Les prisons de la misère

Les prisons de la misère, 10 ans après

Nous retranscrivons ci-dessous de larges extraits de la conférence donnée par Loïc Wacquant lors du débat organisé en juin 2010, par la Maison Verte, la revue Mouvements et la Société Louise Michel, autour des dix ans de son livre, Les Prisons de la misère (1999). A l’heure où en France, comme ailleurs, les politiques sécuritaires s’enchaînent, le thème reste d’une actualité brûlante. Loïc Wacquant revient sur Les Prisons de la misère, à la lumière des dix années écoulées, et insiste sur le fait que l’Etat pénal n’est qu’un aspect d’un projet sociopolitique complexe qui combine aussi la dérégulation des marchés, le démantèlement de la prévoyance sociale et l’accent mis sur la responsabilité individuelle. Le sociologue bourdieusien en appelle donc aujourd’hui, dans Punishing the Poor (2009), à ramener le débat sur le véritable enjeu de l’Etat pénal qui dépasse les politiques de répression pour ouvrir la voie à la création d’un Léviathan néolibéral.

par Loïc Wacquant

Cahier émancipationS du journal solidaritéS numéro 172.

Version complète et illustrée à télécharger ( 4 pages pdf, 830 Ko) en cliquant sur le lien suivant : cahierS émancipationS

En 1993, un économiste de la banque mondiale du nom de John Williamson écrit un article resté célèbre dans lequel il affirme qu’il y a finalement un consensus sur les politiques économiques qui sont bonnes pour les pays, surtout les pays en difficultés, les pays en crise. Ces politiques économiques font l’objet d’un consensus de droite et de « gauche », et ce consensus dit qu’il est bon de réduire les dépenses publiques, les déficits, de privatiser les services publics, de baisser la fiscalité, de libéraliser les échanges, de libéraliser les flux de capitaux et d’organiser la compétition.

    A partir des années 1990, le consensus de Washington, qui portait sur la politique économique, va s’étendre à la politique sociale. En effet, pour accompagner cette politique économique de dérégulation et de marchandisation, il faut recomposer les politiques sociales et aller d’une politique de Welfare (protection contre la sanction du marché, et notamment du marché du travail), vers une politique de Workfare (instrumentalisation des aides sociales)?; c’est-à-dire transformer le filet social de protection en tremplin vers le salariat déqualifié. La mesure qui correspond à cette politique en France, c’est évidemment le passage du RMI [revenu minimum d’insertion] au RSA [revenu de solidarité active]. […]

Dérégulation économique et lutte contre la criminalité

Dans les années 1990, le consensus de Washington englobe la lutte contre la criminalité, qui va servir à faire plusieurs choses en même temps : entreposer les populations surnuméraires, disruptives, qui dérangent, les pauvres qui font tache dans la ville. On accroît la capacité d’incarcération pour avoir de plus en plus de chômeurs·euses, de précaires, de sans-abri, de drogué-es, de petits dealers sous les barreaux (entreposage du sous-prolétariat). Discipliner les fractions réticentes du nouveau prolétariat post-­industriel qui résisterait au salariat précaire et qui, notamment, serait tenté par l’économie de la rue […]. Réaffirmer l’autorité de l’Etat et compenser le déficit de légitimité dont souffrent les élites politiques quand elles abandonnent les missions traditionnellement protectrices de l’Etat sur les plans économique et social, en offrant à la population, notamment aux classes populaires, de la sécurité, mais une sécurité axée exclusivement sur la criminalité, et non sur la sécurité sociale. Cette fonction proprement politique d’activation de l’Etat pénal sert à réaffirmer l’autorité de l’Etat, la fortitude du souverain, la souveraineté du Léviathan, au moment même où les élites politiques organisent la soumission de l’Etat à la logique du marché.[…]

    En déployant la police, la justice et la prison, en les ciblant autour des territoires de relégation de la périphérie urbaine, où justement la précarité s’est installée comme horizon normal du travail pour les fractions déqualifiées de la classe ouvrière post-industrielle?; en déployant l’Etat pénal dans ces quartiers-là, on va à la fois contenir les désordres que l’Etat a lui-même créés par la dérégulation économique et  la transformation de la politique sociale, et réaffirmer la fortitude du souverain, la souveraineté de l’Etat et sa capacité d’action.

    On a là la formule de Sarkozy?; ce n’est pas par hasard s’il a choisi le poste de Ministre de l’intérieur pour affirmer sa capacité d’homme d’action. […] Un poste grâce auquel il allait pouvoir apparaître comme un homme capable de réaffirmer l’autorité de l’Etat dans le périmètre réduit qu’il s’assigne désormais pour montrer son autorité, celui de la sécurité, entendue au sens de la sécurité physique ou criminelle, et donc plus de la sécurité sociale, économique, scolaire, du logement, etc. […]

Etats-Unis, Europe, Amérique latine : les mêmes solutions punitives

Le continent latino-américain tout entier est traversé par la montée d’une peur aiguë de la criminalité urbaine galopante, qui s’est accrue, lors de la décennie passée, avec les disparités socio-économiques, dans le sillage du retour de ces pays à la démocratie électorale et dans le sillage du désengagement social de l’Etat. Ces pays sont aussi traversés par une préoccupation politique intense pour la gestion des territoires et des catégories à problème, mais aussi par l’invocation partout du même jeu de solutions punitives : élargissement des pouvoirs et des prérogatives de la police, qui centre son action sur les délits de rue et notamment sur les infractions liées à la drogue?; accélération, durcissement des procédures judiciaires?; expansion de la prison, réduite à sa fonction d’entrepôt humain?; et enfin normalisation d’une pénalité d’urgence appliquée de façon différentielle aux nombreux niveaux de la hiérarchie de classe, de la hiérarchie des quartiers.

    Toutes ces mesures sont inspirées ou légitimées par des remèdes soi-disant miracles, venus des Etats-Unis […]. C’est le même think tank, le Manhattan Institute, qui avait joué un rôle clé dans l’exportation vers l’Europe, qui va jouer un rôle clé dans le cas de l’Amérique latine. Ce think tank, basé à Manhattan, a même crée un institut propre à l’exportation de ses politiques en Amérique latine (l’Inter-American Policy Exchange). Il ne se contente pas d’exporter les politiques criminelles, mais aussi les politiques de « tolérance zéro » comme élément d’un package de politiques publiques qui vont ensemble.

    Ces mesures typiquement néolibérales comprennent les zones d’aménagement économique, les fameux business improvement districts qui consistent à laisser les grandes entreprises d’un centre ville se taxer elles-mêmes et avoir des services publics réservés?; la réforme du système d’enseignement par distribution de bons scolaires, qui permet de faire passer des financements publics vers des écoles privées?; l’évaluation bureaucratique des écoles?; le dégraissage des administrations publiques par la suppression des postes de fonctionnaires et la privatisation des services publics. Dans ce cadre-là, on vend aussi les politiques de « tolérance zéro » pour la police et la « prison ça marche » pour l’administration pénitentiaire.

    […] Lorsque c’est nécessaire, cette Inter-American Policy Exchange contourne le niveau national, travaille avec les opposants régionaux et municipaux au gouvernement central?; c’est le cas par exemple au Venezuela. […]

Main invisible du marché/poing de fer de l’Etat

Ce consensus de Washington sur la dérégulation économique et la réduction de la protection sociale a été élargi pour englober le contrôle punitif de la criminalité de rue sur un mode pornographique (faite pour être vue, zieutée, car le but ce n’est pas de lutter contre la criminalité, c’est d’être vu en train de lutter contre la criminalité qu’il y ait des résultats à la fin ou non) et managérial (culte de la performance, des résultats, des tableaux chiffrés, des statistiques). La main invisible du marché appelle le poing de fer de l’Etat. Ce qu’on observe, c’est une coïncidence géographique et chronologique de la diffusion de ces politiques. A l’échelle internationale se diffusent d’abord les politiques de flexibilisation du marché du travail inspirées par Washington. Bien sûr, elles n’importent pas à l’identique, elles adaptent, parfois elles importent la rhétorique, parfois elles importent les mesures. […] Ce qu’il faut bien saisir, c’est qu’il y a une cohérence entre l’importation des politiques de dérégulation du marché du travail, l’importation des politiques de Workfare, de mise au travail des récipiendaires de l’aide sociale et en complément sociologique, les politiques de pénalisation, de contention punitive de la marginalité urbaine, qui a été en quelque sorte assise par les politiques de dérégulation économique et de rétrécissement de l’aide sociale.

    Dans les périodes et dans les régions où la révolution néolibérale progresse sans entrave, la dérégulation du travail à bas salaire nécessite la réorganisation restrictive de la protection sociale, pour imposer l’emploi précaire à la nouvelle classe ouvrière post-industrielle. Ces deux processus, à leur tour, déclenchent l’activation et le renforcement de l’action pénale de l’Etat. D’abord, pour réduire et contenir les désordres urbains créés par l’insécurité sociale et, ensuite, pour rétablir la légitimité des dirigeants politiques qui sont discrédités pour avoir acquiescé à l’impuissance de l’Etat sur les fronts économique et social.

    A contrario, là où la néolibéralisation a été contrariée sur les plans de l’emploi et de la protection sociale, l’élan vers la pénalisation a été réduit. Comme l’indique la surdité tenace des pays nordiques aux sirènes de la « tolérance zéro » et, partant, la stagnation ou l’augmentation modérée de leur population carcérale, alors même que, dans ces pays, la criminalité fait l’objet d’une attention et d’une inquiétude accrue. […]

Une société du risque ?

Dans les dix dernières années, on assiste à un renouveau de la théorie de l’Etat pénal?; certains auteurs ont notamment essayé de donner une vision d’ensemble des transformations macrosociologiques et des liens entre transformation macrosociologique et transformation pénale. Et il y a un ensemble de théories que je vais grouper sous le thème de théories de la modernité tardive (late modernity), ou théories de la post-modernité, ou encore théories de la société du risque. Sous ce chapeau, je place en particulier Jock Young qui a écrit un livre important qui s’appelle The exclusive society : social exclusion, crime and difference in late modernity (1999)?; David Garland qui a écrit The culture of control : crime and social order in contemporary society (2003) ou John Pratt.
    Ces auteurs […] disent que nous sommes passés à un nouveau stade sociétal. Nous étions dans la modernité, nous sommes entrés dans la modernité tardive, dans la post-modernité, dans la société du risque, donc dans un régime social différent. De manière endogène, quand une société atteint ce stade, les risques augmentent. Ces sociétés sont des sociétés à fort taux de criminalité, dans lesquelles apparaît l’impuissance de l’Etat à contrôler celle-ci. […] Les politiques de lutte contre la criminalité et la culture du maintien de l’ordre vont être amenées au premier rang par les gouvernements dans une espèce de réaction, de lecture réactionnaire des transformations de la modernité tardive. Les gouvernants activent ainsi une culture du contrôle, comme dirait David Garland, qui concerne tout le monde et qui se déploie à travers tout l’espace social. Il y a dans cette explication un côté néo-foucaldien?; on est dans une société punitive. En gros, la société de la modernité tardive est ce que Michel Foucault [philosophe et historien français, auteur notamment de Surveiller et punir. Naissance de la prison (1975), ndlr] appellerait une société punitive.

    Mon analyse est très différente. Le moteur, ce n’est pas le passage à un nouveau stade de l’évolution sociétale. On n’est pas entré dans la modernité tardive, dans la postmodernité ou dans la société du risque. L’activation des politiques pénales partout, c’est un projet proprement politique, ce n’est pas une nouvelle étape du développement social. Et ce projet politique, c’est la refonte de l’Etat, la création d’un Léviathan néolibéral. Son origine n’est pas interne?; elle est à la fois interne et externe par le processus de diffusion que je viens de décrire. L’origine est donc mixte : il y a une évolution et il y a une diffusion dans laquelle les opérateurs internationaux, et notamment les think tanks, jouent un rôle clé. Et j’arguerai même que les think tanks jouent un rôle dans la diffusion des trois types de politique : les politiques de dérégulation économique, les politiques de restriction sociale et les politiques d’expansion pénale.

    Mes collègues de la modernité tardive ou postmodernité parlent d’une réponse à l’insécurité criminelle. Or, la statistique criminelle montre très bien qu’il y a une disconnexion entre l’évolution de la statistique criminelle et l’évolution des réponses pénales. Les réponses pénales sont une réponse à la montée de l’insécurité sociale et non à la montée de l’insécurité criminelle. C’est la fragmentation du salariat et ses conséquences, en bas de la structure des classes et des places, qui déterminent l’activation de l’Etat pénal. Le véhicule qui, pour ces collègues, est principalement le déploiement d’une nouvelle culture du contrôle est, selon moi, en fait, un virage punitif amorcé par l’Etat, qui concerne deux secteurs en même temps et non un seul : le secteur des politiques sociales et le secteur des politiques pénales.

La nouvelle politique du précariat

L’un des arguments clé de Punishing the Poor, c’est qu’on ne peut pas comprendre la transformation des politiques sociales sans les relier à des politiques pénales et vice- versa, parce que ce sont les deux versants d’une nouvelle politique du précariat. Il faut voir les restrictions sociales et l’expansion pénale comme deux mains, la gauche et la droite, qui se lient en un canevas institutionnel unique, qui va servir à réguler la misère dans les sociétés contemporaines.

    Les tenants de la culture du contrôle à l’âge de la modernité tardive ou de la post-modernité disent que le déploiement de la pénalité avancée concerne toute la société. Au contraire, le déploiement de l’Etat pénal est extrêmement sélectif . Il est sélectif dans l’espace social par classe et par ethnicité, pour autant que l’ethnicité soit un critère pertinent de structuration de l’ordre social?; et il est très sélectif dans l’espace physique […]. Quand vous ciblez certains quartiers, vous ciblez aussi certaines populations.

    On assiste au déploiement de l’Etat néolibéral qui n’a pas une seule composante, la dérégulation économique, mais quatre : la dérégulation économique?; la restriction de l’aide sociale (le Workfare)?; la politique d’activation du bras pénal de l’Etat, et le trope de la responsabilité individuelle qui désormais a envahi tous les domaines. Cet Etat néolibéral se déploie et agit pour opérer une double régulation de la pauvreté dans les sociétés contemporaines à l’âge du capital hyper mobile et du salariat fragmenté. Cette double régulation s’effectue à la fois par le bras social de l’Etat et par le bras pénal de l’Etat.

Réunir ce que l’histoire a séparé

J’en viens donc à l’argument principal défendu dans Punishing the Poor. Le livre fait quatre ruptures. Première rupture: il faut sortir de l’équation crime et châtiment, si on veut pouvoir comprendre le développement des politiques sécuritaires dans les sociétés avancées. Seconde rupture : il faut réunir ce que l’histoire a séparé. C’est-à-dire, le secteur social et le secteur pénal. C’est au 16e siècle, dans la transition du féodalisme au capitalisme, qu’ont été inventées deux politiques de la pauvreté dans les mêmes pays, dans les mêmes villes, au même moment : des politiques que l’on dit d’aide aux pauvres et l’invention de la prison qui visait non pas à lutter contre la criminalité, mais à lutter contre les mendiants et les marginaux urbains s’amassant dans la ville qui émerge durant cette ère. Politique d’aide aux pauvres et politique pénale sont donc inventées au même moment, comme de nouvelles composantes, de nouvelles missions de l’Etat qui se recoupent. Ensuite, entre le 16e et la fin du 19e siècle, notamment dans la seconde moitié du 19e siècle, on observe une dissociation de la question sociale, qui devient la question du travail (travail social, régulation du travail, invention des syndicats, etc.) et de la question criminelle (institutionnalisation des tribunaux, du droit judiciaire, pénal etc.). On a donc une séparation de la question sociale et de la question pénale. A la fin du 20e siècle, on observe une réunification, une jonction, une fusion de la nouvelle question sociale et de la question pénale en bas de la structure des classes et des places, par la mise en place de politiques doublement punitives : restrictives au plan social et expansives au plan pénal, ciblées sur les mêmes populations.

    Troisième rupture : essayer de tenir ensemble l’analyse de type matérialiste et l’analyse de type symbolique. Il y a dans la tradition criminologique une très grande scission entre l’école matérialiste qui descend de Marx, de Engels et qui va jusqu’à la criminologie radicale d’aujourd’hui, qui dit en gros que la prison est un instrument pour le contrôle rationnel, dans une perspective instrumentale, des pauvres, des classes inférieures, pour le maintien de la hiérarchie de classe etc. Aucun historien ne conteste que la prison joue cette fonction?; elle en joue d’autres, mais elle joue cette fonction.

    Et, d’un autre côté, il y a la tradition durkheimienne qui nous dit affirme que Jeremy Bentham [philosophe britannique libéral de la fin du 18e et début du 19e siècle?; concepteur de l’utilitarisme, ndlr] et les utilitaristes se sont trompés?; ils ont cru que le châtiment avait pour objet de dissuader et de modifier le comportement des démunis ou de ceux qui sont menacés par la sanction, (théorie de la dissuasion). Emil Durkheim [sociologue français de la fin du 19e et du début du 20e siècle, l’un des pères de cette discipline, ndlr] nous dit et il a tout à fait raison : la prison, ou le bras pénal de l’Etat, a des fonctions expressives. Il envoie des messages non pas tant au criminel qu’au citoyen qui regarde et qui observe la scène?; et donc dit quelles sont les règles communes, les valeurs sacrées. L’Etat pénal sert à tracer des frontières?; il sert à créer une communauté (nous les citoyens contre eux les bandits, les ripoux, les immoraux). Et donc l’Etat pénal a cette fonction expressive instrumentale, il envoie des messages, il capture des émotions collectives et il trace des frontières symboliques qui ont des conséquences réelles, matérielles.

Les fonctions symbolique et matérielle de l’Etat pénal

La contribution de Punishing the poor vise à proposer d’arrêter cette guerre entre ces deux courants d’analyse, et à réaliser que l’Etat pénal est une institution suffisamment complexe pour arriver à jouer ces deux fonctions en même temps. La prison est à la fois un instrument de contrôle matériel des démunis, des dépossédés, qui sert à asseoir l’ordre de classe, et c’est aussi une machine expressive à envoyer des messages, à tracer des frontières symboliques. Ces frontières symboliques ont des conséquences matérielles, qui ont elles-mêmes une signification symbolique.

    Il faut comprendre ensemble le moment matériel et le moment symbolique de toute politique publique, et particulièrement des politiques pénales. Pourquoi particulièrement des politiques pénales ? […] Je pense, notamment, au chapitre dans lequel j’analyse en longueur l’espèce de safari de persécutions des ex-délinquants sexuels aux Etats-Unis?; Cette persécution touche dorénavant également l’Europe; une même panique morale semble en effet envahir l’ensemble des sociétés avancées face aux délinquants sexuels et aux ex délinquants sexuels dont on pense pouvoir prédire qu’ils vont commettre d’autres crimes. Ces politiques visent en définitive à les soumettre à un contrôle particulier pour les crimes qu’ils pourraient commettre en vertu de ce qu’ils sont et non pas des actes qu’ils ont commis.

    Ces nouvelles politiques d’enregistrement, de notification, de surveillance et de rétrécissement progressif de l’espace social, dans lequel les ex-délinquants sexuels ont le droit d’opérer, interviennent dans une période où, dans l’ensemble des sociétés avancées, on observe une décroissance des atteintes sexuelles. Ces politiques ne peuvent s’expliquer que par leur dimension symbolique. Il y a donc des conditions dans lesquelles même les composantes matérielles et les composantes symboliques des politiques pénales viennent à se découpler les unes des autres. Des éléments de politique pénale peuvent être promulgués et déployés même quand ils ont des conséquences négatives au plan de la criminalité réelle mais qu’ils ont des conséquences positives au niveau du symbolisme.

Un Léviathan néolibéral

Enfin, élément essentiel du livre : il faut absolument repenser la pénalité, c’est-à-dire les catégories, les mesures, les bureaucraties, les discours, les justifications, l’expertise autour du châtiment, en fait la pénalité dans son sens élargi. Il faut absolument sortir du schéma althussérien appareil idéologique d’Etat, appareil répressif. Il faut sortir de la conception répressive de la pénalité. Foucault, qui ne l’a pas fait pour la pénalité, l’a fait pour la sexualité. Dans l’introduction à son Histoire de la sexualité (1976-1984), il écrit que la sexualité n’est pas quelque chose qui est là et que l’Etat viendrait réprimer, c’est quelque chose qui naît de l’inquiétude, des doctrines, qui fait qu’on en vient chacun à penser qu’on a une sexualité dont on doit s’occuper, etc. La sexualité naît donc du déploiement de ce nouveau système de disciplines et de discours. Appliquons ce Foucault de la sexualité au Foucault des prisons. Et réalisons que la pénalité, ça ne consiste pas à réprimer quelque chose qui serait déjà là et qu’on empêche d’être. Au contraire, c’est une force productrice, c’est une force créatrice, c’est une force fertile qui va créer des nouvelles catégories (le pédophile), des nouvelles réalités, des nouveaux discours (quartiers de relégation), des nouveaux programmes politiques (brigades antigang), et pas seulement dans le secteur pénal de l’Etat (pensons par exemple à la politique qui vise à créer des espèces d’escouades volantes de policiers prête à intervenir dans les lycées, etc.). On crée donc des nouveaux types sociaux, des nouvelles catégories de discours publics des nouvelles formes d’intervention, des nouvelles bureaucraties, des nouveaux textes de loi, etc. Au total, on crée des nouveaux bras de l’Etat qui vont agir de sorte à modeler la société, l’espace social. On crée donc une nouvelle réalité sociale et politique et notamment un nouveau type d’Etat. L’argument central de Punishing the Poor c’est que le déploiement des discours et des politiques sécuritaires, dans cette modalité pornographique et managériale, ne participe pas d’un quelconque programme sécuritaire. Le sécuritaire c’est de l’esbroufe, du brouillage, du brouillard […] médiatico-politico-discursif par lequel on camoufle le remodelage de l’Etat comme Etat néolibéral […]

    Il nous faut ramener le débat apparemment sur la sécurité mais en fait sur les missions de l’Etat. Il faut ramener les politiques pénales de la périphérie au cœur du débat civique et voir qu’en fait c’est un débat qui touche à la formation, déformation, reformation de l’Etat néolibéral.

Loïc Wacquant*

* Professeur de sociologie à l’Université de Berkley ; transcription (non relue par l’auteur).
Intertitres de notre rédaction d’après le document vidéo disponible sur www.contretemps.eu. Retranscription de Stéphanie Prezioso.