80 ans après le 9 novembre 1932

80 ans après le 9 novembre 1932 : L'armée de retour sur le front intérieur?

Selon Der Sonntag du 7 octobre, le chef du Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports (DDPS), Ueli Maurer (UDC), a fait des « déclarations fracassantes » aux officiers du renseignement militaire, réunis le 6 septembre dernier à Lucerne pour « un point de situation Union européenne ». A ses yeux, l’UE, pressée par les économies budgétaires, ne modernise pas ses forces armées, baisse la garde, et risque de devoir lâcher du lest face à la colère sociale qui monte en Europe du Sud : « Combien de temps sera-t-il encore possible de calmer la crise avec ‹ de l’argent › ? La situation pourrait échapper à tout contrôle […] Je n’exclus pas que nous utilisions l’armée dans ces prochaines années ».

Le Schweizer Soldat note que cette inquiétude est partagée par certains cercles économiques qui estiment que cette situation pourrait déboucher « en Suisse sur des protestations et des menées violentes […] – qu’elles soient causées par les licenciements à venir et le chômage, ou par des actions de solidarité avec les travailleurs de l’étranger ». Pour Sonia Margelist, porte-parole du DDPS : « C’est un scénario possible. L’armée doit se tenir prête si la police lui demande une aide subsidiaire dans de tels cas »

Que faut-il entendre par « aide subsidiaire » ? Fin août dernier, la Milizkomission C, chargée par le chef du DDPS de redéfinir la « Signification de l’armée pour la Suisse », précisait qu’elle visait à empêcher « une escalade des troubles dès le début ». Cette instance comprend neuf officiers supérieurs, qui sont pratiquement tous des dirigeants de la banque et de l’industrie, notamment Bruno Basler (Ernst Basler + Partner et Vontobel S.A.), Rolf Dörig (Swiss Life), Marco J. Netzer (Cramer & Cie S.A.) Marc Jaquet (Jaquet S.A. et Fédération patronale bâloise), etc.

Stabilo Due, l’exercice militaire d’état-major qui a débuté le 6 septembre, avec 2000 officiers, avait ainsi pour thème : « Désordres en Suisse et autour de la Suisse ». Sa présentation était assortie de la photo d’une quinzaine de jeunes manifestants, baskets aux pieds, portant des drapeaux rouges… Rien de nouveau sous le soleil, sauf que le chef de l’armée, André Blattmann, prépare désormais la mise sur pied de quatre bataillons de 1600 policiers militaires, dont 545 professionnels et un détachement de 200 hommes pour la protection du Conseil fédéral.

On se souvient qu’en 1978, la création d’une Police fédérale de sécurité de 1200 hommes, concoctée par Kurt Furgler (PDC), avait été refusée par 56 % de votant·e·s. Cette fois-ci, la mise sur pied d’une force militaire spéciale ne sera pas soumise au électeurs·trices. Le bataillon Suisse orientale sera chargé de surveiller l’aéroport de Kloten, celui du centre, l’A2 et la frontière, celui du Nord, l’industrie chimique, et celui de l’Ouest, Genève et les organisations internationales.

Il y a quatre-vingts ans, le 9 novembre 1932, l’armée avait ouvert le feu sur quelques groupes de militants entourés de badauds, faisant treize morts et une centaine de blessés aux abords immédiats d’une manifestation antifasciste à Genève. Ce drame n’a pas eu d’équivalent dans les autres pays démocratiques d’Europe occidentale au cours des années de la Grande Dépression (1929–1932) [voir p. 16, ndlr].

Après la grève générale de 1918, que la droite avait perçue comme un prolongement des révolutions russe et allemande, l’armée avait préparé un scénario de guerre civile. Ainsi, la Berner Tagwacht du 29 avril 1920, révélait le texte d’une ordonnance secrète du conseiller fédéral radical Karl Scheurer, qui envisageait de réprimer les mouvements subversifs en employant « sans restriction et de la façon la plus complète les mitrailleuses et les canons ». En même temps, les organisations patriotiques constituaient de véritables milices, les Gardes civiques, liées au commandement militaire par les services de renseignement.

A la tête du Département militaire depuis 1930, le bernois Rudolf Minger, membre du PAB (ancêtre de l’UDC), était le véritable homme fort de la réaction, bien plus que les leaders de l’extrême droite fascisante. C’est lui qui allait charger le colonel Léderrey de diriger « l’aide subsidiaire » de la troupe aux forces de police, sollicitées par le très réactionnaire Conseil d’Etat genevois. Après la fusillade, il dira aux Chambres avec cynisme que si la foule n’avait pas compris la signification des coups de clairon, et bien « la prochaine fois, les ouvriers de Genève sauront ce que cela signifie ».

Nous ne sommes plus dans les années 30, mais le retour d’une crise de grande ampleur peut modifier rapidement la donne. Ainsi, lorsqu’en décembre 2008 le Conseil fédéral répondait à Paul Rechsteiner (PSS) que les événements de Granges (1918) (trois ouvriers tués par balle), et de Genève (1932), n’étaient plus concevables, il n’imaginait pas l’anxiété que la crise mondiale, déclenchée la même année, allait susciter parmi les dirigeants du pays. Il appartient aujourd’hui au mouvement social de relever ce défi en défendant avec la fermeté nécessaire les droits et libertés démocratiques qui ont été chèrement acquis.

 

Jean Batou