats-Unis, la révolution française a ouvert un processus démocratique complexe et intense. Avec la chute de la monarchie, en 1792, ce processus s’est approfondi et a mis les secteurs plébéiens urbains et paysans au centre de la scène. Alors, la notion de démocratie a récupéré son sens premier, un mouvement faisant avancer les classes populaires. Une partie du programme de ces classes s’est matérialisée dans la Constitution jacobine de 1793, la plus avancée et la plus démocratique, malgré ses limites, des temps modernes. (…)

 

Tu ouvres le chapitre 3 de ton livre par cette phrase : « L’hégémonie d’un libéralisme conservateur d’aspect doctrinaire a tenté d’évacuer de la conscience populaire la mémoire du républicanisme démocratique et plébéien ». (…) Qu’est-ce que le libéralisme doctrinaire ? Quelles furent les principales critiques formulées à son encontre ?

Il est certain qu’après la chute de Robespierre et de Saint-Just, on a assisté à une répression féroce des mouvements populaires qui avaient grandi après la proclamation de la République. Cette terreur blanche, propre aux grandes vagues de recul démocratique, se reflète sans équivoque dans la Constitution de 1795. Ce texte trace un cadre institutionnel élitiste, il réintroduit le suffrage censitaire [conditionné par une certaine fortune, réd.] et rabaisse généralement le niveau des droits. Ce sera la carte d’identité du libéralisme doctrinaire postnapoléonien: restriction des droits politiques et sociaux, blindage du droit à la propriété privée et reconnaissance sélective de certaines libertés civiles. Une idéologie où, avec des nuances, se reconnaissaient des gens comme Benjamin Constant ou Alexis de Tocqueville, des libéraux intelligents, mais qui défendaient un libéralisme antidémocratique et conservateur, atterré par la montée des majorités. Cette peur de la pression populaire contraste nettement avec la pensée révolutionnaire de Locke ou de Kant, qui a fait l’éloge de la révolution française, y compris de son époque jacobine troublée. Elle contraste aussi avec la sensibilité de libéraux égalitaires comme Stuart Mill, qui va se rapprocher du socialisme, ou des libéraux agrariens latino-américains. De nombreux libéraux et néolibéraux actuels évitent ces distinctions. Ils tentent de s’approprier des penseurs qui ont défendu des intérêts assez éloignés des leurs et de nier les composantes élitistes et antidémocratiques de leurs propres conceptions. (…)

 

Tu affirmes que Marx se sentait héritier de la tradition républicaine-démocratique. (…) À quels aspects de cette tradition fais-tu référence ?

Marx était un penseur original, mais il ne prétendait pas partir de zéro (…) : sa pensée s’inscrivait dans une tradition républicaine qui avait bien compris le rôle décisif joué dans l’histoire par les questions économiques, tout comme son étroite interaction avec les questions politico-juridiques. D’où ses éloges d’Aristote ou de Machiavel. D’autre part, il s’identifiait à la tradition des opprimés et il a tenté de la lier au mouvement démocratique de masse à son époque. Chez Marx, le communisme et le socialisme révolutionnaires apparaissent comme une radicalisation de la démocratie, comme une voie pour construire une association républicaine de producteurs libres. Cette identification entre communisme et démocratie par en bas impliquait, comme chez Flora Tristan, que l’émancipation des travailleurs soit l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. Les réflexions théoriques de Marx et ses options pratiques ont reflété cette conviction. Il est entré en politique comme rédacteur d’un journal qui représentait l’aile gauche du mouvement démocratique allemand, et il s’est maintenu dans ce cadre, avec Engels, tout au long de sa vie. L’un des premiers groupes auquel Marx et Engels ont appartenu s’appelait Fraternal Democrats, un groupe lié au mouvement chartiste anglais qu’ils appuyaient. Dans leur exil de Bruxelles, Marx et Engels ont organisé les « communistes démocratiques allemands » avec la mission de travailler à l’union et à l’accord des partis démocratiques de tous les pays. Cela ne les a pas empêchés ensuite d’exercer une critique vigoureuse à l’intérieur de ces mouvements. Dans ses Gloses marginales au Programme de Gotha (1875), par exemple, Marx lance des traits mordants contre ce qu’il nomme « le démocratisme qui se meut dans les limites de ce qui est permis par la police et fermé par la logique ». En effet, il n’aspirait pas à un capitalisme réformé, mais à la démocratisation radicale de la société. Un dépassement de la division en classes qui permette aux individus un développement maximal de leurs potentialités. Marx n’a pas énoncé clairement quelle stratégie permettrait d’atteindre cet objectif. Par contre, il a critiqué celles qui ne lui paraissaient pas viables : les utopismes élitistes, les petites sectes communistes, mais aussi les illusions du socialisme d’Etat ou la recherche d’un « sauveur » charismatique. Sa critique anticapitaliste a toujours avancé en polémiquant avec ces alternatives.

 

Quel fut l’apport de l’expérience de la Commune de Paris à la tradition de la démocratie républicaine ?

La Commune de Paris (1871) fut un vaillant et créatif essai de radicalisation démocratique, réalisé dans un contexte très compliqué et contre des adversaires très puissants. Sur le plan institutionnel, la Commune a introduit des mesures audacieuses, comme l’élection populaire et la révocabilité de toutes les charges publiques, administratives ou judiciaires. Et elle a limité la rétribution de ces charges au salaire d’un ouvrier qualifié. Tout cela conserve une actualité notoire. Elle a aussi voulu appliquer ces principes dans l’ordre économique et social. Elle a annulés les arriérés de loyers, municipalisé le service de l’emploi, impulsé la gestion de fabriques et d’ateliers comme des coopératives ouvrières. Tout cela, avec un esprit fortement égalitaire, qui a donné une place notable aux étrangers et aux femmes. Naturellement, ce ne fut pas une expérience idyllique. Des erreurs ont été commises sur le plan économique; il y eut des problèmes pour articuler les mécanismes de démocratie directe avec ceux de la démocratie représentative et des tâches furent laissées en suspens, comme l’établissement de liens entre les travailleurs urbains et la paysannerie. Beaucoup de ces tâches auraient pu être accomplies si la Commune n’avait pas dû gérer l’assaut criminel de l’armée versaillaise et de ses complices. Raison pour laquelle, malgré ses limites, la Commune est restée l’exemple d’une lutte démocratique à la base: elle montre ce que les gens d’en bas sont capables de faire, lorsqu’ils décident de « monter à l’assaut du ciel » et de prendre le contrôle de leurs vies.

 

Faut-il ranger la catégorie « dictature du prolétariat » aux archives des concepts périmés et ne plus l’en extraire ?

Je crois que la catégorie, comme telle, est discréditée, mais les questions de fonds qu’elle pointe n’ont pas disparu. Dans des sociétés profondément inégales, la démocratisation implique le conflit. Parce qu’elle suppose d’en finir avec des privilèges, que leurs détenteurs ne cèdent pas de bon gré. Marx et Engels – comme Machiavel et beaucoup d’autres républicains – pensaient que cela ne se produirait pas sans utiliser la force. L’unique manière pour que cet usage de la force ne dérive pas vers le despotisme ou le simple arbitraire, c’est que cette force soit utilisée par les majorités sociales, dans un contexte d’ample pluralisme. La dictature du prolétariat se voulait un moment exceptionnel, mais nécessaire de force qui permettrait aux majorités sociales de faire plier la résistance des minorités privilégiées, selon le modèle de la dictature temporaire dans la Rome antique. Une institution républicaine qui admettait une certaine concentration des pouvoirs, mais limitée dans le temps et soumise à des contrôles. Il ne s’agissait donc pas d’une carte blanche à la violence indiscriminée. Marx pensait – même si cela apparaît aujourd’hui contradictoire – à une dictature démocratique: quelque chose de similaire à la Commune parisienne de 1871. Ce qui s’est passé ensuite, les régimes despotiques de Staline ou de Pol Pot, n’a rien à voir avec cela. Ce furent des dictatures sur le prolétariat et sur la dissidence, souvent communiste, socialiste, anarchiste. Ces expériences et celle d’autres dictatures criminelles – Hitler, Mussolini, Franco ou Pinochet – ont discrédité ce concept. Mais aucun projet émancipateur ne peut éluder le débat de fonds sous-jacent: le rapport entre l’élimination de l’injustice, de l’oppression, et la nécessité de la force. Pensons au pouvoir concentré par le capital spéculatif, par les entreprises transnationales, par les grandes oligarchies économiques. Ces phénomènes ne pourront pas être contrecarrés par le simple dialogue ou par l’action communicative. Il faudra aussi utiliser la force. Le défi, c’est d’éviter que cet usage de la force se traduise par un appauvrissement des libertés démocratiques, engendrant des logiques militaristes irréversibles ou dérivant vers de nouvelles formes de despotisme. Pour que cela ne se produise pas, il faut la penser comme une force capable de minimiser la violence, de s’imposer des limites et de se soumettre à des contrôles juridiques. Parce que, sans contrôles, même les « purs » peuvent tomber dans l’arbitraire. Telle est, du moins, la leçon des tragiques expériences du 20e siècle.

 

Venons-en à un autre chapitre de ton livre. Aujourd’hui, quels aspects de la révolution mexicaine peut-on revendiquer ?

La révolution mexicaine fut un processus fascinant de démocratisation dans un pays périphérique, confronté à une modernisation autoritaire et générant l’exclusion. Hormis quelques secteurs ouvriers urbains, ses grands protagonistes furent la paysannerie et les peuples indigènes. Cette génération d’hommes et de femmes – celle de Zapata, Villa ou les frères Flores Magon – ont donné un contenu nouveau au mot d’ordre républicain « Terre et liberté ». Ils ont laissé leur trace dans la première constitution sociale du XXe siècle : la Constitution de Querétaro (1917) tentait de rénover l’héritage de la Révolution française, en ajoutant à la revendication des droits de l’homme et du citoyen, les droits des travailleurs et des paysans. Cette promesse égalitaire et laïque, comme l’a expliqué brillamment Adolfo Gilly, fut souvent annulée ou interrompue par de féroces résistances internes et externes. Mais elle a survécu dans l’ascension du cardénisme, dans des soulèvements paysans comme ceux de Ruben Jaramillo ou Lucio Cabanas, dans les luttes étudiantes pour défendre l’éducation publique et dans les nombreuses protestations indigènes et populaires qui ont eu lieu durant ces dernières décennies. Je crois que ce fil rebelle n’a pas disparu. Tôt ou tard, il se fera sentir même dans le funeste scénario narco-oligarchique et paramilitaire que vit le Mexique actuel. (…)

 

Qu’est-ce que le consensus constitutionnel d’après-guerre ? Quels en sont les protagonistes ?

La chute du nazisme et du fascisme a engendré de grandes attentes de démocratisation. Cela incluait de sévères critiques au capitalisme et des plaidoyers rénovés en faveur d’une démocratie socialiste. Néanmoins, tout ce processus se retrouva très vite pris en tenaille par le climat de la guerre froide. A l’Est, les tentatives de constitutionalisme socialiste et démocratique se heurtèrent à la cécité de la bureaucratie soviétique. A l’Ouest, les Etats-Unis et les grands capitaux tracèrent leurs propres lignes rouges: l’acceptation de limites aux bénéfices des entreprises et la reconnaissance de quelques droits sociaux, mais dans le cadre de constitutions qui blindaient l’économie capitaliste et maintenaient le principe démocratique soigneusement éloigné des entreprises. Cela comportait un changement important par rapport au constitutionalisme de l’Entre-deux-guerres : les constitutions républicaines n’étaient pas socialistes, mais elles admettaient des développements politiques et économiques dans cette direction. En termes généraux, le « consensus » d’après-guerre s’établissait autour d’un capitalisme social, régulé, mais finalement c’était le capitalisme. Une bonne partie de la démocratie chrétienne, de la social-démocratie et des syndicats l’ont accepté. C’était un pacte asymétrique, qui satisfaisait en partie les aspirations des travailleurs et des classes populaires. Mais il comportait en même temps une limitation significative des attentes démocratiques antifascistes. (…)

 

Lorsque tu parles des révolutions ou des contre-révolutions des élites, à quelles élites te réfères-tu ? Quel processus a suivi leur processus contre-révolutionnaire ? Ont-elles vaincu ?

C’est ce que nous commentions auparavant. Une partie importante du patronat et des dirigeants politiques d’après-guerre ont accepté les charges que leur imposait le constitutionalisme social et démocratique. Mais ils l’ont fait à contre-cœur. Ils n’ont jamais cessé d’agir pour s’en débarrasser. La progressive étatisation des syndicats et de la gauche leur a facilité le travail. Et la chute du Mur de Berlin leur a permis d’asséner un coup décisif. La rébellion des élites dénoncée par Lasch fut ceci : une contre-réforme destinée à vider les constitutions d’après-guerre de leurs aspects les plus protecteurs et démocratiques, et à imposer une nouvelle légalité thermidorienne favorisant la privatisation et la dépossession de droits sociaux et politiques basiques.

 

Est-ce cela que tu appelles constitution oligarchique ? En sommes-nous à ce point ?

Maintenant, nous continuons d’avoir des constitutions mixtes, où coexistent des éléments oligarchiques et démocratiques. Mais avec l’avancée des politiques néo-libérales, l’élément démocratique et participatif perd toujours plus sa substance. Dans des pays comme la Grèce et l’Italie, les élections apparaissent comme un problème. Nous ne savons pas où tout cela peut finir. Pour contrecarrer le constitutionalisme anti-démocratique qu’on veut nous imposer, il faudrait une résistance populaire, large et énergique – syndicale, indignée. Sinon, nous connaîtrons une dérive despotique toujours plus crue.

 

Vois-tu des signes d’espérance, de rébellion et de résistance dans les processus démocratiques de pays latino-américains comme le Venezuela ou la Bolivie ?

De nombreuses politiques d’ajustement, appliquées aujourd’hui en Europe et aux Etats-Unis, ont été menées en Amérique latine durant la décennie 1990 du siècle passé. La détérioration sociale fut énorme. Des révoltes populaires se sont produites contre le bradage du secteur public et contre les partis qui y consentaient. Quelques pays, comme le Venezuela, la Bolivie et l’Equateur, ont connu des processus constituants très participatifs. Ils ont approuvé des constitutions avec un contenu social et écologique avancé. Il est vrai que tout n’est pas résolu et qu’aujourd’hui il existe même des signes de stagnation. Mais les recettes néo-­libérales – qui sont présentées en Europe comme des faits consommés, irrésistibles – ont été remises en cause. Si l’on impulsait ici un audit citoyen de la dette, comme celui mis en route en Equateur, par exemple, il ne serait pas facile aux grandes banques et au bloc des constructeurs immobilier de traverser la crise si impunément.

 

La démocratie, écris-tu à la fin de ton livre, « se conquiert, jour après jour, par des accords et des consensus, mais aussi par la dissidence et le conflit nécessaires pour susciter des relations sociales plus égalitaires et libres de violence. C’est ici, possiblement, son essence et sa valeur ». Où est cette essence ? Dans la révolution, la lutte, la dissidence ininterrompue ? N’est-ce pas un processus qui épuise excessivement, trop peut-être, des êtres humains avec mille problèmes sur leurs épaules et dix mille inquiétudes dans leurs âmes ?

Démocratiser suppose distribuer le pouvoir et assumer des responsabilités. Cela exige une attitude rebelle face au privilège et à l’injustice. Mais aussi, comme le suggère la citation que tu évoques, la capacité d’arriver à des accords pour assumer le point de vue des autres et pour s’engager avec ce qui est à tous. Rien de cela n’est simple dans des sociétés avec une division sociale et sexuelle du travail injuste, qui oblige les individus à agir sur de multiples fronts domestiques, professionnels et publics. Néanmoins, c’est une alternative raisonnable, parfois la seule, à la perte croissante d’autonomie ou à la complicité avec la misère existante. La démocratie réclame des êtres autonomes, rebelles et coopératifs, mais c’est en même temps l’unique voie pour les susciter. Après, ça ne garantit pas le bonheur. Mais au moins, ça nous rend plus dignes d’elle, comme l’affirmait Kant. (…)

 

* Entretien réalisé par Salvador López Arnal et paru en espagnol sur le site Rebelión.

Traduction française de Hans-Peter Renk.
Coupures de notre rédaction.


 

1  Françoise Brunel, Thermidor: la chute de Robespierre, 1794. Bruxelles, Ed. Complexe, 1989.

2  Michael Löwy, Walter Benjamin: avertissement d’incendie. Une lecture des thèses « sur le concept d’histoire ». Paris, PUF, 2001.

3  Las Casas : prêtre espagnol, défenseur des Amérindiens contre le colonialisme espagnol (1474-1566) ; Ecole de Salamanque : groupe de théologiens et de juristes espagnols du 16e siècle.

4   Florence Gauthier, Triomphe et mort du droit naturel en Révolution : 1789-1795-1802. Paris, PUF, 1992.