Solidarité avec la révolution tunisienne et les révolutions arabes

En moins d’un mois, les deux dictatures tunisienne et égyptienne ont été renversées par des soulèvements populaires, tandis que plusieurs autres pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient sont toujours secoués par des soulèvements populaires de grande envergure. Quels premiers enseignements peut-on tirer de ce formidable élan des luttes sociales dans toute la région ?

Cahier émancipationS du journal solidaritéS numéro 184.

Cahier spécial à télécharger en cliquant sur le lien suivant: cahierS émancipationS

Ce processus a des raisons objectives : la crise actuelle du capitalisme se traduit partout par une dégradation généralisée des conditions de vie et de travail. Dans les pays dominés, la faiblesse historique des acquis sociaux, combinée à une surexploitation institutionnalisée, donne une ampleur inégalée aux mécanismes de dépossession/paupérisation. De surcroît, les politiques d’ajustement structurel ont laminé les compromis sociaux – très relatifs – des indépendances. Enfin, en raison des formes d’intégration de ces pays dans l’économie mondiale, le noyau dur des classes dominantes s’est de plus en plus limité à une oligarchie parasitaire et mafieuse, incapable d’asseoir sa légitimité sociale en s’appuyant sur des couches intermédiaires plus larges. Dans un tel contexte, faire payer la crise aux populations revenait à allumer la mèche d’une poudrière sociale.

Impérialisme en crise

L’affaiblissement relatif des principales puissances impérialistes est patent : constat d’échec des Etats-Unis en Irak et enlisement en Afghanistan?; défaite militaire israélienne au Liban?; crise du projet européen de l’Union pour la méditerranée?; persistance de la question palestinienne. Ce contexte général réduit leurs capacités d’intervention sur plusieurs fronts pour stabiliser des dictatures relais. Enfin, les pays dominants sont eux aussi confrontés à une grande instabilité sociale et économique?; ils subissent le réalignement en cours des rapports de force internationaux, lié à la montée en puissance de l’impérialisme chinois, de même que d’autres économies émergentes?; de plus, ils disposent de capacités d’intervention plus limitées pour garantir le maintien de rapports de force géostratégiques favorables. La défense de leurs intérêts repose sur des capacités plus étroites : il leur faut abandonner tel ou tel dirigeant subordonné pour essayer de contrôler les changements.

    Nous sommes dans une situation où l’intensification  de la crise de l’impérialisme laisse libre cours à l’aggravation des contradictions des sociétés dominées. Certains maillons de la chaîne impérialiste de domination sont fragilisés, tandis que les classes dominantes de la périphérie ont de plus en plus de peine à anticiper les soulèvements populaires et à y faire face. Que ce soit en Tunisie ou en Egypte, les pouvoirs ont perdu toute légitimité. En réduisant ou en abolissant toute médiation politique, sociale ou syndicale au nom d’un contrôle direct omniprésent, ces dictatures ont perdu les moyens de canaliser les aspirations populaires. Ainsi, le rapport de domination est réduit à sa forme la plus brutale : il n’a plus les moyens sociaux et matériels de nourrir l’illusion qu’il poursuit l’intérêt général, travaille au consensus national et vise une certaine démocratisation.

    Dans ce contexte de violence sociale globale, les ingrédients de la contestation populaire montante se sont accumulés en profondeur et généralisés, traçant des lignes de rupture avec « ceux d’en haut », en particulier avec celui qui dirige en leur nom. En Tunisie, les luttes de Gafsa et de Ben Gardane, ainsi que des grèves sectorielles, ont combiné aspiration à la dignité, lutte pour l’emploi et rejet de la répression, catalysant un réveil social et démocratique que le pouvoir a sous-estimé. En Egypte, plusieurs mouvements ont joué un rôle similaire : revendications démocratiques portées par la jeunesse (dès 2005)?; renouveau de l’activité anti-impérialiste face au siège de Gaza?; montée de luttes paysannes et de grèves ouvrières, parfois offensives et débouchant sur des victoires partielles (dès 2006). En effet, les processus révolutionnaires ne naissent pas de rien : ils nécessitent un changement préalable du climat social et politique, marqué par un degré avancé de délégitimation du pouvoir qui affecte quasiment toutes les couches de la société.

Base sociale du mouvement

Les forces sociales motrices de ces mouvements sont composites, à l’image du peuple réel qui s’est soulevé. En Tunisie, le processus a pris racine dans les régions de l’intérieur, là ou se combine l’incapacité de vivre de la terre, mais aussi de trouver un emploi en ville. La géographie de la mondialisation, adossée aux logiques prédatrices des classes dominantes locales et de l’impérialisme, a en effet créé des territoires « inutiles » : peu d’infrastructures, des services publics délaissés, des populations à l’abandon, rackettées et soumises à un arbitraire quotidien. La jeunesse – scolarisée ou non – a été le ferment de la révolte, au cœur d’un prolétariat informel, dans le cadre d’une économie de survie. Celle-ci a soudé les couches paupérisées urbaines, les sa­­la­rié·e·s du public et la petite bourgeoisie avec certaines fractions du patronat.
 
  Les facteurs divers de mécontentement ont convergé dans l’appel à la chute du dictateur, qui a donné sa force au mouvement. En Egypte, dans les grandes villes, aux côtés de la jeunesse, les travailleurs·euses, la petite bourgeoisie laborieuse et les professions intermédiaires ont joué un rôle moteur, les classes moyennes supérieures et le patronat étant hostiles au mouvement. La classe ouvrière est intervenue dans le processus en mettant en avant ses revendications propres. De telles différences, liées aux particularités de ces formations sociales et à l’histoire de leurs luttes, ne doivent pas occulter un trait général commun: l’opposition des classes populaires aux oligarchies dominantes se fonde sur la même contradiction entre la logique d’accumulation et de prédation mondialisée du capitalisme, relayée par des oligarchies parasitaires, et la satisfaction des droits et besoins élémentaires des masses populaires.

    Cette contradiction essentielle s’articule autour de l’opposition capital-travail, mais va bien au-delà. La poussée révolutionnaire est en effet alimentée par des conditions sociales particulières : surexploitation de larges couches de la population, place croissante de l’économie de survie, paupérisation de la petite bourgeoisie et des classes moyennes, etc. La place dominante des jeunes et des femmes renvoie au fait que la crise, la précarité, l’autoritarisme, l’arbitraire constituent leur horizon de vie. Dans ce contexte, la protestation se heurte immédiatement au talon de fer de l’appareil d’Etat et tend, lorsqu’elle se généralise et se durcit, à déboucher sur des revendications politiques.

Changer pour que tout reste comme avant ?

Ces soulèvements ont d’abord un caractère démocratique : ils visent le départ de dictateurs et aspirent à une société débarrassée des appareils policiers et de la corruption des partis au pouvoir. Ces objectifs sont perçus comme une condition pour poursuivre le combat social. L’injustice, l’exploitation, l’arbitraire, le déni de démocratie ne concernent pas seulement la classe ouvrière, mais sont vécus par de larges couches sociales. La référence à des objectifs nationaux (Egypte libre, Tunisie libre) se retourne ainsi contre les mafias régnantes, inféodées aux puissants de ce monde, qui se comportent comme les colons hier. Elle constitue l’arrière fond de la conscience collective. Ce n’est pas un hasard si les drapeaux et les hymnes nationaux font figure de ciment de la protestation collective.

    Cette conscience nationale, démocratique et populaire, convaincue de la légitimité de ses droits, structure le mouvement. Il ne se perçoit donc pas d’abord ou entièrement comme un mouvement de classe. La question sociale est cependant le moteur des différenciations qui se développent en son sein. Pour les couches les plus larges, la révolution doit changer la vie, le quotidien. Le maintien de la dictature sans le dictateur dévoile la nature de classe du système, qui ne se réduit pas au pouvoir d’un clan : le décalage entre les transitions d’en haut et les revendications démocratiques d’en bas, l’absence d’une prise en compte des aspirations sociales, révèlent ainsi des logiques sociales et politiques antagoniques entre les forces de la révolution et de la contre-révolution. Il y a en effet une corrélation étroite entre les exigences de la mondialisation capitaliste, la nécessité de faire payer la crise aux populations, la défense des intérêts impérialistes, et le canevas institutionnel des « transitions démocratiques » qui garantissent le maintien des régimes en place.

    En réalité, il s’agit de désamorcer le mouvement en le divisant, sans rompre avec les rapports de domination et les logiques économiques en place. Mais quelles sont les marges de manœuvre de ceux qui veulent d’un « changement » qui ne change rien ? En effet, dans les pays dépendants, le capitalisme en crise n’est pas soluble dans un régime démocratique, qui permette aux opprimé·e·s de lutter librement pour la défense de leurs intérêts. Tout juste peuvent-ils viser une façade démocratique en élargissant la cooptation des élites et la répartition des privilèges. Les interventions impérialistes visent ainsi à instaurer une démocratie politique restreinte, où les anciens groupes dirigeants qui structurent l’appareil bureaucratique et répressif de l’Etat composent avec de nouveaux venus. Mais cette possibilité même est limitée en raison de la faiblesse ou de l’inexistence de partis bourgeois démocratiques ou réformistes un tant soit peu enracinés, d’ailleurs rapidement discrédités par leur soutien ou participation aux « gouvernements de transition ».

Des transitions à hauts risques

Loin des transitions négociées qu’ont connu plusieurs pays d’Amérique latine dans les années 80-90, la poussée révolutionnaire entretient la pression sur les processus politiques d’en haut, même quand elle semble refluer. L’irruption du mouvement populaire permet de comprendre les limites des replâtrages en cours. Le niveau d’exigence politique ne peut se contenter de miettes démocratiques. La recomposition au sommet sur une ligne de compromis avec – et de reconversion de – l’appareil des dictatures est un obstacle à la légitimation sociale et politique d’un nouveau bloc de pouvoir. De même, la crise, face à laquelle les bourgeoisies n’ont d’autre projet que de maintenir les politiques néolibérales, est incompatible avec des concessions sociales majeures et durables. Il n’y a donc aucune base politique objective à une normalisation des rapports sociaux et politiques.

    En Egypte, l’armée, en charge de la transition, n’est pas seulement la colonne vertébrale de l’appareil répressif mais l’un des noyaux durs de la classe dominante, l’un des piliers de la domination de l’Etat d’Israël et du dispositif impérialiste dans la région. Les exigences de stabilité sont ainsi plus fortes. L’armée dispose certes d’une légitimité, du fait qu’elle n’a pas participé directement à la répression. Mais si le mouvement populaire a cherché à neutraliser l’armée pour éviter une épreuve de force sanglante, il ne lui a pas pour autant signer un chèque en blanc.

    Nul n’ignore l’existence de généraux milliardaires, ni le fait que le maintien des dictatures reposait sur l’appui tacite de l’armée. Pragmatiquement, le peuple a pourtant cherché à diviser le pouvoir pour accroître son espace de mobilisation. L’armée n’était pas sûre de l’attitude de ses troupes, une fois le mouvement de masse suffisamment enraciné. Les scènes partielles de fraternisation indiquent qu’elle n’est pas immunisée par rapport aux effets de la crise sociale et politique. Toutefois, une accentuation de la polarisation sociale et politique verrait sans doute l’armée prendre le rôle d’appareil central de répression. Ces derniers jours, les tirs à balles réelles de militaires à Kasserine (Centre-Ouest tunisien), ainsi que leurs menaces de casser les grèves et les mobilisations démocratiques témoignent de ce repositionnement.

    Le contenu de la transition va être au cœur des luttes  à venir. Le refus de lever l’état d’urgence, de libérer les prisonnier·e·s politiques et ceux du soulèvement, le projet de simples amendements aux constitutions, l’impunité sur les crimes politiques et économiques, le maintien des services de police et de la majorité des responsables des anciens régimes, les hésitations ou refus de légalisation des partis et syndicats indépendants, indiquent un projet de ravalement de façade. Les pouvoirs font le pari d’un épuisement du mouvement, soumis à des processus de différenciations et à l’absence d’alternative immédiate. Certains secteurs prônent un attentisme ou un soutien aux gouvernements de transition: la bourgeoisie, les classes moyennes, mais aussi des fractions populaires, parmi lesquelles les logiques de survie entraînent des phénomènes de repli. Ces tendances ouvrent des marges aux pouvoirs, sans pour autant leur donner une légitimité politique.

Le mouvement n’a pas dit son dernier mot

En même temps, la contestation est loin d’être achevée et les masses populaires n’ont cessé jusqu’ici d’avancer. On assiste à une montée progressive des revendications sociales: en Tunisie, les luttes des ouvrières du textile et des salarié·e·s de la fonction publique en témoignent. L’activité revendicative continue avec des processus nouveaux d’accumulation de forces. L’existence de contre-pouvoirs locaux assurant des formes d’auto-organisation populaire, la volonté des secteurs les plus avancés de coordonner les luttes sur le plan régional et national, le succès des meetings du Front du 14 janvier et la structuration d’un Congrès national de défense de la révolution (en Tunisie), la prise en compte de la nécessaire articulation entre revendications sociales et démocratiques sont autant d’éléments qui témoignent d’un début de recomposition des forces.

    Un processus complexe de construction d’une hégémonie démocratique par en bas est en train de se frayer un chemin, tant au niveau des revendications que des formes d’organisation, sur la base de batailles immédiates (destitution des pouvoirs locaux, mise à l’écart du personnel des partis des dictateurs, revendications sociales immédiates, etc.), mais en gardant l’objectif stratégique de construire une alternative politique « extérieure » et opposée aux institutions du régime (démission du gouvernement actuel, assemblée constituante, etc.). La manifestation du 25 février dernier, qui a regroupé  plus de 100 000 personnes à Tunis, suivie de la démission du Premier ministre Mohamed Ghannouchi, témoigne de la relance du mouvement de masse. 

    En Egypte, après la chute de Moubarak, l’expectative commence à peser, en même temps que se développent des processus de différenciation sociaux et politiques. Certes, aucun mouvement de masse n’exige la dissolution de l’appareil de la dictature et la place Tahrir n’est plus le siège central de la révolution populaire. Mais le conflit politique se déplace sur le terrain social, avec l’extension des grèves ouvrières dans la grande majorité des secteurs, que ce soit sur les conditions de travail, les salaires, l’exigence de titularisation, la reconnaissance de syndicats indépendants, et parfois même la destitution des patrons ou administrateurs liés au Parti national démocratique (le parti du régime). Cette dynamique divise le camp de la contestation, avec d’un côté les partisan·e·s de la paix sociale pour négocier des réformes?; et de l’autre, celles et ceux du maintien de la mobilisation tant que les revendications démocratiques ne sont pas satisfaites.

Renforcer l’organisation et la conscience des forces révolutionnaires

Si les forces politiques majoritaires ont largement opté pour la première option, les mouvements de jeunes sont traversés par ces contradictions. Enfin, le mouvement ouvrier égyptien, qui développe une activité propre et nourrit une défiance ouverte, n’a pas de liens réels avec les oppositions constituées et ne développe pas, pour l’instant, de revendications politiques centrales sur la question du pouvoir. Les autorités sont ainsi confrontées à un dilemme: faire des concessions sociales et démocratiques significatives risque d’alimenter la contestation populaire en démontrant que la lutte paie; mais ne rien lâcher peut relancer un nouveau cycle de rébellion compte tenu des attentes populaires. Dans tous les cas, la relance du mouvement ouvrier sur des bases de classe, qui a débuté depuis plusieurs années, va encore s’amplifier. De même, dans un pays comme l’Egypte, où la majorité de la population vit avec moins de 2 dollars par jours, la question sociale ne pourra pas être ajournée par de simples manœuvres, d’autant que l’augmentation des prix des denrées de base continue. C’est pourquoi les confrontations sociales et politiques sont loin d’être terminées.

    Le propre d’une situation révolutionnaire est que les phases de flux et de reflux s’inscrivent dans des cycles courts, tant que le mouvement populaire n’est pas défait. Dans cette instabilité prolongée, l’accumulation des forces, la construction d’organisations de masse indépendantes et d’organes de participation populaire doit s’articuler à la nécessité d’imposer les revendications immédiates de larges secteurs de la population et de disputer aux gouvernements la faculté de définir le contenu social et politique de la transition. Il s’agit de construire les perspectives politiques qui permettront de développer et de coordonner les luttes concrètes contre la nouvelle façade démocratique des institutions et les politiques libérales.

    Aujourd’hui, la question décisive tourne autour de la construction de l’unité des forces politiques anticapitalistes et révolutionnaires et de leurs liens avec les forces sociales motrices de la révolution. Pour que le processus triomphe, il requiert un niveau élevé d’auto-organisation et une force politique consciente, capable de centraliser les luttes concrètes autour de l’objectif de la conquête du pouvoir par les opprimé·e·s. L’enjeu est bien celui de la cristallisation d’un nouveau mouvement démocratique, ouvrier et populaire, dans des conditions nouvelles, capable de balayer la dictature, d’autant que les tenants de l’islam politique n’ont pas été jusqu’ici au cœur du processus.

Des révolutions postislamiques ?

Les raisons de la relative marginalité des islamistes sont multiples. D’abord, les deux pôles étatiques qui ont donné une assise matérielle à leur expansion, l’Arabie saoudite et l’Iran, connaissent une crise profonde de légitimité, notamment au sein des nouvelles générations. Ensuite, les islamistes sont traversés par des clivages politiques et générationnels, autant parmi ceux qui entendent cantonner leur action à l’islamisation des mœurs, que parmi ceux qui se sont avérés incapables d’offrir une alternative politique en termes de pouvoir, même lorsqu’ils disposaient d’une base de masse. Pourtant, l’élément essentiel est ailleurs: l’islam politique, quel que soit ses contradictions, est aussi influencé par l’évolution des rapports de forces  globaux auxquels il s’adapte, au moins en partie. Ainsi, dès les années 90, a-t-il commencé à opérer un virage – y compris ses composantes radicales – vers l’acceptation du modèle économique et social dominant.

    Les Frères musulmans n’ont ainsi jamais rejeté le dialogue avec Moubarak, y compris en plein soulèvement. Ils ont approuvé la contre-réforme agraire menée par le raïs et ont été extérieurs aux luttes qui ont marqué le réveil populaire. En Tunisie, Ennahda rêve d’une transition ordonnée qui lui assurerait un espace politique légal en passant des compromis avec l’appareil toujours en place de la dictature. A sa manière, l’islam politique – dont les directions effectives sont plutôt liées aux classes moyennes et à des secteurs économiques significatifs – s’est adapté aux logiques dominantes. Son attitude témoigne d’une certaine flexibilité tactique, afin de maintenir ensemble les fractions populaires de sa base et de répondre à une mobilisation dont l’expression sociale et politique n’est pas religieuse.

    Certes, il n’est pas exclu qu’en cas de défaite du mouvement populaire, ou d’impossibilité de s’appuyer sur de nouvelles élites bourgeoises moins discréditées par la dictature, il puisse aider à  reconfigurer un bloc dominant lié à l’impérialisme, dans une place subordonnée et contrôlée. Mais cette hypothèse n’est pas à l’ordre du jour: au contraire, si le mouvement populaire arrive à imposer des conquêtes démocratiques et sociales, y compris sur le terrain de l’égalité hommes-femmes et de la sécularisation de la vie sociale, le terreau populaire de son développement s’assècherait. Le retour de la question sociale et les formes prises par la conflictualité sociale et politique, l’affirmation d’un mouvement par en bas, pluraliste et autonome, n’ont pas alimenté jusqu’ici une contestation religieuse, mais une contestation démocratique populaire. En ce sens, il s’agit bien de révolutions « postislamistes ».

Les enjeux régionaux et nos tâches

Le monde arabe est en train de s’embraser, même s’il serait faux de penser que les situations sont identiques dans tous les pays. Les régimes tremblent, mais leur solidité, même relative, est variable. L’impérialisme ne peut se permettre un basculement total de la région, à plus forte raison, si ces processus débouchent sur une remise en cause – même partielle – des politiques néolibérales, du contrôle des ressources naturelles, de la pérennité des bases militaires étrangères et du statu quo avec l’Etat d’Israël. Ce qui se joue dans les révolutions en cours, si elles réalisent des percées concrètes sur le terrain social et démocratique, c’est la possibilité d’un début de rupture avec l’ordre capitaliste mondial, et donc d’un affaiblissement stratégique de l’impérialisme, alors que celui-ci connaît la plus grave crise de l’après deuxième guerre mondiale.

    De telles avancées concrètes joueraient un rôle de catalyseur dans la durée, au-delà des rythmes propres et des résultats spécifiques des confrontations dans chaque pays. Le caractère anti-impérialiste des révolutions en cours est largement ancré dans les traditions politiques de lutte du peuple égyptien, confronté en première ligne à la question palestinienne et à la dépendance par rapport aux Etats-Unis. Le sentiment de dignité nationale qui soulève les peuples arabes est aussi intimement lié à leur refus d’accepter le statu quo avec Israël. Il est incontestable que la résolution des revendications sociales des pays concernés nécessitera des ruptures profondes avec les politiques dictées par les institutions internationales, les Etats du « centre » et les multinationales. Il n’est d’ailleurs pas exclu que ces « leçons d’arabe » soient comprises par un certain nombre de pays de la Méditerranée, par les maillons faibles de l’Europe impérialiste, voire au-delà.

    C’est à partir de là qu’il faut penser nos tâches de « solidarité ». L’enjeu est de combattre nos propres impérialismes et de défendre la radicalité exprimée et les exigences portées par le mouvement populaire. Les axes d’une solidarité revolutionnaire et internationaliste peuvent s’articuler autour de différents points : annulation des dettes contractées par les dictatures?; restitution de leurs avoirs aux peuples?; rupture des accords de libre échange?; dénonciation des pactes sécuritaires et militaires?; révélation des complicités patronales avec les affaires des dictatures?; droit des peuples à se réapproprier (à nationaliser) les entreprises et leurs ressources?; refus de toute ingérence impérialiste dans les processus en cours?; soutien aux luttes populaires contre la répression des gouvernements de transition. Cela implique aussi que nous renforcions nos liens avec les secteurs les plus avancés des révolutions en marche.

    Nous devons nous engager à soutenir jusqu’au bout les processus révolutionnaires qui contribuent à modifier les rapports de force à l’échelle mondiale; à aider concrètement les courants anticapitalistes et à expliquer inlassablement qu’il n’y a pas d’exception révolutionnaire arabe et que la seule voie pour mettre fin à la dictature du capital, y compris dans nos pays, repose sur des soulèvements populaires et démocratiques où les opprimés et exploités, femmes et hommes, comptent sur leurs propres forces. La bataille ne fait que commencer.

Lotfi Chawqui, membre de la commission Maghreb du NPA (France).


Une nouvelle avancée de la révolution tunisienne

Nous nous sommes entretenus avec Anis Mansouri, de retour de Tunisie, où il a été molesté et arrêté pendant quelques heures pour avoir participé à une manifestation en province. Cela ne l’a pas empêché de prendre part à la « Journée de la colère », le 25 février à la Kasbah de Tunis.

Peux-tu présenter rapidement les principales évolutions de la situation politique en Tunisie qui ont conduit à la formation du Conseil national de défense de la révolution (CNDR) ?

Depuis la répression brutale de la caravane de la liberté, le 28 janvier, la mobilisation populaire s’est développée au niveau régional et local avec des sit-ins pour déloger les gouverneurs fraîchement nommés, des mobilisations de chômeurs·euses, des grèves sectorielles et des limogeages de directeurs par les salarié·e·s. Plus la pression augmentait, plus le gouvernement central faisait des concessions (nominations annulées, mutations dans d’autres régions, etc.). De plus, les revendications portées par le Front 14 janvier (gauche anticapitaliste et nationalistes arabes), soit la dissolution du gouvernement provisoire et l’élection d’une Constituante, ont été reprises par d’autres secteurs. C’est alors que, dans la foulée de la création de comités locaux, un Conseil national de défense de la révolution (CNDR) s’est constitué centralement le 11 février. Le Front 14 janvier a accepté de travailler en son sein avec des forces qui n’avaient pas revendiqué jusqu’ici la dissolution du Gouvernement provisoire, parce qu’elles espéraient pouvoir négocier avec lui (la direction bureaucratique de l’Union générale tunisienne du travail – UGTT, l’Ordre des avocats, les magistrats, le parti islamiste Ennahdha). Il faut noter qu’une partie importante des féministes a refusé d’intégrer le CNDR, compte tenu de la présence d’Ennahdha en son sein. Cette absence crée un vide dangereux, que seules les féministes sont en mesure de combler.

Comment expliques-tu que cette collaboration du Front 14 janvier avec des forces qui avaient reconnu au départ le gouvernement provisoire de Mohamed Ghannouchi ait débouché finalement sur une radicalisation de la situation politique et sur son renversement au lendemain de la mobilisation monstre du 25 février ?

L’ampleur des mobilisations locales et régionales a donné une forte légitimité aux revendications du Front 14 janvier. En même temps, la politique hésitante et frileuse du gouvernement donnait de l’espace aux secteurs mobilisés. Le CNDR a alors appelé, le samedi 19 février, à un deuxième sit-in national à la Kasbah (après celui de la Caravane de la liberté), jusqu’au départ du gouvernement. Le 25 février, « Journée de la colère », à Tunis et dans plusieurs villes du pays, des centaines de milliers de personnes sont descendues dans la rue. Cette mobilisation pacifique monstre a été cependant infiltrée par des éléments mobiles et violents, certainement manipulés par le régime, qui ont continué à agir d’ailleurs pendant tout le week-end, pour justifier une répression violente qui a fait au moins 5 morts et plus de 400 blessé·e·s. Cependant, cette mobilisation a été d’une telle ampleur, qu’elle a forcé le Premier ministre à démissionner le dimanche suivant, et plusieurs de ses Ministres à jeter l’éponge deux jours après.

La révolution tunisienne a démarré après le sacrifice de Mohamed Bouazizi pour protester contre la misère. Les revendications sociales de cette révolution – emploi, indemnités chômage, développment équitable – ont-elles été mises en sourdine au profit de la défense exclusive d’objectifs politiques ?

Les luttes de chômeurs·euses et de salarié·e·s ont continué au niveau local jusqu’à la constitution du CNDR. Depuis lors, elles ont marqué une pause. Rappelons que le CNDR est une structure interclassiste qui réunit aussi des forces libérales. Cette paralysie du front social est un grand problème pour l’avenir de la révolution tunisienne. Il n’y aura pas de démocratie politique sans justice sociale?; et il n’y aura pas de justice sociale sans redistribution des richesses et rupture avec les politiques imposées par les institutions économiques et financières internationales (FMI, BM, OMC, etc.) – notamment l’annulation de la dette odieuse de la dictature. Or, il est question de rembourser 1120 milliards de dinars entre avril et septembre, au détriment bien sûr de l’emploi et des dépenses sociales urgentes. Il est impératif de rediscuter des liens indissolubles entre révolution démocratique et révolution sociale. L’histoire a montré que lorsqu’on sépare les deux, c’est la contre-révolution qui finit par s’imposer.

Les syndicalistes de base de l’UGTT, qui ont largement porté le mouvement révolutionnaire et ont contribué à le politiser, ne peuvent-ils pas jouer un rôle essentiel aujourd’hui pour faire avancer ses revendications sociales ? Y a-t-il d’autres organisations de base qui puissent contribuer aujourd’hui à mobiliser les secteurs les plus défavorisés ?

Les syndicalistes des secteurs les plus combatifs devraient aujourd’hui relancer la mobilisation et l’organisation des travailleurs-euses (y compris des chômeurs-euses et précaires) pour s’assurer que leurs aspirations et revendications ne soient pas abandonnées par le CNDR, au nom d’une priorité exclusive donnée aux réformes politiques. Car dans ce cas, le risque serait grand, qu’une large partie de la population considère que la révolution ne lui a rien apporté et se tourne vers d’autres forces qui misent sur le pourrissement de la situation. Il appartient aussi aux forces anticapitalistes d’assumer leur responsabilité en proposant un programme politique qui lie entre elles les aspirations démocratiques et sociales. Seule la construction d’un rapport de force par en bas, qui fasse appel à la mobilisation et à l’organisation des exploité·e·s peut donner corps à une telle perspective. Il faut y travailler de façon prioritaire en valorisant les expériences des groupes syndicaux et des comités populaires qui ont porté jusqu’ici la révolution en avant.

Entretien réalisé pour solidaritéS par Jean Batou


Après le pouvoir des militaires l’Algérie, la Tunisie et l’Egypte doivent inventer la suite…

Avec ses 35 millions d’habitant·e·s, l’Algérie est le pays le plus peuplé du Maghreb. Elle a conquis son ouverture démocratique dès 1991, avant de sombrer dans la guerre civile (1992–2002). Les luttes sociales et les émeutes populaires s’y multiplient, même si elles peinent aujourd’hui à trouver un débouché politique. Dans ce sens, penser les difficultés de la révolution algérienne, c’est aussi penser l’avenir des révolutions tunisienne et égyptienne. Pour en parler, nous nous sommes entretenus avec Chawki Salhi, secrétaire du Parti socialiste des travailleurs (PST).

Au cours de ces dernières semaines, dans les manifestations internationales de solidarité avec les révolutions du monde arabe, on a beaucoup entendu scander : « One, Two, Three, demain c’est l’Algérie ! » Penses-tu que ce slogan-pronostic corresponde à la réalité ?

L’explosion algérienne a précédé ces manifestations mais nos représentations du réel et les rythmes de nos actions n’échappent pas aux campagnes dominantes. L’insurrection populaire de Tunisie a surpris une Algérie émeutière, dans une phase de contestation générale de Bouteflika. Les révoltes du 5 janvier et leur violence désordonnée ont vite déçu et provoqué un repli attentiste sur le plan politique qu’on aurait tort d’identifier à un soutien à Bouteflika.

    Simplement, après avoir appelé au changement en 1991, sous hégémonie intégriste, et subi les horreurs qui ont suivi, les masses populaires ne peuvent se contenter de dire « dégage » ! Elles veulent préciser l’alternative pour laquelle elles mettraient à bas l’ordre libéral autoritaire actuel. Mais l’impact des victoires tunisiennes et égyptiennes est réel. Il se traduit par un sentiment largement partagé d’une urgence à remettre en cause la précarité sociale et à contester l’arbitraire quotidien. L’absence temporaire de contestation politique du régime n’empêche pas une radicalité sociale impressionnante. Les Algérien·ne·s sont, en fait, très attentifs et prêts à bouger si les perspectives politiques se clarifient. C’est pourquoi Bouteflika panique et multiplie les programmes disparates pour distribuer les emplois temporaires et atténuer les tensions sociales.

Quelles sont à tes yeux les principales analogies et les principales différences entre la situation de l’Algérie et celles de la Tunisie, de l’Egypte, de la Libye ou du Maroc ?

La crise mondiale de 2008 a plus affecté l’Egypte, la Tunisie et le Maroc, pleinement intégrés à la mondialisation libérale – tourisme, ateliers de sous-traitance, centre d’appels… En Algérie, bien moins intégrée, l’effondrement des cours du pétrole a été amorti par le confortable matelas de devises accumulé. Cela vaut aussi pour la Libye. Par contre, tous partagent l’extension dramatique de la précarité sociale et du chômage des jeunes, notamment diplômés, terreau principal de la contestation. Mais la précarité n’est pas spécifique à la région.

    Sur le plan politique, la Tunisie était un très joli commissariat de police: la société réduite au silence était soumise aux impératifs du tourisme et aux besoins des investisseurs étrangers. La dictature libyenne me semble avoir été plus féroce encore. Les libertés au Maroc et en Algérie sont beaucoup plus larges : la presse, la vie associative, les partis, les syndicats animent la société malgré les entraves d’un pouvoir autoritaire et les coups de sa répression. Par contre, le discrédit abyssal des partis et de la politique accroît la difficulté de construire une alternative. L’Egypte est dans une situation intermédiaire. L’expression politique centrale était totalement fermée, mais la société était bouillonnante à l’inverse du glacis tunisien, où les opposant·e·s étaient écrasés par la répression.

    On sait peu de choses sur la Libye, mais les autres pays ont connu une certaine effervescence sociale. Ce phénomène a été plus massif et plus insolent en Algérie, où on parle de 2500 conflits pour 2010 (émeutes, grèves, etc.)?; c’était plus dur au Maroc et en Tunisie face à la brutalité policière, malgré les actions de solidarité de la gauche marocaine. La Tunisie et l’Egypte révolutionnaires sont pénétrées d’un sentiment de dignité qui développe la radicalité sociale. Le Maroc doit être saisi, comme l’Algérie, de cette idée que c’est le moment de bouger. Cela concerne d’abord les précaires.

Le Parti socialiste des travailleurs (PST) n’a pas appelé à soutenir la marche du 12 février de la Coordination nationale pour le changement et la démocratie (CNCD). Peux-tu expliciter les raisons qui vous ont amené à prendre une telle décision ?

Depuis la mise en place des dispositifs protectionnistes de 2008 et 2009, les secteurs dominants de la bourgeoisie, liés aux importations, ont convergé avec leurs tuteurs impérialistes pour en demander le retrait. Leurs grands quotidiens dénoncent les concessions sociales du pouvoir comme autant de «?primes à l’émeute?». L’objectif proclamé de la CNCD est le changement de régime. L’enjeu est celui de donner une direction politique au mouvement social bouillonnant. Mais ces personnalités démocratiques et ces partis libéraux ont refusé de faire la moindre concession aux revendications des luttes populaires en cours : emploi, logement, etc.
    Curieux, cet exotisme qui refuse aux socialistes d’Algérie de diverger sur l’avenir politique avec des courants de droite. Les paramédicaux, les profs, les communaux, tous en grève nationale, les chômeurs·euses qui, par centaines, coupent les routes et assiègent les mairies, les  groupes de travailleurs·euses temporaires qui bloquent leurs entreprises, n’ont pas prêté attention à ces initiatives ultra-médiatisées. Pas plus que les étudiant·e·s en mobilisation nationale qui assiègent  le ministère.

    En 1990, il était assez difficile de refuser le front unanime contre le pouvoir en place. Vingt ans après, l’équation est différente. Les révolutions tunisienne, égyptienne, ont chassé leurs despotes et les militaires gèrent la continuité. Notre révolte de 1988 avait aussi débouché sur un pouvoir militaire dès 1992. L’Algérie, la Tunisie et l’Egypte vont devoir inventer la suite.

Entretien réalisé pour solidaritéS par Jean Batou


Solidarité avec la révolution libyenne, Non à toute ingérence néocoloniale !

Près d’un mois après le début de la révolution libyenne, les morts parmi les insurgé·e·s se comptent par milliers, victimes de la répression sanguinaire du régime de Mouammar Kadhafi.

    Depuis plusieurs années, les pays occidentaux ont armé la Libye pour faire face à la « menace terroriste » qui pourrait viser ses installations pétrolières et gazières. Ainsi, les forces de sécurité du colonel Kadhafi ont été transformées en mercenaires de la lutte contre l’immigration et le terrorisme, qui est au centre de la politique extérieure de l’Union Européenne et des Etats-Unis. Une part croissante de la vente d’hydrocarbures du pays sert ainsi à honorer de gros contrats d’armements avec les pays du G8.

    L’Union Européenne, l’Italie en tête, a aussi chargé l’autocrate de Tripoli de devenir le gendarme et le geôlier des candidat·e·s africains à l’émigration en Europe. La Libye est ainsi l’une des principales plateformes de détention des réfugié·e·s aux frontières sud du Vieux Continent. Des drones prédateurs, des hélicoptères et des appareils de détection nocturne ultra-perfectionnés ont été livrés pour cela au raïs libyen, qui a exigé 5 milliards d’euros en 2010 pour effectuer ce sale boulot. A l’heure qu’il est, personne ne sait le sort réservé à ces prisonnier·e·s de Kadhafi pour le compte de l’Europe !

    C’est dans ce contexte qu’il faut déterminer notre solidarité avec le peuple libyen insurgé. Ces dernières semaines, il a été question d’interdire l’espace aérien au-dessus de la Libye et de charger l’OTAN de cette opération. En réalité, l’objectif humanitaire d’une telle mission serait au mieux inefficace : la répression étant pour l’essentiel menée au sol. Pire, une telle ingérence pourrait en radicaliser la violence, comme cela s’est produit il y a 12 ans, après l’intervention aérienne de l’OTAN au Kosovo.

    Enfin, et il faut y penser aussi, cette opération militaro-humanitaire pourrait devenir rapidement la tête de pont d’une nouvelle présence coloniale en Libye, riche en pétrole et en gaz, mais aussi voisine des révolutions tunisienne et égyptienne.

    C’est pourquoi, nous appelons à l’envoi d’une aide médicale massive sur place et aux frontières?; à l’accueil de réfugié·e·s libyens, en particulier parmi les blessés?; à la libération et au transfert en Europe des réfugié·e·s africains détenus dans des camps en Libye à la demande de l’UE?; au blocage des avoirs de tous les responsables du régime (et non seulement du clan Kadhafi) pour les restituer au peuple libyen?; à la poursuite pour « crimes contre l’humanité » de tous les responsables des massacres actuels. Dans tous ces domaines, le gouvernement suisse devrait donner l’exemple.

    Comme le disait récemment un jeune révolutionnaire égyptien : « avant, nous regardions la télé, maintenant, c’est la télé qui nous regarde ». C’est que les peuples d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient refusent de plus en plus d’être les jouets de ceux qui les dominent et vivent à leurs dépens pour prendre en main leur propre destin. De Tunis au Caire, d’Alger à Sanaa, de Rabat à Amman, de Benghazi à Tripoli, ces peuples nous donnent l’exemple de la révolution contre l’injustice sociale, contre l’oppression politique et pour la dignité. Leur lutte contre la croissance des inégalités, mais aussi pour l’extension des droits démocratiques et des prérogatives populaires sont aussi les nôtres.

Jean Batou, intervention à la manifestation du 26 février à Genève


Débat au sein de la gauche latino-américaine

Parmi les réactions suscitées par l’insurrection en Libye contre le régime Kadhafi, celles de plusieurs dirigeants latino-américains (de Cuba, du Venezuela, du Nicaragua, notamment), membres de l’ALBA (Alliance bolivarienne des peuples de notre Amérique), se révèlent problématiques et choquantes.

    Pour le président nicaraguayen Daniel Ortega, Kadhafi est victime d’un « lynchage médiatique, afin de faire main basse sur ses richesses pétrolières ». Le 21 février, Fidel Castro dénonçait la menace d’une intervention de l’OTAN en Libye, affirmant notamment : « Il faudra attendre le temps nécessaire pour connaître vraiment ce qu’il y a de vrai et de mensonges ou de semi-vérité dans ce qu’on nous dit de la situation chaotique en Libye ». Enfin le 25 février, le président vénézuélien Hugo Chávez  déclarait « soutenir le gouvernement de la Libye, l’indépendance de la Libye ». Depuis lors, les pays de l’ALBA ont proposé une commission de médiation internationale (tout d’abord rejetée par le fils de Kadhafi, Seif al-Islam).

    Pour une partie de la gauche latino-américaine (et donc de ses dirigeant·e·s), le monde se divise en « deux camps » : hier, le « camp socialiste »?; aujourd’hui, le « camp anti-impérialiste », dont feraient partie des régimes comme ceux de Libye ou d’Iran. Ainsi, en août 1968, au nom de la stabilité du « camp socialiste », Fidel Castro avait approuvé l’intervention de l’URSS en Tchécoslovaquie contre le « printemps de Prague ». Aujourd’hui, les rapports de Cuba et du Venezuela avec des régimes comme celui de Kadhafi au sein de l’OPEP, ou du Mouvement des non-alignés, impliquent une vision acritique de ces régimes. En réalité, ces positions discréditent Cuba et le Venezuela auprès des populations et des révolutionnaires arabes et ne peuvent que faciliter les campagnes contre ces pays aux USA et en Europe.

    Mais d’autres voix se font entendre au sein de la gauche latino-américaine pour une rectification de ligne nécessaire et urgente : « Ceux qui affirment que les masses libyennes sont manipulées par des volontés extérieures, au service de l’impérialisme, se trompent » (communiqué du PSOL brésilien, 25 février 2011). Au Venezuela, «?Marea Socialista » (un des courants marxistes-révolutionnaires au sein du artido socialista unido de Venezuela – PSUV) se prononce catégoriquement « en faveur du peuple libyen et des peuples arabes qui luttent pour conquérir la liberté et la démocratie » (24 février 2011), tout comme le CMR (branche vénézuélienne de l’International Marxist Tendency). «?Kadhafi n’est plus un dirigeant anti-impérialiste ; il répond par des massacres à l’authentique clameur du peuple », estime de son côté Adel El Zabayar (député du PSUV-Etat de Bolivar et président de la Fédération des associations arabo-­vénézuéliennes).

Hans-Peter Renk
Sources : www.aporrea.org
(Asamblea popular revolucionaria)


Des révolutions à l’ère d’Internet

Entretien avec Christophe Aguiton

Depuis plusieurs semaines, l’expression est sur toutes les lèvres : la révolution internet a commencé en Tunisie. Il faut dire que cette formule a le double avantage de vider de tout contenu social et politique l’extraordinaire soulèvement d’un peuple et d’être jeune-compatible d’un point de vue journalistique. Et pourtant, au-delà du juste scepticisme qui saisit celles et ceux pour lesquel·les il n’y a pas de révolution sans mouvement social et sans contenu de classe, il est indéniable que les nouvelles technologies ont joué un rôle important dans les révolutions arabe. Pour faire le point sur cette question, nous nous sommes entretenus avec Christophe Aguiton, membre du Conseil scientifique d’Attac-France et spécialiste des réseaux sociaux en ligne.

La révolution tunisienne a été définie par la presse quotidienne comme une « cyber-révolution » ou une « révolution internet », comme si ces mobilisations monstres avaient été impensables sans cet outil, qu’en penses-tu ? S’agit-il vraiment d’une révolution internet ou n’est-ce pas plutôt une révolution à l’ère d’Internet ?

C’est évidemment une révolution à l’ère d’Internet : ce qui a été déterminant ce sont les centaines de milliers de manifestant·e·s qui ont défié les dictatures en Tunisie, en Egypte ou en Libye. Il ne faut pas oublier non plus le rôle d’un média beaucoup plus « traditionnel », la télévision avec Al Jazeera, qui est la première source d’information dans le monde arabe et a diffusé largement les images des révolutions en cours.

    Mais ne sous-estimons pas non plus le rôle d’Internet et des téléphones mobiles pour la diffusion de l’information et la coordination des manifestant·e·s. Au 20e siècle, les points névralgiques pendant les révolutions étaient la poste, les centraux téléphoniques, la radio et la télévision d’Etat… en Tunisie et en Egypte, les dictatures ont commencé par couper l’Internet et les réseaux de téléphonie mobile !

Comment définirais-tu le rôle joué par le Net et les réseaux sociaux en ligne dans les mobilisations au Moyen-Orient ou en Afrique du Nord ? Est ce que cette technologie s’applique de la même manière dans tous ses pays ?

Le taux d’équipement en téléphonie mobile dans ces pays est très élevé. Il est intermédiaire en ce qui concerne l’accès à l’Internet, mais il faut prendre en compte plus particulièrement la mobilisation de la jeunesse diplômée, étudiante ou « chômeuse – diplômée », comme en Tunisie, qui est une catégorie sociale très présente sur les réseaux sociaux.

A ton avis, le Net constitue-t-il une logistique, un outil d’expression libre, ou n’est-il pas plutôt un instrument d’information ? En bref, quelle est la spécificité du Net par rapport à d’autres vecteurs de mobilisation ?

La spécificité de l’Internet et du Web c’est d’être à la fois un média et un outil de communication interpersonnel. Et des deux côtés de cette définition, les choses se compliquent encore. Comme média, l’Internet peut être un autre moyen de regarder la TV ou de lire les journaux, mais il y existe aussi un vaste espace qui n’est pas soumis aux mêmes règles que les médias classiques. Il y a un espace infini pour le reportage citoyen et l’expression directe des militant·e·s ou des acteurs·trices des mobilisations, même si les règles de vérification des sources et de déontologie journalistiques ne s’y appliquent pas de la même façon. On avait déjà observé, il y a plus d’un an, dans les mobilisations en Iran, l’usage des vidéos et photos prises sur des téléphones mobiles et transmises grâce à des réseaux comme Twitter, on l’a vu à une échelle encore plus large aujourd’hui, en Tunisie et en Egyte.

    Du point de vue des réseaux sociaux et des réseaux interpersonnels, Internet remplit lui aussi une double fonction. D’un côté, il permet des échanges réguliers entre ami·e·s, grâce à une conversation basée sur les petits faits du quotidien, échanges de photos de vacances, etc. – dans ce cas, les échanges se limitent aux relations les plus proches, même si on a des centaines d’« amis » au sens de Facebook. Mais il existe un autre type de « conversations » sur les réseaux sociaux, celles qui traitent de sujets d’intérêt général, et qui peuvent permettre des échanges entre personnes qui, en fait, se connaissent très peu. Dans ce cas, les communications permettent d’informer de façon horizontale des milliers de personnes en un temps très court : c’est ici la « viralité » des réseaux sociaux qui joue à plein.

En définitive, le Net constitue-t-il vraiment un phénomène nouveau de mobilisation, ou n’est-il pas plutôt le vecteur d’une prise de conscience politique, un moyen comme un autre de se rendre compte que le roi est nu ? que l’on n’est plus seul à penser une chose ?

Dans des pays où il existe une presse et des médias à peu près « libres », le rôle d’Internet et du Web dépend avant tout de l’adéquation entre l’état de l’opinion et son reflet dans les médias. Pour prendre deux exemples français, nous avons un contraste entre l’élection présidentielle de 2007, où tous les courants de la vie politique étaient très présents dans la presse et à la TV, de l’extrême gauche à l’extrême droite, et ou l’Internet n’avait fait que compléter, sans apport qualitatif, les médias traditionnels?; et la campagne pour le référendum sur la constitution européenne de 2005 où les média étaient – comme la classe politique – massivement pour le « oui » alors que le « non » l’a emporté. Dans ce deuxième exemple, c’est l’Internet qui avait accompagné la campagne du « non » avec des sites militants qui ont obtenu des audiences record.

    La Tunisie et l’Egypte se rattachent évidemment au deuxième exemple. Face à une presse aux ordres du pouvoir, à l’exception d’Al Jazeera, c’est Internet qui a été le vecteur de la mobilisation. Un Internet couplé à un téléphone mobile qui permet de filmer, tant la répression que les mobilisations, deux technologies accessibles au plus grand nombre, qui ont joué un rôle très important dans les révolutions arabes.

Propos recueillis pour solidaritéS par Stéfanie Prezioso.


Afrique du Nord et Moyen-Orient: les tâches écosocialistes de la révolution

Il serait totalement abusif de prétendre que les changements climatiques sont le déclencheur caché de la vague révolutionnaire qui secoue le monde arabe, comme certains observateurs l’ont écrit (1). En même temps, les effets du réchauffement contribuent indiscutablement à la crise sociale dans la région et posent une série de problèmes pour le futur, principalement la gestion des ressources en eau et la transition énergétique. Cet article ouvre un débat nécessaire.

L’indice des prix alimentaires de la FAO, basé sur les cours des céréales, du sucre et des oléagineux, a grimpé brutalement de 32 % au second semestre 2010. Commentant le phénomène, l’économiste en chef de l’organisation onusienne a lancé cet avertissement : «?Nous entrons dans une zone dangereuse ». Il faisait allusion aux émeutes de la faim qui ont secoué une série de pays du Sud en 2008, en réaction à la flambée des prix des produits agricoles.

Impact climatique

Ces hausses sont dues en première instance à la spéculation, qui est stimulée et favorisée par les brusques baisses de production provoquées par certains chocs météorologiques extrêmes, eux-mêmes liés au réchauffement climatique (2). Ces dernières années, sécheresses, inondations, canicules ou vagues de froid ont affecté tour à tour de gros exportateurs tels que l’Argentine, l’Australie, les Etats-Unis et la Russie. Ces « accidents » ont suscité une grande volatilité des prix, liée à de brusques déséquilibres entre offre et demande. Personne ne peut certifier qu’ils sont tous dus au réchauffement, mais leur multiplication est cohérente avec les projections du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC).

    La Russie est le 4e exportateur mondial de blé. La canicule exceptionnelle qui l’a frappée l’été dernier (avec ses gigantesques incendies) a fait chuter sa production annuelle de 90 à 70 millions de tonnes environ. En septembre 2010, pour garantir l’approvisionnement du marché intérieur, Poutine annonçait que les exportations russes seraient suspendues jusqu’en décembre 2011, et proposait à l’Ukraine et Kazakhstan d’en faire de même.

    La décision russe a entraîné une forte hausse des prix, créant une situation tendue pour de nombreux pays, dont la Tunisie et l’Egypte. En effet, ces deux pays dépendent du blé de la Mer Noire, et leur propre production est aussi soumise aux aléas climatiques, notamment à la baisse des ressources en eau. La Tunisie a récolté 2,4 millions de tonnes de blé en 2009, contre 1,2 million en 2010. Quant à l’Egypte, elle fait partie depuis 1960 des pays du Sud qui dépendent de l’importation pour satisfaire leurs besoins alimentaires. Avec plus de 80 millions d’habitant·e·s, elle est même le plus gros importateur de blé de la planète !

    D’une manière générale, le renchérissement du coût de la vie peut provoquer des émeutes, pas des révolutions. (…) L’impact de la hausse des prix alimentaires sur le renversement des dictatures ne doit donc pas être surestimé. Il semble d’ailleurs avoir été différent pour les deux pays. Plus fort en Tunisie, où les couches les plus pauvres ont été en première ligne, et où Ben Ali a tenté trop tard de faire baisser la pression en promettant une réduction des prix. Moins évident en Egypte, où la petite bourgeoisie a joué un rôle important jusqu’aux premières grèves ouvrières, et où le régime avait augmenté les subsides aux produits de base (blé, riz et huile de cuisson) après les émeutes de 2008, ce qui lui a permis de garantir des prix relativement stables à 70 % de la population.

    L’Egypte a cependant un autre problème: sa production pétrolière a atteint son pic en 1996 et a baissé de 26 % depuis, de sorte que le pays est devenu un importateur net de produits énergétiques. Par conséquent, il dispose d’une marge de manœuvre plus étroite pour financer son développement, pour importer des produits alimentaires… et pour les subventionner (3).

    Quoi qu’il en soit, deux choses paraissent évidentes : 1. la hausse des prix a joué un rôle et elle n’est pas due qu’à la spéculation?; 2. le défi climatique/énergétique est réel et confronte les révolutions d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient à des tâches nouvelles.

Réchauffement et ressources hydriques

Le bassin méditerranéen est l’une des régions les plus touchées et les plus menacées par le réchauffement au niveau mondial. Les données relevées au Maghreb au cours du 20e siècle montrent qu’on est passé d’une sécheresse tous les 10 ans à une sécheresse tous les 5 à 6 ans. Dans le même temps, les épisodes de pluviosité anormalement forte se sont multipliés. La combinaison des deux phénomènes entraîne une augmentation de l’érosion des sols, due à la dégradation de la couverture végétale (4).

    La gestion des ressources hydriques est le plus grand problème pour le développement, avec des arbitrages à faire entre l’agriculture et les autres secteurs. Les pays les plus touchés sur le plan économique sont et seront ceux qui disposent du secteur agricole le plus important: Syrie, Egypte, Maroc et Tunisie. La situation risque de devenir problématique dans les pays qui sont déjà en situation de stress hydrique (moins de 1000 m3/hab/an) ou de pénurie (moins de 500 m3/hab/an). C’est le cas de la Tunisie, où la baisse des ressources souterraines pourrait atteindre 28 % dans les trois décennies à venir.

    Notons que l’impact écologique du développement touristique ne doit pas être sous-estimé. Les complexes hôteliers et autres infrastructures (terrains de golf, etc.) sont de gros consommateurs d’eau. De plus, leur développement se fait le plus souvent sans aucune considération pour les équilibres écologiques du littoral.

    A titre d’exemple, voici comment une chercheuse résume les impacts possibles du réchauffement (à politique inchangée) dans les régions du centre et du sud de la Tunisie, d’ici 2030-2050 : baisse de 50 % du rendement des oliveraies non irriguées (mal compensée par une hausse de 20 % en année favorable)?; réduction de moitié des surfaces cultivées?; réduction des effectifs du cheptel allant jusqu’à 80 %?; réduction de 20 % des superficies céréalières en pluvial et de 13 % en cultures irriguées (en cas d’inondations). Et l’auteure de conclure par cette remarque prémonitoire : « Un résultat lourd de risques pour l’économie agricole, et par voie de conséquence pour les équilibre sociaux du pays ».(5)

    L’Egypte ne connaît pas de menace de pénurie, mais le Nil traverse pas moins de 9 pays et ses eaux sont utilisées à 95 % par l’agriculture. Des accords internationaux ont été conclus pour le partage de l’eau, mais le problème pourrait se compliquer si le changement climatique continue à perturber le régime des pluies aux sources du fleuve. La régulation par les grands barrages n’est pas une solution: Assouan a de nombreux effets pervers, notamment le recul du delta, insuffisamment alimenté en alluvions, qui provoque la salinisation des basses terres. Une multiplication des retenues ou des captages ne ferait qu’aggraver cette tendance.

    Moubarak avait l’intention de détourner une partie des eaux du Nil pour les vendre à Israël, qui accapare déjà celles du Jourdain, au détriment du peuple palestinien et des autres peuples de la région (6). La marchandisation néolibérale de l’eau est en cours, fortement encouragée par l’Union Européenne, serviteur zélé des grands groupes privés du secteur. La privatisation est un axe majeur de l’Union pour la Méditerranée et du Conseil Mondial de l’Eau (CME), un think tank fondé par les multinationales. En Tunisie, le secteur de l’eau potable (la SONEDE) et de l’assainissement ont été parmi les premiers à faire l’objet de partenariats public-privé (nationalisation des pertes et privatisation des bénéfices). Dès la chute de Ben Ali, Ghannouchi a reçu officiellement Loïc Fauchon, président du CME, qui voulait s’assurer que la privatisation ne serait pas mise en cause.

    En 2004, l’Egypte de Moubarak annonçait la privatisation complète des services de gestion et d’épuration des eaux des différentes provinces, qui sont maintenant aux mains d’une holding de l’eau, basée au Caire. Elle vise le profit, ce qui implique une forte hausse du prix de l’eau. Le projet de vente d’eau à Israël montre aussi que la gestion néolibérale de la ressource n’a aucune rationalité écologique et accroît les inégalités sociales.

Pétrole, monarchie et transition énergétique

L’approvisionnement énergétique constitue un autre problème majeur. Alors que les masses vivent dans la misère, le Proche et le Moyen-Orient disposent d’énormes réserves de combustibles fossiles – mal réparties et accaparées par des classes dominantes très insérées dans le dispositif impérialiste – ainsi que d’un potentiel solaire colossal – très bien réparti et en voie d’appropriation impérialiste par le biais de mégaprojets tels que Desertec. Les premières doivent céder la place aux secondes dans les quarante années à venir, faute de quoi le dérèglement climatique aggravera la désertification, les phénomènes météorologiques extrêmes et la hausse du niveau de la mer. De tous ces phénomènes, les pauvres sont et seront les principales victimes (à titre d’exemple : 10 millions de personnes devrons quitter le delta du Nil si le niveau des mers monte d’un mètre).

    De manière très générale, une stratégie énergétique à moyen et long terme devrait consister à utiliser la rente pétrolière et gazière non seulement pour soulager les besoins sociaux les plus pressants (comme le fait Chávez au Venezuela), mais aussi et surtout pour organiser la transition vers l’énergie solaire. Une telle stratégie ne peut se déployer qu’à l’échelle régionale et implique inévitablement une rupture avec la logique du profit.

Quelques pistes…

Cette évocation très rapide des problèmes écologiques les plus brûlants a pour but d’attirer l’attention sur le fait que les révolutions arabes sont confrontées à de sérieux problèmes environnementaux. La solution de ceux-ci, dans l’intérêt des masses populaires, dépend d’une issue anticapitaliste, anti-impérialiste et internationaliste (à l’échelle de la région). […] On se contentera ici de proposer quelques pistes :

• Rompre avec la politique néolibérale de privatisation des ressources hydriques : gestion publique de l’eau.

• Rompre avec la politique d’appropriation capitaliste des nouvelles ressources énergétiques, notamment de la ressource solaire : mise en œuvre de plans publics de transition énergétique vers les renouvelables.

• Réappropriation collective des ressources pétrolières et gazières : utilisation de la rente pétrolière dans l’intérêt d’un développement régional social et écologique, dans le cadre d’une planification régionale du développement incluant un « phasing out » des combustibles fossiles.

• Généralisation du contrôle démocratique sur la gestion et la protection des ressources naturelles par les collectivités locales, les comités populaires, les sections syndicales et les organisations de femmes.

• Abolition de la dette extérieure et restitution des fortunes des dictateurs aux peuples, mais aussi paiement de la dette écologique de la part des pays capitalistes développés. Transfert gratuit des technologies énergétiques vertes, pour peu qu’elles soient mises en œuvre par le secteur public et/ou les communautés locales.

• Soutien à une agriculture paysanne organique et réorientation de la production agricole vers le marché intérieur, dans la perspective de la souveraineté alimentaire. Limitation et rationalisation de l’agriculture irriguée.

• Développement d’une alternative à l’industrie touristique capitaliste. 

Daniel Tanuro?*
* Une version antérieure contenant quelques petites erreurs avait été publiée sur europe-solidaire.org


1    Yang Razali Kassim, « Tunisia and Climate Change : What it means for Southeast Asia », Eurasia Review, 16 févr. 2011.
2    Stéphane Foucart, « Inondations et réchauffement : le lien est démontré », Le Monde, 18 févr. 2011.
3    Matthew Wild, « Peak Oil, Climate Change, Political Turmoil : The Lesson from Egypt », www.countercurrents.org.
4    Mosbah LAFI, « Vulnérabilité de la céréaliculture tunisienne face aux changements climatiques », International conference on Energy, Climate Change and Sustainable Development, Université de Tunis El Manar, 15-17 juin 2009.
5    Mélanie Requier-Desjardins, « Impact des changements climatiques sur l’agriculture au Maroc et en Tunisie et priorités d’adaptation », Notes d’analyse du CIHEAM, nº56, mars 2010.
6    Manlio Dinucci, « Grandes manœuvres israéliennes pour accéder à l’eau du Nil », Il Manifesto, 12 févr. 2011.



Heavy metal islam

Du heavy metal dans des pays musulmans ? Oui, cela existe ! Mark LeVine, musicien et professeur d’histoire du Moyen-Orient à l’Université de Californie-Irvine, a voyagé à travers différents pays pour en rencontrer les acteurs·actrices. Entre tradition et modernité, répression et Occident, c’est la question de la culture des jeunes de ces pays qui est posée.

Si certains films, comme Les Chats Persans de Bahman Ghobadi, avaient fait connaître la présence difficile du rock dans des pays comme l’Iran, on ne se doutait pas de l’ampleur du phénomène. Ainsi le festival Boulevard des jeunes musicien·ne·s réunit 20 000 fans de metal à Casablanca ! Mark LeVine part à la rencontre de différents groupes de six pays différents : Maroc, Egypte, Palestine et Isräel, Liban, Iran et Pakistan. Quelques noms de groupes : The Kord (Liban), Hate Suffocation (Egypte), Junoon (Pakistan).

Répression et ostracisme

Si leur intensité varie selon les pays, les musicien·ne·s et le public endurent tous une répression de la part des gouvernements. Il subissent aussi un certain ostracisme de l’opinion publique, la musique rock et le style metal (cheveux longs, habits noirs, etc.) étant associés au satanisme et à l’influence néfaste du monde occidental. Si ce genre musical parvient parfois à toucher un public large, souvent au prix de partenariats avec des grandes marques, la majorité des artistes vivent leur appartenance au metal comme un rejet aux marges de la société.

Mais alors pourquoi un tel intérêt pour ce genre ? Si Mark LeVine s’emballe, c’est parce qu’il partage avec les musicien·ne·s et fans de metal la croyance en un véritable pouvoir de la musique. Celui-ci est de fait reconnu par les gouvernements qui interdisent toute forme de musique rock, voyant en elle une menace pour la société. La plupart des musicien·ne·s recourent à la musique pour répondre aux difficultés qu’ils-elles vivent, marquées par la guerre, le marasme économique ou les normes sociales et religieuses oppressantes. La musique devient alors un moyen de faire sens, de rassembler différentes personnes, d’informer, voire de changer les consciences. Un musicien palestinien déclare ainsi : « Si une de mes paroles arrive jusqu’à ton cœur, cela aura bien plus d’impact que cent pierres jetées à ton visage ».

Bourgeoisie et Occident

Le sens de la posture metal dépend également du contexte. Là où ce genre est totalement interdit, en jouer représente une provocation, l’affirmation de sa liberté individuelle. Dans le metal de ces pays, ne serait-ce que dans les paroles, les illustrations ou les rythmes, il y a une présence forte de la violence. Mais Mark LeVine y voit, avec l’approbation des musicien·ne·s, une représentation critique – car monstrueuse – d’une violence réelle, une forme d’appropriation de la situation.

    Que tant de jeunes écoutent du metal et l’affichent publiquement dans des pays où un tel comportement est au mieux mal vu, au pire réprimé sévèrement, est en soi le signe d’une révolte face aux carcans imposés par des gouvernements autoritaires. Néanmoins, une telle position demeure assez peu politique, car elle se borne à affirmer l’autonomie personnelle contre l’Etat. Ainsi de nombreux musicien·ne·s décrivent le metal comme « un asile » et affirment que « leur vie entière est intérieure ».

    Cette individualisation se retrouve dans leur rapport à l’islam. Ceux-celles qui ont subi une forte répression cherchent seulement à éviter tout rapport avec la religion, tandis que les autres se bornent à affirmer que l’on peut très bien être musulman et metaleux à la fois. Malgré le titre de son livre, Mark LeVine ne réussit pas vraiment à explorer les liens entre metal et Islam, se bornant à interroger des représentants d’institutions musulmanes minoritaires, plus tolérant vis-à-vis de la musique.

Quelle musique après la révolution ?

En plus d’autres aspects problématiques du metal, notamment sa dimension machiste, ce genre musical souffre véritablement de cette propension à se replier sur soi, à l’exception de quelques groupes attaquant directement le pouvoir en place dans leurs chansons. Cette attitude de repli est typique de la jeunesse privilégiée, base sociale du metal dans ces pays. On ressent un certain malaise à force de suivre l’auteur, parti prétendument à la rencontre de la jeunesse musulmane, enchaîner les bistrots branchés de quartiers lisses, et s’apercevoir que la grande majorité des musicien·ne·s ont fait des études à l’étranger et sont souvent issus de l’élite.

    De fait, les instruments nécessaires étant chers, le metal est difficilement accessible. C’est bien là le problème : malgré quelques festivals, en quoi les jeunes metaleux sont-ils représentatifs de la jeunesse, de son rapport à la modernisation et à l’islam ? Dès le départ, cette réflexion semble de plus biaisée. Prendre le metal comme sujet, c’est envisager les pays musulmans avec une optique de retard. Ces derniers se moderniseraient de façon similaire aux pays occidentaux mais avec vingt ans de retard.

    Alors, après la révolution, quelle musique pour la jeunesse de Tunisie, d’Egypte ou de Libye ? On ne sait pas s’il faut souhaiter que ce soit du heavy metal, cette musique restant une réponse noire, une affirmation d’identité dans une situation de forte répression à travers la mise en avant d’images violentes en opposition à la culture officielle. Au temps de la révolution, on ne peut que souhaiter voir naître de nouveaux genres et prospérer des genres plus sociaux comme le rap, et pourquoi pas une pop de la révolution.

Pierre Raboud