Les nouveaux habits de la politique xénophobe

Racisme d´Etat au tournant du siècle


Les nouveaux habits de la même politique xénophobe


Après des décennies d´un racisme d´Etat des plus révoltants, fondé sur des pouvoirs exorbitants concédés à l´administration, les autorités fédérales préparent un durcissement alarmant de leur législation sur les «étrangers». Marquée par un refus des «non-Européens» à l´exception des très qualifiés, le projet de loi sur les étrangers (LEtr) aggrave les pratiques légales que l´on connaît aujourd´hui: la sélection des candidats à l´immigration selon des critères arbitraires et racistes, la défense de l´«identité suisse» contre la «menace étrangère» et une criminalisation propre à alimenter la xénophobie.


par Julie de Dardel


Jusqu´à la veille de la Première guerre mondiale, la Suisse connaît une politique d´immigration très libérale. L´immense majorité des étrangers peut venir librement dans le pays, l´établissement ou le séjour n´étant refusé qu´en cas de menace à la sécurité et à l´ordre public. En 1914, la proportion d´étrangers/ères s´élève à 15,4%. Lors du déclenchement du premier conflit mondial, le Conseil fédéral, se fondant sur les pleins pouvoirs qui lui ont été conférés, instaure l´obligation d´un visa pour entrer en Suisse et crée, en 1917, l´Office central de police des étrangers. Dans le même esprit, les Chambres adoptent en 1931 la loi sur le séjour et l´établissement des étrangers (LSEE) introduisant la tâche pour la Suisse de se protéger de «la surpopulation étrangère», l´immigration étant considérée comme une menace envers l´identité nationale. Consacré désormais dans le droit, l´Ueberfremdungsdiskurs, qui définit l´étranger comme un ennemi par essence, restera sur l´ensemble du XXe siècle la clef de voûte de la politique d´immigration des autorités fédérales.


En 1941, le taux d´étrangers en Suisse n´est plus que de 5,2%. Après la guerre, l´essor économique entraîne un besoin accru en main d´oeuvre étrangère et, si la politique d´accueil se fait donc moins restrictive, les structures administratives et policières rodées à l´antisémitisme d´Etat des années 1933-1945 conservent tout leur pouvoir. Dès lors, l´effectif des étrangers/ères est largement tributaire de la conjoncture et de la demande des milieux économiques. La question de la «surpopulation étrangère» conserve néanmoins son caractère fonctionnel pour les autorités fédérales et les partis et organisations de droite. En appelant à craindre les travailleurs/euses étrangers, cette politique divise les salarié-e-s selon leur nationalité. Entre 1965 et 1995, sept initiatives xénophobes appelant à lutter contre la «surpopulation étrangère» sont déposées, dont six sont rejetées en votation populaire et une retirée. Elles ont néanmoins joué leur rôle: le Conseil fédéral réagit chaque fois en prenant des mesures plus dures. C´est ainsi qu´est née en 1986 l´ordonnance limitant le nombre des étrangers (OLE) et que se prépare aujourd´hui, après l´échec de l´initiative 18%, la nouvelle loi sur les étrangers (LEtr).


Un racisme consacré par le droit


L´OLE a pour tâche de concrétiser les buts de la LSEE, à savoir de préserver «les intérêts moraux et économiques du pays» et d´éviter «la surpopulation étrangère»1. Elle consacre ainsi une série de mesures restrictives déjà amorcées dans la pratique, dont le contingentement (le Conseil fédéral fixe périodiquement un nombre maximal d´étrangers à ne pas dépasser), la priorité des travailleurs indigènes (obligeant l´employeur à recruter en priorité parmi les Suisses et les détenteurs d´un permis C) et les conditions d´engagement (exigeant notamment que le travailleur occupe un «logement convenable», ce qui n´est nullement exigé pour les travailleurs/euses suisses).


Le principe le plus significatif est sans nul doute la priorité dans le recrutement, mesure qui, jusqu´en 1998, obéit au principe dit des «trois cercles». On distingue ainsi trois catégories d´étrangers selon le critère de leur appartenance nationale : le premier cercle contient les pays de l´Union européenne (UE) et de l´Accord européen de libre échange (AELE), le second les Etats-Unis, le Canada, la Nouvelle-Zélande et l´Australie et enfin, «le reste du monde», les pays n´ayant pas une «culture marquée par les idées européennes (au sens large)» ( ! ).


En 1993, lorsqu´elle signe la Convention internationale sur l´élimination de toutes les formes de discrimination raciale, la Suisse émet une réserve sur l´article 2.1.let. a qui stipule que «chaque Etat partie s´engage à ne se livrer à aucun acte ou pratique de discrimination raciale contre des personnes, groupes de personnes ou institutions et à faire en sorte que toutes les autorités publiques et institutions publiques, nationales et locales se conforment à cette obligation», justifiant cette réserve par la nécessité de pouvoir continuer «d´appliquer ses dispositions légales relatives à l´admission des étrangers sur le marché du travail suisse»2. Une reconnaissance on ne peut plus évidente du caractère foncièrement raciste et discriminatoire de la loi.



Largement condamnées pour leur politique en matière d´immigration, notamment par le Comité des Nations-Unies pour l´élimination de la discrimination raciale qui relève que «la conception et les effets de cette politique sont dégradants et discriminatoires»3, les autorités helvétiques feignent de redorer leur image. Elles abandonnent donc, en 1998, la politique des trois cercles au profit du «système d´admission binaire» qui prévoit que seuls les ressortissant-e-s de l´UE et de l´AELE peuvent obtenir un permis de séjour, les autres ne bénéficiant d´une exception qu´à la condition d´être hautement qualifiés 4. Une piètre façade qui ne saurait cacher le fond : les candidat-e-s à une autorisation de séjour continuent d´être sélectionner selon le critère discriminatoire de leur origine.


Révision de la loi: un durcissement inacceptable


En 1998, le Conseil fédéral met en chantier un projet de révision total de la LSEE. La LEtr est en consultation depuis juillet 2000 auprès des partis politiques et des groupes d´intérêt. D´après le rapport explicatif du Conseil fédéral qui accompagne le projet, il s´agit avant tout de légitimer les mesures restrictives en les consacrant dans la loi et de renforcer le système binaire d´admission: «Ce n´est que si aucun travailleur correspondant au profil requis ne peut être recruté au sein des Etats membres de l´UE et de l´AELE que des autorisations peuvent être délivrées à des ressortissants d´autres Etats, à la condition qu´ils soient dirigeants, spécialistes ou qu´ils possèdent d´autres qualifications professionnelles». Les ressortissant-e-s de l´Union étant désormais presque exhaustivement soumis à l´Accord bilatéral sur la libre circulation, «la notion d´« étrangers » se rapporte aux seules personnes qui ne sont pas ressortissants d´Etats de l´UE.».


Le rapport est parfaitement explicite quant aux critères d´admission des étrangers: «Ce sont les intérêts économiques du pays qui seront prioritaires et non les aspects humanitaires pour l´admission des travailleurs étrangers». Les autorités ont d´ailleurs décidé de rejeter le système dit «à points» pour l´évaluation des étrangers, qui les contraindrait à édicter des critères objectifs pour l´obtention d´un permis, pour lui préférer le maintien de dispositions légales conférant une liberté d´appréciation. En effet, «Un système à points n´est pas suffisamment flexible (…). La liberté d´appréciation permet en général de mieux prendre en considération les attentes des milieux économiques (…). La grande souplesse de cette approche permet une adaptation plus rapide aux changements économiques.» Une toute puissance conférée à l´administration, qui pourra continuer son tri en fonction de critères arbitraires et discriminatoires.


Une criminalisation institutionnalisée des étrangers


«Travailleurs», «étrangers», «main d´oeuvre»… Rejeté dans son identité, l´étranger n´est toléré que pour sa force de travail. Une déshumanisation omniprésente dans la nouvelle loi et dans le rapport explicatif du Conseil fédéral, renforcée par un processus de criminalisation des étrangers que l´on peut constater à travers l´introduction de plusieurs mesures.


Tout d´abord, le renforcement de l´arsenal sécuritaire à l´étranger et aux frontières suisses, notamment par le durcissement des conditions d´obtention de visas, l´augmentation des effectifs de contrôle aux frontières et l´engagement de fonctionnaires de liaison du Corps des gardes-frontières auprès des représentations suisses à l´étranger et au sein des compagnies aériennes. En effet, le rapport explique que «la structure de l´Etat fédéral et les capacités des corps de police des cantons et des villes sont saturées, notamment dans le domaine de la lutte internationale contre le crime organisé, de la maîtrise des problèmes migratoires et des tâches de sécurité policière». La Suisse, prétendument débordée, doit impérativement se défendre contre une menace d´invasion permanente…


Le regroupement familial est remis en cause en raison «du risque accru d´abus lié à l´obtention facilitée d´une autorisation de séjour ou d´établissement par [ce] biais». De même, «il devient absolument nécessaire de lutter contre les abus liés au mariage». Un discours paranoïaque et ultra-sécuritaire qui donne l´impression que l´étranger tente de contourner les lois et de s´infiltrer par tous les moyens.


La nouvelle loi prévoit également un renforcement significatif des mesures pénales et des mesures de contraintes, qui autorisent la détention des étrangers considérés comme récalcitrants, en vue d´une expulsion ou d´une prise de décision. Rappelons que ces normes permettent d´incarcérer des personnes jusqu´à six mois dès l´âge de quinze ans pour simple problème de manque de statut. La campagne de désinformation actuellement en cours au sujet des «petites voleuses gitanes» donne le ton: elle justifie l´incarcération d´enfants !



Enfin, le choix même d´exclure les étrangers peu qualifiés contribue à leur criminalisation: «L´exigence de meilleures qualifications professionnelles des personnes n´étant pas ressortissantes d´un Etat membre de l´UE de l´AELE permet de diminuer le risque d´abus», explique le rapport gouvernemental. C´est bien connu, l´étranger est malhonnête et roublard, d´autant plus qu´il est pauvre et non spécialisé…


Lutter contre la forteresse Europe


On ne sait dès lors comment comprendre l´article 5 de la loi qui promeut l´intégration des immigré-e-s. Après avoir présenté l´étranger comme une menace permanente, jugé que les non-qualifiés ne répondaient pas aux exigences «de chances individuelles d´intégration professionnelle et sociale à long terme»5 et nié l´apport extraordinaire de celles et ceux qui ont construit la Suisse en accomplissant pendant des décennies le travail de main d´oeuvre, traiter d´intégration paraît pour le moins cynique. Il en va de même pour les mesures visant à lutter contre le travail au noir, puisque le caractère raciste de la législation contraint à la clandestinité celles et ceux auxquels est refusée une autorisation de séjour. La dureté extrême de la législation entraîne fatalement la recrudescence de l´immigration clandestine et donc d´un réservoir de travailleurs-euses corvéables à merci, ainsi que l´alimentation de l´activité illégale et criminelle des passeurs.


Dans la même logique, l´abolition du permis saisonnier au profit d´une autorisation de courte durée peine à sauvegarder les apparences. Autre forme de statut précaire, l´autorisation de courte durée ne sera plus renouvelable, à moins d´une «interruption appropriée du séjour», dont la durée sera définie ultérieurement par la toute puissante administration. Un renouvellement que même l´infâme permis de saisonnier autorisait et qui laissait entrevoir la perspective d´un permis de séjour.


Face à cette nouvelle mouture de la loi sur les étrangers, on oscille entre consternation et vive inquiétude. La Suisse s´enfonce un peu plus dans une politique xénophobe et raciste. Il ne s´agit plus seulement aujourd´hui de fermer les frontières nationales, mais aussi de contribuer à la construction de la forteresse européenne. L´heure est à une mobilisation forte et déterminée pour revendiquer le retrait de cette nouvelle loi et pour exiger l´abolition du droit et de la politique des étrangers en faveur d´une Suisse et d´une Europe ouverte au monde.


Notes:



  1. article 16 LSEE

  2. arrêté fédéral portant approbation de la convention internationale sur l´élimination de toutes les formes de discrimination raciale du 9 mars 93.

  3. conclusions du Comité pour l´élimination de la discrimination raciale: Switzerland, 30 mars 98.

  4. article 8 OLE

  5. article 4 let a Letr




A suivre … Colloque du 24 novembre 2000


Agir autrement contre le racisme?


Quelles discriminations sont révélées par les victimes d´actes racistes? Comment agir concrètement lorsqu´une discrimination est portée à notre connaissance – la loi «antiraciste» permet-elle d´agir? Comment former et informer à propos du racisme, et transformer les attitudes et les opinions de tout un chacun? Quels rôles peuvent jouer les travailleurs sociaux, les enseignants et éducateurs, les responsables associatifs?


Université ouvrière de Genève UOG – 10 rue du Cercle – Genève


Inscription et renseignements:


Monique Eckmann, IES – Groupe intermigra


tel: 022/322 14 61, fax: 022/322 14 99, e-mail: monique.eckmann@ies.unige.ch


Frais: 80.-/40.- (étudiants /chômeurs)


Programme:



  • 9h00 Dr Eva Wyss – Intérêt de la recherche pour l´action contre la violence et le racisme

  • 9h15 Charles Rojzman, Professeur Université Nancy II – Quels nouveaux moyens d´action face aux racismes, au-delà de l´imprécation et de la répression?

  • 10h00 Anne-Catherine Salberg & Karl Grünberg, ACOR/SOS Racisme, Dr Claudio Bolzmann & Monique Eckmann, IES intermigra – De l´écoute des victimes à l´intervention réparatrice

  • 11h15 Dr Myriam Eser Davolio – Succès et revers dans l´éducation antiraciste

  • 12h00 Monique Eckmann, IES intermigra – Nouvelles philosophies d´action – nouvelles pratiques d´intervention antiraciste

  • 14h00 Ateliers

  • 16h15 Synthèse des ateliers

  • 16h45 Conclusion avec Boël Sambuc, Vice-présidente de la Commission fédérale contre le racisme