Grande distribution et régression sociale

Walmart : un modèle pour le capitalisme du 21e siècle

Au moment où Genève, après plusieurs autres cantons, s’apprête à voter sur un projet patronal brutal d’extension des horaires d’ouverture des magasins, sans compensation pour le personnel, il vaut la peine de réfléchir aux politiques antisociales que développent les grandes sociétés du commerce de détail à l’échelle mondiale. Le géant US Wal-Mart montre actuellement l’exemple en transformant des millions de salarié·e·s de la vente en working poor, littéralement taillables et corvéables à merci.

Par Nelson Lichtenstein

Cahier émancipationS du journal solidaritéS numéro 178, version complète et illustrée à télécharger en cliquant sur le lien suivant : cahierS émancipationS

Walmart est la plus grande entreprise du monde. C’est le modèle d’un ordre économique mondialisé qui reflète les politiques réactionnaires et les ambitions impériales des Etats-Unis d’aujourd’hui. Comme le conservatisme qui était au cœur du projet Raegan-Bush, Walmart est issue du Sud rural, qui ne s’est jamais accommodé ni des régulations sociales du New Deal, ni de la révolution des droits civiques, ni de la prise de conscience féministe. A leur place, la compagnie a développé une idéologie fondée sur la famille, la foi et un sentimentalisme de province, qui fait étrangement bon ménage avec le monde du commerce mondial, avec un niveau de vie stagnant et avec le stress au travail.

Un géant toutes catégories

Fondée il y a moins de 50 ans par Sam Walton et son frère Bud, cette compagnie de Bentonville (Arkansas) dispose d’un chiffre d’affaires de 300 milliards $ par an [404 milliards $ en 2009, NDT] : ses revenus sont supérieurs à ceux de la Suisse. Elle contrôle plus de 5000 grands magasins dans le monde, dont 80% aux Etats-Unis. Pour la vente générale de marchandises, Walmart n’a pas de véritable rivale : en 2003, Fortune la présentait comme la compagnie la plus admirée du pays. Le volume de ses affaires dépasse celui combiné de Target, Home Depot, Sears, K-Mart, Safeway et Kroger. Elle emploie plus de 1,5 million de personnes [1,9 million en 2009], faisant d’elle la première entreprise privée au Mexique, au Canada et aux Etats-Unis. Elle importe plus de la Chine que le Royaume-Uni ou la Russie, et ses ventes pourraient atteindre les 1000 milliards $ par an avant 2015. En 1985, Sam Walton a été sacré l’homme le plus riche d’Amérique : aujourd’hui, ses hé­ri­tier·e·s, qui possèdent 39 % de la compagnie, sont deux fois plus riches que la famille de Bill Gates.

    Le succès économique et l’influence politique de cette compagnie géante permettent à Walmart de redessiner nos villes, de déterminer le salaire minimum réel, d’exclure les syndicats, de donner le ton à la culture populaire, de canaliser le capital à travers la planète et d’entretenir de véritables relations diplomatiques avec une douzaine d’Etats. Dans une période d’effacement des régulations gouvernementales, la direction de Walmart a peut-être plus de pouvoir que toute autre entité pour « légiférer » sur les éléments clés de la politique sociale et industrielle des Etats-Unis. Le géant de l’Arkansas est tout à fait conscient de cette prérogative, raison pour laquelle il dépense des millions de dollars en publicité télévisée pour vanter, non ses « prix hors pair », mais la revitalisation de la communauté, la satisfaction des travailleurs·euses et les œuvres philanthropiques qui se développeraient dans le sillage de ses magasins.

    Walmart est le business type qui fixe les normes d’une nouvelle période historique du capitalisme mondial. A chaque étape, une entreprise géante, florissante et rapidement imitée, incarne une série d’innovations sur les plans technologique, organisationnel et des relations sociales. Ainsi, Walmart reprend les innovations technologiques et logistiques les plus puissantes du 21e siècle pour les mettre au service d’une organisation dont le succès repose sur la destruction du style de relations sociales hérité du New Deal et son remplacement par un système mondial qui n’a de cesse de comprimer les coûts du travail, de la Caroline du Sud à la Chine du Sud, d’Indianapolis à l’Indonésie. Pour la première fois dans l’histoire du capitalisme moderne, le modèle Walmart fait du distributeur le roi, et de l’industriel son obligé. Ainsi, cette compagnie a transformé des milliers de fournisseurs en quémandeurs tremblants, qui font tout pour réduire leurs coûts en extrayant la dernière goutte de sueur productive de millions de travailleurs·euses et de milliers de sous-traitants.

L’empire asiatique de Walmart

C’est une « révolution logistique » qui a représenté l’une des principales innovations contribuant à élargir l’emprise de Walmart à l’échelle mondiale. Le distributeur étudie le comportement du consommateur·trice avec un soin méticuleux avant de communiquer ses préférences en amont. Pour faire fonctionner le tout, la chaîne de production et les discounters doivent être fonctionnellement reliés, même s’ils conservent une existence légale et administrative séparée. Walmart a ainsi tout d’un détaillant et d’un industriel géants, sauf le nom.

    Walmart a installé son proconsul à Shenzhen, l’épicentre de l’industrie chinoise d’exportation. Là, un staff de 400 personnes coordonne l’achat de produits asiatiques pour une valeur de quelque 20 milliards $. Parce que la compagnie a une compréhension intime du processus de production et parce que son volume d’achat est si considérable, elle a réduit ses 3000 fournisseurs chinois à l’impuissance : ils ne sont ni des associés, ni des partenaires, ni des administrateurs de prix oligopolistiques [qui pourraient s’entendre face à Walmart, NDT].

    Tandis que nombre de ces fournisseurs sont de petite taille et sous-capitalisés, un nombre croissant d’entrepreneurs d’Asie du Sud-Est dirigent des industries de très grande taille. Par exemple, Tue Yen Industrial, un producteur de chaussures de Hong Kong, emploie plus de 150 000 travailleurs·euses dans le monde, principalement dans des fabriques bas de gamme de Chine du Sud. Un complexe industriel de Dongguan emploie aussi plus de 40 000 sala­rié·e·s et son usine géante de Huyen Binh Chanh, au Vietnam, sera bientôt la plus grande fabrique de chaussures au monde, avec 65 000 em­ployé·e·s. Pour mémoire, la dernière fois qu’un aussi grand nombre de tra­vaill­eurs·euses ont été rassemblés dans des complexes industriels géants de ce type, c’était dans les industries d’armement de la Seconde guerre mondiale, à River Rouge, Willow Run, Boeing-Seattle et Douglas-El Segundo aux Etats-Unis, à Gorki et Magnitogorsk en Union Soviétique, et à Dagenham aux abords de Londres.

    La chaîne qui fournit Walmart est surveillée aussi étroitement aux Etats-Unis qu’ailleurs. Là, les industriels qui parviennent à survivre le font parce qu’ils s’agenouillent devant les dirigeants suprêmes de la distribution : « Si vous voulez fournir Walmart, il vous faut être plus efficients », relevait le consultant Howard Davidowitz : « le pouvoir est entre les mains de Walmart ».

Walmart contre l’Amérique du New Deal

La maîtrise des technologies de l’information et la révolution logistique en cours ne rendent compte que d’une partie du succès de Walmart. Cette compagnie a aussi tiré parti de la transformation des politiques et de la culture d’un système d’affaires qu’elle a stimulé. Il a vu le jour dans l’Amérique de l’après New Deal, marquée par l’atmosphère conservatrice du Sud et la faiblesse des syndicats. C’est pourquoi la controverse lancée par l’arrivée de Walmart sur les marchés des métropoles comme Chicago, Los Angeles et San Francisco, incarne le conflit plus large entre ce qui reste de l’Amérique du New Deal et les efforts agressifs et payants des politicien·ne·s et des patron·nes du Sud et de l’Ouest pour s’en débarrasser.

    Les discounters dépendent d’une surveillance continue, quasi obsessionnelle, des salaires et des coûts du travail. Ils doivent débiter deux ou trois fois autant de marchandises que les grandes surfaces traditionnelles, comme Sears et Macys, pour faire les mêmes profits. Des mouvements de stocks de cette rapidité dépendent de marges bénéficiaires réduites, qui réclament à leur tour des coûts du travail inférieurs à 15 % du total des ventes, soit la moitié de ceux des grandes surfaces traditionnelles. Walmart est clairement le leader de cette classe de discounters, avec des coûts de distribution et d’administration – essentiellement les salaires – 25 % inférieurs à ceux de K-Mart, de Target, de Home Depot et des autres grands magasins actuels.

    En 1958, lorsque les emplois industriels étaient trois fois plus nombreux que ceux du commerce de détail, une telle pression sur les salaires aurait pu avoir un impact limité. Mais aujourd’hui, alors que les salarié·e·s du commerce de détail sont plus nombreux que ceux de la production de biens de consommation durables, elle implique des baisses de rémunérations pour des dizaines de millions de personnes.

    Bien sûr, le fait que Walmart ait réussi à imposer des bas salaires dans le commerce de détail ne découle pas seulement des spécificités de cette branche, de ses mécanismes de contrôle technologiquement avancés ou des économies préconisées par Sam Walton. Cette compagnie plonge ses racines et a connu son essor surprenant dans une région et une période qui ne doivent rien au hasard. Ni le New Deal, ni la révolution des droits civiques n’avaient encore atteint l’Arkansas, lorsque Walton a commencé à bâtir son empire commercial dans les petites villes. La révolution agricole de l’immédiat après-guerre battait son plein, dépeuplant les fermes de l’Arkansas, forçant des dizaines de milliers de femmes et d’hommes blancs à chercher leur premier véritable emploi salarié.

    Dans les années 50 et 60, la frénésie de construction de routes dans les campagnes du Sud condamnait des milliers de magasins de village, situés jusqu’ici en bordure des chaussées de terre battue. Les nouvelles routes principales et les autoroutes plaçaient un nombre beaucoup plus important de consom­mateurs·trices potentiels à portée des petites agglomérations commerciales en pleine croissance, comme Rogers, Harrison, Springdale et Fayetteville. Et ces mêmes routes inter-Etats permettaient aux détaillants de ces petites villes de construire et d’approvisionner les grandes surfaces nécessaires aux opérations de discount.

Machine de guerre contre les syndicats

Walton a tiré pleinement avantage de ces circonstances. Son paternalisme populiste ne fondait pas un nouveau style de management, mais il le per­fectionnait avec brio. Pendant ce temps, comme tant d’employeurs du Sud, il trichait souvent avec les dispositions sur le salaire minimum et les heures supplémentaires. Il a été l’un des premiers clients des études d’avocats anti-syndicales qui commençaient à fleurir dans les Etats du Sud en pleine expansion. Walmart a brisé les tentatives d’organisation des camionneurs et des vendeurs·euses du début des années 70 en recourant aux services d’un certain John E. Tate, avocat d’Omaha dont l’activisme anti-syndical plongeait ses racines dans la guerre aux accents racistes qui avait bouleversé l’industrie du tabac de Caroline du Nord dans les dernières années de la Grande Dépression.

    C’est lui qui convainquit Walton qu’une politique de bas salaires combinée avec un système de partage des profits aiderait la compagnie à développer de bonnes relations publiques et à éviter de nouvelles menaces syndicales. En effet, les bas salaires et le « partage des profits » sont des frères siamois : les premiers suscitent un important turnover et garantissent que peu d’employé·e·s bénéficient du « partage des profits », qui ne concerne que les sa­la­rié·e·s embauchés depuis au moins deux an
s.
    Dès le milieu des années 70, alors que Walmart ne disposait encore que d’une centaine de magasins, sa croissance a été nourrie par la transformation du climat d’affaires des années Reagan, qui a permis aux gros employeurs d’épargner des milliards de dollars sur les coûts salariaux. Dans l’immédiat après Deuxième guerre mondiale, lorsque Sears et Montgomery Ward s’étaient développés dans les zones péri- et extra-urbaines, les pressions syndicales les avaient contraintes à payer des salaires relativement élevés, en particulier aux employé·e·s masculins qui vendaient des cuisinières et des frigos coûteux.

    Cependant, l’échec de la réforme des lois du travail de 1978, suivi par la débâcle du syndicat des contrôleurs aériens (PATCO) en 1981, impliquaient que le syndicalisme ne serait plus très menaçant pour le commerce de détail. Les salaires réels de Walmart ont ainsi diminué, dès la fin des années 70, contribuant à réduire de 35 % le niveau des salaires minimaux réels au cours des trois décennies suivantes. En 1994, l’échec du plan d’assurances maladie de Clinton a permis à Walmart de continuer à externaliser ses coûts du travail, gagnant ainsi 2000 $ par em­ployé·e du secteur alimentaire. De surcroît, le renforcement du libre-échange, avec l’entrée de la Chine dans l’OMC, a permis à Walmart d’exploiter aisément le marché mondial du travail sous-payé. (…)

Travailler à Walmart

Walmart défend sa politique de bas salaires et de faibles avantages sociaux en invoquant qu’elle emploie des tra­vail­leurs·euses qui occupent une position marginale dans le flux de ressources nécessaires à la plupart des familles américaines. 7 % seulement de ses « associé·e·s » entretiennent une famille avec enfants sur un seul salaire de Walmart. La compagnie embauche en effet des jeunes scolarisés, des re­trai­té·e·s, et des gens qui ont deux emplois ou sont obligés de travailler à temps partiel. La culture managériale de Walmart, sinon sa politique du personnel, justifient la discrimination envers les femmes, qui occupent actuellement les deux tiers de ses emplois, en arguant qu’elles ne sont pas les principales sources de revenus de la famille. Pour la première fois depuis l’essor de l’industrie textile du début du 19e siècle, lorsque les femmes et les enfants représentaient la majorité de la force de travail, le leadership d’un secteur d’activité central de l’économie US embauche une main d’œuvre présentée comme marginale pour l’entretien des familles.

    Walmart prétend que la pression qu’elle exerce sur les prix élève le standing de vie de toute la population, permettant aux con­som­ma­teurs·trices d’épargner jusqu’à 100 milliards $ par an, soit quelque 600 $ pour une famille moyenne. Une étude du McKinsey Global Institute a conclu que les gains de productivité du commerce de détail, mesurés en fonction de la valeur ajoutée réelle par heure, ont triplé dans la douzaine d’années après 1987, partiellement à cause du leadership compétitif de Walmart sur cet énorme secteur. « Ces économies sont une bouée de sauvetage pour des millions de familles aux revenus moyens et inférieurs, qui ont de la peine à joindre les deux bouts », affirme le PDG de Walmart, H. Lee Scott, « En effet, cela leur fait toucher une augmentation chaque fois qu’elles achètent chez nous ».

    Henry Ford avait utilisé les gains de productivité dégagés par la mise en place des premières chaînes de montage automobiles pour doubler les salaires, faire chuter le turnover et vendre son modèle T à des prix acceptables, même pour un petit fermier. Comme l’historien Meg Jacobs l’a établi clairement – Citoyenneté économique dans l’Amérique du 20e siècle – la recherche de hauts salaires et de prix réduits a été au cœur des politiques états-uniennes durant la plus grande partie du 20e siècle. Et lorsque la politique sociale lorgnait à gauche, comme durant l’Ere Progressiste [des années 1890 aux années 1920, NDT], le New Deal et la Deuxième guerre mondiale, les intérêts des tra­vail­leurs·euses et des con­som­ma­teurs·trices con­vergeaient. Ils·elles considéraient la relation entre salaires et prix comme un enjeu public majeur, et non comme le diktat des managers ou le résultat spontané des forces du marché.

    Ainsi, jusque dans les années 60, les salaires du commerce de détail représentaient plus de la moitié de ceux des ouvriers de l’automobile, en large partie parce que les nouveaux syndicats et les partisans du New Deal avaient cherché à égaliser les salaires au sein de chaque branche et industrie, mais aussi entre elles. Pourtant, en 1983, après une décennie de pressions inflationnistes sur les salaires des tra­vail­leurs·euses, ceux du commerce de détail sont tombés au tiers seulement de ceux des ouvriers syndiqués de l’automobile, et à 60 % de ceux des vendeurs·euses qualifiés du Nord et de l’Ouest. C’est à ce niveau que stagnent les rémunérations du commerce de détail aujourd’hui, malgré la hausse considérable de la productivité d’ensemble des discounters [un·e salarié·e à plein temps de Walmart gagne 17874 $ par an NDT].

Précarité de l’emploi

En réalité, en comparant la structure des emplois de Walmart avec celle que le management et les syndicats avaient développée durant les heures de gloire de General Motors, au milieu du 20e siècle, on observe une transformation radicale. Les travailleurs·euses de GM étaient souvent employés à vie, si bien que leur turnover était très faible : ils avaient les meilleurs jobs de la région, ce qui encourageait leur longévité dans l’entreprise. Aujourd’hui, le turnover dans l’industrie automobile est inférieur à 8 % par an et résulte largement des départs naturels à la retraite. Par contre, à Walmart, il avoisine 50 %, et il est plus élevé encore au cours de la première année [70 % NDT]. (…)

    Le temps de travail – la définition d’une pleine journée de travail – représente l’autre grande différence avec la vieille économie industrielle US. Depuis l’adoption de la Loi sur le travail de 1938, la plupart des Américain·e·s considéraient la journée de 8 heures (et la semaine de 40 heures) comme un standard de base : au-delà, les employeurs devaient majorer de 50 % le paiement des heures supplémentaires. (…) [En réalité], le coût total de chaque heure de travail supplémentaire était relativement faible, GM et les autres firmes semblables n’ayant jamais été obligées de payer en heures supplémentaires la grande part des coûts salariaux versés en allocations de santé ou de retraite.

    En revanche, à Walmart et dans les autres firmes de ce type, ce serait un péché capital que de payer des heures supplémentaires. En fait, une semaine de 32 heures est considérée come un emploi « à plein temps », ce qui donne une grande flexibilité et un grand pouvoir au management en lui permettant de glisser des heures supplémentaires dans les horaires normaux, d’avantager certains employé·e·s et de prendre les dispositions nécessaires pour les temps de vacances. Les conséquences sociales de ces politiques sont dévastatrices : Walmart ne craint pas d’engager des milliers de nouveaux employé·e·s chaque année, dont l’attachement à leur poste est très faible?; de même,  des millions d’Améri­cain·e·s consi­dèrent comme nécessaire et possible de travailler au noir avec deux lourds emplois à temps partiel. (…)

Réformer Walmart ?

Le combat pour changer le modèle de business de Walmart, et en particulier sa politique du travail, font partie d’un combat plus large pour démocratiser la vie économique. En Chine et ailleurs, cela requiert des changements politiques de premier ordre. Lorsque des gouvernements autoritaires président à une période de prolétarisation massive et continue, une éruption populaire de grande magnitude est dans le domaine du possible. La transformation de la Chine en atelier du monde génère ainsi le combustible social qui pourrait bien exploser, selon des modalités déjà observées à Peterloo en 1819, à Lowell en 1912, et même à Shanghai en 1927 [dates historiques pour le mouvement ouvrier, NDT]. Lorsque cette éruption se produira, son onde de choc forcera des compagnies comme Walmart à repenser un pari fondé sur des chaînes de fournitures transocéaniques et des tra­vailleurs·euses surexploités à l’échelle mondiale
.
    Aux Etats-Unis, nous devons nous efforcer de revivifier une éthique sociale et démocratique dans l’action politique, le fonctionnement des institutions et la vie du travail. Ce combat n’est pas contre Walmart, pour des raisons esthétiques ou liées aux intérêts des consommateurs·trices, mais contre la pression réactionnaire que cette compagnie a été capable d’exercer contre les salaires et les revenus de tous ceux et celles qui travaillent au sein de la nouvelle économie centrée sur le commerce de détail, qui sont en compétition avec Walmart ou dépendent d’elle. Cette voie mène à l’action politique, en particulier dans les Etats où Walmart cherche maintenant à élargir son emprise. (…) Les résistances à l’implantation de nouveaux magasins Walmart en Californie et dans d’autres régions pourraient bien marquer le début d’une période de contraintes et de défis politiques plus difficiles pour la compagnie. (…)

    Les principales craintes de Walmart ne viennent pas de la concurrence de Target ou de Home Depot, mais de la grogne des électeurs·trices, de l’hostilité des décideurs·euses publics et des actions en justice d’avo­cat·e·s endurants, mandatés par les syndicats. (…) De plus, en Chine, en Amérique centrale et ailleurs, des ONG, souvent soutenues par des étu­diant·e·s et des syndicalistes états-uniens, dénoncent la sur­exploitation du travail dans les entreprises qui fournissent les départements de vêtements et de jouets de nombreux grands magasins US.

Fabrique de working poor

Aujourd’hui Walmart doit faire face à des poursuites légales sur de nombreux fronts, contre l’exploitation d’immigré·e·s illégaux, contre la violation des lois sur le travail des enfants, ou contre la discrimination de son personnel féminin. Si elles aboutissent, ces poursuites auront un impact matériel sur les coûts salariaux de Walmart, contribuant à les rapprocher de ceux de ses concurrents. La politique du personnel de Walmart est attaquée par un large spectre d’élu·e·s, de syndicalistes et de cher­cheurs·euses. Ces derniers ont montré que cette compagnie peut payer des salaires de misère, parce que les prestations sociales et les programmes de santé publics garantissent un niveau de vie minimum à ses employé·e·s, plus qu’aux autres travailleurs·euses US.

    En Californie, une étude menée à Berkeley a montré que les salaires de Walmart – environ 31 % inférieurs à ceux de l’ensemble des autres grands magasins – ont obligé des dizaines de milliers de ses employé·e·s à faire appel à des « filets sociaux » publics, comme les bons de nourriture, l’assistance médicale (Medicare) et les subventions au logement. Cette étude estime que le soutien de l’assistance publique aux employé·e·s de Walmart coûte 86 millions $ par an aux contribuables de Californie, notamment parce que les familles des employé·e·s de Walmart ont besoin de 40 % de subventions de plus pour leurs soins médicaux que la moyenne des familles des autres employé·e·s du commerce de détail. (…) En Georgie, les enfants des employé·e·s de Walmart sont de loin les plus nombreux à faire appel au plan d’assurance maladie de l’Etat pour les enfants pauvres.

    Le défi à relever, c’est de faire converger cette vague de critiques dans une large coalition qui pourrait commencer à transformer les conditions de travail à Walmart, ainsi que le régime d’affaires qui permet aux grandes surfaces du commerce de détail de dominer une part considérable de l’économie mondiale. Si les plans d’expansion ambitieux de Walmart sont contrés, alors le management de cette compagnie commencera à réaliser qu’un modèle fondé sur des salaires et des avantages sociaux corrects pourrait bien être le seul moyen d’échapper à ces pressions populaires. Et lorsque les travailleurs·euses de Walmart verront qu’ils·elles peuvent envisager une carrière longue, ils seront beaucoup plus enclins à s’intéresser au syndicalisme pour donner à leur vie de travail la dignité démocratique et le revenu adéquat qu’elle mérite.

Nelson Lichtenstein *
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* Nelson Lichtenstein est professeur d’histoire du mouvement ouvrier à l’Université de Californie à Santa Barbara. Nous reprenons ici une version abrégée d’un article de cet auteur, publié sur le site des Democratic Socialists of America (www.dsausa.org), qui reprend une partie des thèmes développés dans l’ouvrage qu’il a dirigé : Wal-Mart : The Face of Twenty-First Century Capitalism, The New Press, 2006. Traduction, intertitres et coupes de notre rédaction.


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Les prairies ordinaires (Paris) ont publié l’an dernier la contribution de N. Lichten­stein à son volume de 2006 sur Wal-Mart en traduction française, ainsi qu’un long article de Susan Strasser qui intègre cette entreprise dans une histoire plus large de la distribution de masse depuis le 19e siècle : Nelson Lichtenstein & Susan Strasser, « Wal-Mart, l’entreprise-monde », Paris, 2009.
    La version que nous publions ici est traduite de l’américain à partir d’un article beaucoup plus court du même auteur, paru sur le site des Democratic Socialists of America (www.dsausa.org), que nous avons encore abrégé. Pour de plus amples développements, nous renvoyons donc nos lecteurs-trices à la contribution intégrale de N. Lichtenstein dans le volume édité par Les prairies ordinaires.
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