Marx et la crise actuelle du capitalisme

En quoi les outils d’analyse marxistes peuvent-ils être mobilisés pour comprendre la crise actuelle? Les marxistes ne sont pas les seuls à se poser la question. En effet, même avant le déclenchement de la crise, la presse économique faisait périodiquement référence à la critique marxiste du capitalisme. Dans son livre, Karl Marx ou l’esprit du monde, paru en 2005, Jacques Attali soutenait que c’est seulement aujourd’hui que l’on se pose les questions auxquelles répondait Marx. Dans le Financial Times du 28 décembre 2006, John Thornhill se demandait «Comment peut-on comprendre le capital sans lire Das Kapital ?».

Ces références ne suffisent cependant pas à ignorer une objection après tout légitime : en se réclamant d’une œuvre datant du 19e siècle pour analyser la réalité d’aujourd’hui, ne risque-t-on pas de sombrer dans un archaïsme dogmatique ? Ce procès est recevable, et il peut être mené à partir de deux postulats, dont un seul suffirait d’ailleurs à rendre caduque la référence à Marx. Il est donc nécessaire de remettre en cause l’un et l’autre de ces postulats.

Pourquoi Marx est encore actuel

Le premier est que la science économique est une science qui aurait, depuis Marx, accompli des progrès qualitatifs, voire opéré des changements de paradigmes irréversibles. L’économiste Charles Wyplosz1 expliquait ainsi que les connaissances en économie, au temps de Marx et Malthus, « étaient, par rapport à ce que nous savons aujourd’hui, ce que l’automobile de Cugnot était par rapport à nos formules 1 ». Les progrès de la science auraient permis de grandes avancées : « on sait, par exemple, que le chômage est dû en partie à un coût du travail trop élevé, que le système de retraites par répartition, dit « à la française » est intenable dans notre contexte démographique, qu’une pression fiscale proche de 50 % du PIB est source de régression économique et sociale, et bien d’autres choses ».

Si cela était vrai, l’analyse marxiste serait rendue obsolète par les progrès de la science économique. Cette conception de la « science économique » comme une science, et en tout cas comme une science unifiée et progressant linéairement, doit être récusée. Contrairement par exemple à la physique, différents paradigmes économiques continuent en effet à coexister de manière conflictuelle. Ce que l’on sait, selon Wyplosz, fait partie de la doxa néolibérale la plus dogmatique et reste évidemment ouvert au débat.

L’économie dominante actuelle, dite néo-classique, est construite sur un paradigme qui ne diffère pas fondamentalement de celui d’écoles prémarxistes ou même préclassiques. Le débat triangulaire entre l’économie « classique » (Ricardo), l’économie « vulgaire » (Say ou Malthus) et la critique de l’économie politique (Marx) continue à peu près dans les mêmes termes. Les rapports de force qui existent entre ces trois pôles ont évolué, mais pas selon un schéma d’élimination progressive de paradigmes qui tomberaient peu à peu dans l’oubli. Bref, l’économie dominante ne domine pas en raison de ses effets de connaissance propres, mais en fonction de rapports de force idéologiques et politiques plus généraux.

Pour ne prendre qu’un exemple, on peut évoquer le débat tout à fait d’actualité sur les « trappes à chômage » : des indemnisations trop généreuses décourageraient les chômeurs·euses de reprendre un emploi et seraient l’une des causes principales de la persistance du chômage. Or, ce sont exactement les mêmes arguments que ceux qui étaient avancés en ­Grande-Bretagne pour remettre en cause la loi sur les pauvres (en 1832). Il s’agit donc bien d’une question sociale, qu’aucun progrès de la science n’est venu trancher.

Le second postulat est que le capitalisme d’aujourd’hui serait qualitativement différent de celui qui était l’objet d’étude dont disposait Marx. Ses analyses pouvaient être utiles pour comprendre le capitalisme du 19e siècle, mais elles seraient en quelque sorte anachroniques en raison des transformations intervenues depuis lors dans les structures et les mécanismes du capitalisme.

Certes, le capitalisme contemporain n’est évidemment pas similaire, dans ses formes d’existence, à celui que connaissait Marx. Mais les structures fondamentales de ce système n’ont pas varié, et on peut même soutenir au contraire que le capitalisme contemporain est plus proche d’un fonctionnement « pur » que ne l’était celui de l’« Age d’or » qui va de la Deuxième guerre mondiale au milieu des années 1970.

Si ce double point de vue est adopté (absence de progrès cumulatifs de la « science » économique et invariance des structures capitalistes), il devient licite d’appliquer les schémas marxistes aujourd’hui. Mais on ne peut se satisfaire pour autant d’une version affaiblie et dogmatique de ceux-ci qui consisterait à faire entrer plus ou moins de force la réalité d’aujourd’hui dans un cadre conceptuel marxien. Il faut encore montrer qu’on en tire un bénéfice, une plus-value, et que l’on réussit ainsi à mieux comprendre le capitalisme contemporain. C’est ce que la suite de ce texte essaie de faire autour de quelques exemples.

A quoi sert la théorie de la valeur ?

La théorie de la valeur travail est au cœur de l’analyse marxiste du capitalisme. Il est donc normal de commencer par elle si l’on veut évaluer l’utilité de l’outil marxiste pour la compréhension du capitalisme contemporain. On peut la résumer très succinctement autour de cette idée : c’est le travail humain qui est la seule source de création de valeur. Par valeur, il faut entendre ici la valeur monétaire des marchandises.

On se trouve alors confronté à cette véritable énigme, que les transformations du capitalisme n’ont pas fait disparaître, d’un système économique où les travailleurs·euses produisent l’intégralité de la valeur mais n’en reçoivent qu’une fraction sous forme de salaires, tandis que le reste va au profit. Les capitalistes achètent des moyens de production (machines, matières premières, énergie, etc.) et de la force de travail ; ils produisent des marchandises qu’ils vendent et se retrouvent au bout du compte avec plus d’argent qu’ils n’en ont investi au départ.

Le profit est donc la différence entre le prix de revient et le prix de vente de cette production. Ce constat sert de définition, mais le mystère de la source du profit reste entier. C’est autour de cette question absolument fondamentale que Marx ouvre son analyse du capitalisme dans Le Capital. Avant lui, les grands classiques de l’économie politique, comme Smith ou Ricardo, procédaient autrement, en se demandant ce qui réglait le prix relatif des marchandises: pourquoi, par exemple, une table vaut-elle le prix de cinq pantalons ? Très vite, la réponse qui s’est imposée consistait à dire que ce rapport de 1 à 5 reflétait le temps de travail nécessaire pour produire un pantalon ou une table. C’est ce que l’on pourrait appeler la version élémentaire de la valeur travail.

Ensuite, ces économistes « classiques » ont cherché à décomposer le prix d’une marchandise. Outre le prix des matières premières, ce prix incorpore trois grandes catégories, la rente, le profit et le salaire. Cette formule « trinitaire » semble très symétrique : la rente est le prix de la terre, le profit celui du capital, et le salaire celui du travail. D’où la contradiction suivante : d’un côté, la valeur d’une marchandise dépend de la quantité de travail nécessaire à sa production ; mais, d’un autre côté, elle ne comprend pas que du salaire.

L’analyse se complique encore quand on remarque que le capitalisme se caractérise par la formation d’un taux général de profit, autrement dit que les capitaux tendent à avoir la même rentabilité quelle que soit la branche dans laquelle ils sont investis. Ricardo ne réussira pas à résoudre cette difficulté. Marx propose sa solution, qui est à la fois géniale et simple (au moins a posteriori). Il applique à la force de travail, cette marchandise un peu particulière, la distinction classique, qu’il fait sienne, entre valeur d’usage et valeur d’échange.

Le salaire est le prix de la force de travail qui est socialement reconnu à un moment donné comme nécessaire à sa reproduction. En ce sens, l’échange entre le·la salarié·e qui vend sa force de travail et le capitaliste est donc en règle générale un rapport égal. Mais la force de travail dispose d’une propriété particulière – c’est sa valeur d’usage – celle de produire de la valeur. Le capitaliste s’approprie l’intégralité de cette valeur produite, mais n’en restitue qu’une partie, parce que le développement de la société fait que les salarié·e·s peuvent produire durant leur temps de travail une valeur plus grande que celle qu’ils-elles vont récupérer sous forme de salaire.

Faisons comme Marx, dans les premières lignes du Capital, et observons la société comme une «immense accumulation de marchandises», toutes produites par le travail humain. On peut en faire deux « tas » : le premier est formé des biens et services qui correspondent à la consommation des travailleurs·euses ; le second des biens dits « de luxe » et des biens d’investissement, et correspond à la plus-value. Le temps de travail de l’ensemble de cette société peut à son tour être décomposé en deux parts : le temps consacré à produire le premier « tas » est appelé par Marx le travail nécessaire, et c’est le surtravail qui est consacré à la production du second « tas ». Cette représentation est au fond assez simple mais, pour y parvenir, il faut évidemment prendre un peu de recul et adopter un point de vue social.

La finance permet-elle de s’enrichir en dormant ?

L’euphorie boursière et les illusions créées par la « nouvelle économie » ont donné l’impression que l’on pouvait « s’enrichir en dormant », bref que la finance était devenue une source autonome de valeur. Ces fantasmes typiques du capitalisme n’ont rien d’original, et on trouve dans Marx tous les éléments pour en faire la critique, notamment dans ses analyses du Livre 3 du Capital, consacrées au partage du profit entre intérêt et profit d’entreprise. Marx écrit par exemple que : « dans sa représentation populaire, le capital financier, le capital rapportant de l’intérêt est considéré comme le capital en soi, le capital par excellence »2.

Il semble en effet capable de procurer un revenu, indépendamment de l’exploitation de la force de travail. C’est pourquoi, ajoute Marx, « pour les économistes vulgaires qui essaient de présenter le capital comme source indépendante de la valeur et de la création de valeur, cette forme est évidemment une aubaine, puisqu’elle rend méconnaissable l’origine du profit et octroie au résultat du procès de production capitaliste – séparé du procès lui-même – une existence indépendante »3.

Dans la vision apologétique de cette branche de l’économie, la société est un marché généralisé, où chacun·e vient avec ses « dotations » pour offrir sur les marchés ses services sous forme de « facteurs de production ». Certain·e·s offrent leur travail, d’autres de la terre, d’autres du capital, etc. Cette théorie ne dit évidemment rien des bonnes fées qui ont attribué à chaque individu ses dotations initiales, mais l’intention est claire : le revenu national est construit par agrégation des revenus des différents « facteurs de production » selon un processus qui tend à les symétriser. L’exploitation disparaît, puisque chacun des facteurs est rémunéré selon sa contribution propre.

Ce type de schéma a des avantages mais présente aussi bien des difficultés. Par exemple, des générations d’étudiant·e·s en économie apprennent que « le producteur maximise son profit ». Mais comment ce profit est-il calculé ? C’est la différence entre le prix du produit et le coût des moyens de production – donc les salaires mais aussi le « coût d’usage » du capital. Ce dernier concept relativement récent résume à lui seul les difficultés de l’opération, puisqu’il dépend à la fois du prix des machines et du taux d’intérêt.

Mais si les machines ont été payées et les intérêts versés [revenu du capital], quel est ce profit que l’on maximise ? Question d’autant plus intéressante que ce profit, une fois « maximisé » devrait être nul [puisque la rétribution des facteurs de production a déjà été comptée]. Et s’il ne l’est pas, (…) la théorie néoclassique de la répartition s’effondre, puisque le revenu devient supérieur à la rémunération de chacun des « facteurs ».

La seule manière de traiter cette difficulté est, pour l’économie dominante, de la découper en morceaux et d’apporter des réponses différentes selon les régions à explorer, sans jamais assurer une cohérence d’ensemble, qui ne saurait être donnée que par une théorie de la valeur dont elle ne dispose pas.

Pour résumer ces difficultés, qui ramènent à la discussion de Marx, la théorie dominante oscille entre deux positions incompatibles. La première consiste à assimiler l’intérêt au profit – et le capital emprunté au capital engagé – mais laisse inexpliquée l’existence même d’un profit d’entreprise. La seconde consiste à distinguer les deux, mais, du coup, s’interdit la production d’une théorie unifiée du capital. Toute l’histoire de la théorie économique bourgeoise est celle d’un va-et-vient entre ces deux positions contradictoires, et cette question n’a pas été réglée par les développements de la « science économique ».

La théorie de la valeur est donc particulièrement utile pour traiter correctement du phénomène de la financiarisation. Une présentation largement répandue consiste à dire que les capitaux ont en permanence le choix de s’investir dans la sphère productive ou de se placer sur les marchés financiers, et qu’ils arbitreraient entre les deux en fonction des rendements attendus. Cette approche a des vertus critiques, mais elle a le défaut de suggérer qu’il y a là deux moyens alternatifs de gagner de l’argent. En réalité, on ne peut s’enrichir en bourse que sur la base d’une ponction opérée sur la plus-value [exploitation du travail salarié], de telle sorte que le mécanisme admet des limites, celles de l’exploitation, et que le mouvement de valorisation boursière ne peut s’auto-alimenter indéfiniment.

D’un point de vue théorique, les cours de la bourse doivent être indexés sur les profits attendus. Cette relation fonctionnait bien pour la France : ainsi, entre 1965 et 1995, l’indice de la bourse de Paris et le profit évoluaient en phase. Mais cette loi a été clairement enfreinte dans la seconde moitié des années 1990 : le CAC40 a par exemple été multiplié par trois en cinq ans, ce qui est proprement extravagant.

Le retournement boursier doit donc être interprété comme une forme de rappel à l’ordre de la loi de la valeur qui se fraie sa voie sans se soucier des modes économiques. Le retour du réel renvoie en fin de compte à l’exploitation des travailleurs·euses, qui est le véritable « fondamental » de la bourse. La croissance de la sphère financière et des revenus qu’elle procure, n’est possible qu’en proportion exacte de l’augmentation de la plus-value non accumulée, et l’une comme l’autre admettent des limites, qui ont été atteintes.

Accumulation et crises périodiques

La théorie marxiste de l’accumulation et de la reproduction du capital propose un cadre d’analyse de la trajectoire du mode de production capitaliste. Ce dernier est doté d’un principe d’efficacité spécifique, qui ne l’empêche pas de buter régulièrement sur des contradictions (qu’il a jusqu’ici réussi à surmonter). Son histoire lui a fait parcourir différentes phases qui le rapprochent d’une crise systémique, mettant en cause son principe central de fonctionnement, sans qu’il soit pour autant possible d’en déduire l’inéluctabilité de son effondrement final.

Commençons par une apologie paradoxale : le capitalisme est, dans l’histoire de l’humanité, le premier mode de production à faire preuve d’un tel dynamisme. On peut le mesurer par exemple à l’essor sans précédent de la productivité du travail depuis le milieu du 19e siècle, qui faisait dire à Marx que le capitalisme révolutionnait les forces productives. Cette performance découle de sa caractéristique essentielle, qui est la concurrence entre capitaux privés mus par la recherche de la rentabilité maximale.

Cette concurrence débouche sur une tendance permanente à l’accumulation du capital (« Accumulez, accumulez ! C’est la Loi et les prophètes » disait Marx), qui bouleverse en permanence les méthodes de production et les produits eux-mêmes et ne se contente pas d’augmenter l’échelle de la production. Ces atouts ont pour contrepartie des difficultés structurelles de fonctionnement, qui se manifestent par des crises périodiques.

On peut repérer deux contradictions absolument centrales qui combinent une tendance à la suraccumulation, d’une part, à la surproduction d’autre part. La tendance à la suraccumulation est la contrepartie de la concurrence : chaque capitaliste tend à investir pour gagner des parts de marché, soit en baissant ses prix, soit en améliorant la qualité du produit. Il y est d’autant plus encouragé que le marché est porteur et la rentabilité élevée. Mais la somme de ces actions, rationnelles quand elles sont prises séparément, conduit presque automatiquement à une suraccumulation. Autrement dit, il y a globalement trop de capacités de production mises en place, et, par suite, trop de capital pour qu’il puisse être rentabilisé au même niveau qu’avant. Ce qui est gagné en productivité se paie par une augmentation de l’avance en capital nécessaire par poste de travail, ce que Marx appelait la composition organique du capital.

La seconde tendance concerne les débouchés. La suraccumulation entraîne la surproduction, en ce sens qu’on produit aussi trop de marchandises par rapport à ce que le marché peut absorber. Ce déséquilibre provient d’une sous-consommation relative, chaque fois que la répartition des revenus ne crée pas le pouvoir d’achat nécessaire pour écouler la production. Marx a longuement étudié les conditions de la reproduction du système, que l’on peut résumer en disant que le capitalisme utilise un moteur à deux temps : il lui faut du profit, bien sûr, mais il faut aussi que les marchandises soient effectivement vendues, de manière à empocher réellement ce profit, à le « réaliser ».

Marx montre que ces conditions ne sont pas absolument impossibles à atteindre mais que rien ne garantit qu’elles soient durablement satisfaites. La concurrence entre capitaux individuels porte en permanence le risque de suraccumulation, et donc de déséquilibre entre les deux grandes « sections » de l’économie : celle qui produit les moyens de production (biens d’investissement, énergie, matières premières, etc.) et celle qui produit les biens de consommation.

Mais la source principale de déséquilibre est la lutte des classes : chaque capitaliste a tout intérêt à baisser les salaires de ses propres salarié·e·s, mais si tous les salaires sont bloqués, alors les débouchés viennent à manquer. Il faut alors que le profit obtenu grâce au blocage des salaires soit redistribué vers d’autres couches sociales qui le consomment et se substituent ainsi à la consommation défaillante des salarié·e·s.

Le fonctionnement du capitalisme est donc irrégulier par essence. Sa trajectoire est soumise à deux sortes de mouvements qui n’ont pas la même ampleur. Il y a d’un côté le cycle du capital qui conduit à la succession régulière de booms et de récessions. Ces crises périodiques plus ou moins marquées, font partie du fonctionnement « normal » du capitalisme. Il s’agit de « petites crises » dont le système sort de manière automatique : la phase de récession conduit à la dévalorisation du capital et crée les conditions de la reprise. C’est l’investissement qui constitue le moteur de ces fluctuations en quelque sorte automatiques.

Cycles courts et ondes longues

Mais le capitalisme a une histoire, qui ne fait pas que répéter ce fonctionnement cyclique et qui conduit à la succession de périodes historiques, marquées par des caractéristiques spécifiques. La théorie des ondes longues développées par Ernest Mandel4 conduit au repérage chronologique résumé dans le tableau ci-dessous.

La succession des ondes longues
Onde longue Phase expansive Phase récessive
n°1 1787-1816 1816-1847
n°2 1848-1873 1873-1896
n°3 1896-1919 1920-1945
n°4 1945-1975  1974-2007
1974-2007 «Trente glorieuses» Capitalisme néolibéral

Sur un rythme beaucoup plus long, le capitalisme connaît ainsi une alternance de phases expansives et de phases récessives. Cette présentation synthétique appelle quelques précisions. La première est qu’il ne suffit pas d’attendre 25 ou 30 ans. Si Mandel parle d’onde plutôt que de cycle, c’est bien que son approche ne se situe pas dans un schéma généralement attribué – et probablement à tort – à Kondratieff5, de mouvements réguliers et alternés des prix et de la production.

L’un des points importants de la théorie des ondes longues est de rompre la symétrie des retournements : le passage de la phase expansive à la phase dépressive est « endogène », en ce sens qu’il résulte du jeu des mécanismes internes du système. Le passage de la phase dépressive à la phase expansive est au contraire exogène, non automatique, et suppose une reconfiguration de l’environnement social et institutionnel. L’idée clé est ici que le passage à la phase expansive n’est pas donné d’avance et qu’il faut reconstituer un nouvel « ordre productif ». Cela prend le temps qu’il faut, et il ne s’agit donc pas d’un cycle semblable au cycle conjoncturel dont la durée peut être reliée à la durée de vie du capital fixe.

Voilà pourquoi cette approche ne confère aucune primauté aux innovations technologiques : dans la définition de ce nouvel ordre productif, les transformations sociales (rapport de force capital/travail, degré de socialisation, conditions de travail, etc.) jouent un rôle essentiel. Le déroulé des ondes longues a évidemment quelque chose à voir avec le taux de profit. Mais cela ne veut pas dire que la phase expansive se déclenche automatiquement dès que le taux de profit franchit un certain seuil. C’est là une condition nécessaire mais pas suffisante. Il faut que la manière dont se rétablit le taux de profit apporte une réponse adéquate à d’autres questions portant notamment sur la réalisation [des débouchés]. Voilà pourquoi la succession des phases n’est en rien donnée d’avance.

Périodiquement, le capitalisme doit ainsi redéfinir les modalités de son fonctionnement et mettre en place un « ordre productif » qui réponde de manière cohérente à un certain nombre de questions quant à l’accumulation et à la reproduction6. Il faut en particulier combiner quatre éléments :

  • Un mode d’accumulation qui règle les modalités de la concurrence entre capitaux et du rapport capital/travail.
  • La technologie: un type de forces productives matérielles
  •  La régulation sociale: droit du travail, protection sociale, etc.
  • Le type de division internationale du travail.

Le taux de profit est un bon indicateur synthétique de cette double temporalité du capitalisme. A court terme, il fluctue avec le cycle conjoncturel, tandis que ses mouvements de long terme résument les grandes phases du capitalisme. La mise en place d’un ordre productif cohérent se traduit par son maintien à un niveau élevé et à peu près « garanti ».

Au bout d’un certain temps, le jeu des contradictions fondamentales du système dégrade cette situation, et la crise est toujours et partout marquée par une baisse significative du taux de profit. Celle-ci reflète une double incapacité du capitalisme à reproduire le degré d’exploitation des travailleurs·euses et à assurer la réalisation de la valeur des marchandises. La mise en place progressive d’un nouvel ordre productif se traduit par un rétablissement plus ou moins rapide du taux de profit.

C’est de cette manière qu’il nous semble utile de reformuler la loi de la baisse tendancielle du taux de profit : ce dernier ne baisse pas de manière continue mais les mécanismes qui le poussent à la baisse finissent toujours par l’emporter sur ce que Marx appelait les ­contre tendances.

L’exigence d’une refonte de l’ordre productif réapparaît donc périodiquement. L’approche marxiste de la dynamique longue du capital pourrait en fin de compte être résumée de la manière suivante : la crise est certaine, mais la catastrophe ne l’est pas. La crise est certaine, en ce sens que tous les arrangements que le capitalisme s’invente, ou qu’on lui impose, ne peuvent supprimer durablement le caractère déséquilibré et contradictoire de son fonctionnement. Seul le passage à une autre logique pourrait déboucher sur une régulation stable. Mais ces remises en cause périodiques qui scandent son histoire n’impliquent nullement que le capitalisme se dirige inexorablement vers l’effondrement final.

A chacune de ces « grandes crises », l’option est ouverte : soit le capitalisme est renversé, soit il rebondit sous des formes qui peuvent être plus ou moins violentes (guerre, fascisme), et plus ou moins régressives (tournant néolibéral). C’est dans ce cadre que l’on doit examiner la trajectoire du capitalisme contemporain7.

Michel Husson

Economiste français travaillant à l’Institut de recherche économique et sociale (IRES). Ses derniers ouvrages :

  • Un pur capitalisme, Page Deux, 2008 ;
  • Travail flexible, salariés jetables, Découverte, 2006 ;
  • Supprimer les licenciements, Syllepse.

Ses articles sont disponibles sur son site : http://hussonet.free.fr/@bibi.htm.

Article à paraître dans la revue Espace Marx Nord Pas-de-Calais.

  1. Charles Wyplosz, « Inculture française », Libération, 26 Mars 1998, http://gesd.free.fr/wyplo98.pdf
  2. Le Capital, Livre Troisième, Tome II, Editions Sociales, 1970, p. 42.
  3. Idem, p. 56.
  4. Ernest Mandel, Long waves of capitalist development, Verso, 1995
  5. Nicolas D. Kondratieff, Les grands cycles de la conjoncture, Economica, 1992.
  6. Pour une présentation plus détaillée, voir : Christian Barsoc, Les rouages du capitalisme, La Brèche, 1994, http://hussonet.free.fr/rouages.pdf.
  7. Pour un exemple d’application, voir Michel Husson, « Le néolibéralisme, stade suprême ? », à paraître dans Actuel Marx.