Amérique latine: changer le monde en prenant le pouvoir

Amérique latine: changer le monde en prenant le pouvoir

Tariq Ali est un militant politique de longue date, réalisateur de films, auteur de nombreux livres. Il est né à Lahore, au Pakistan, et vit aujourd’hui à Londres, en Angleterre, où il est l’un des éditeurs de la New Left Review. Parmi ses ouvrages politiques les plus récents: Le Choc des fondamentalismes et Bush à Babylone: la recolonisation de l’Irak. Claudia Jardim and Jonah Gindin se sont entretenus avec lui, le 22 juillet, à l’occasion de sa visite à Caracas, au Venezuela, où il a participé à la présentation d’une déclaration de soutien signée par de nombreux intellectuels brésiliens*.

Comment expliques-tu l’explosion des mouvements sociaux contre le néolibéralisme en Amérique latine?

Je pense que la raison de cela c’est que l’Amérique latine a été utilisée depuis très très longtemps comme un laboratoire par les Etats-Unis. Tout ce que les Etats-Unis ont voulu, il l’ont expérimenté d’abord en Amérique latine. Lorsqu’ils ont voulu (…) écraser les mouvements populaires en mettant en selle des dictatures militaires, ils l’ont fait d’abord en Amérique latine: Brésil, Argentine, Chili; trois des plus brutales dictatures que nous ayons connues. Ensuite, après l’effondrement de ‘l’ennemi communiste’, ils ont relâché la pression sur le plan politique, tout en renforçant leur emprise économique sur l’Amérique latine. Ils prétendaient que ‘c’était le seul moyen d’aller de l’avant’. On peut résumer cela ainsi: son laboratoire est le premier à se rebeller contre l’Empire américain. Il y a tant de processus différents et intéressants en Amérique latine, que je pense que là où la gauche est faible c’est dans sa capacité à les lier entre eux pour se refonder à l’échelle latino-américaine. (…)

Ce qui a commencé en Amérique latine c’est (…) la montée d’un nouveau mouvement social venu d’en bas: des mouvements paysans, de paysans sans terre, de travailleurs sans emploi, qui ont commencé à défier les évolutions [néolibérales], d’abord à des niveaux micro, dans les villages, dans une ville, dans une localité, dans une région. Puis, progressivement, ils ont commencé à se répandre.

Il en a résulté des protestations à l’échelle continentale…

Il y a eu un soulèvement à Cochabamba, en Bolivie, contre la privatisation de l’eau. Il y a eu la lutte des paysans de Cuzco, au Pérou, contre la privatisation de l’électricité. Dans les deux cas, le gouvernement a commencé par réprimer avant de battre en retraite. Ensuite, il y a eu un incroyable effondrement en Argentine où, en trois semaine, plusieurs présidents ont été nommés avant de tomber. (…) Ensuite, il y a eu le Brésil. (…)

Penses-tu que l’Empire US puisse absorber cette énergie en essayant de proposer une version plus soft du néolibéralisme?

Je ne pense pas qu’il soit prêt à faire cela pour le moment. Il le fera seulement s’ils se sent menacé. Et il ne se sent pas menacé pour le moment. Et une raison pour laquelle il ne se sent pas menacé – je dois le dire franchement – c’est à cause d’un slogan idéaliste à la mode au sein des mouvements sociaux qui se décline ainsi: ‘On peut changer le monde sans prendre le pouvoir.’ Ce slogan ne menace personne; c’est un slogan moral. Les Zapatistes – que j’admire – lorsqu’ils ont marché du Chiapas sur Mexico, que pensaient-ils qu’il allait arriver? Rien n’est arrivé. Ce fut un symbole moral, pas même une victoire morale, parce que rien ne s’est passé. Ainsi, je pense que cette phase était compréhensible dans la politique latino-américaine, où les gens étaient extrêmement déçus par les expériences récentes: la défaite des Sandinistes, la défaite des mouvements de lutte armée, la victoire des militaires, etc., si bien que les gens étaient nerveux. Mais je pense que, de ce point de vue, l’exemple vénézuélien est le plus intéressant. Il dit: ‘pour changer le monde, il faut prendre le pouvoir et commencer à mettre en œuvre le changement – à petits pas si nécessaire – mais il faut le faire. Sans cela, rien ne changera.‘ C’est pourquoi, c’est une situation intéressante et je pense qu’à Porto Alegre, l’année prochaine, toutes ces choses seront débattues et discutées – je l’espère.

Sans s’en prendre adéquatement au pouvoir d’Etat, quelle alternative au néolibéralisme peut offrir le Mouvement pour la justice globale?

Non, il n’y a pas d’alternative! Ils pensent que c’est un avantage de ne pas avoir d’alternative. Mais à mon avis, c’est un signe de faillite politique. Si vous n’avez pas d’alternative, que dites-vous aux gens que vous appelez à se mobiliser? Le MST au Brésil a une alternative, ils disent ‘prenez la terre et donnez-là aux paysans pauvres pour qu’ils la cultivent’. Mais la thèse des Zapatistes, défendue par Holloway [Change the World Without Taking Power: The Meaning of Revolution Today, Pluto Press, 2002], c’est une thèse virtuelle pour le cyber espace: il suffit d’imaginer. Mais nous vivons dans le monde réel et dans le monde réel cette thèse ne va pas marcher. C’est pourquoi, pour moi, le modèle du MST au Brésil est beaucoup plus intéressant que celui des Zapatistes au Chiapas.

Que fais-tu de la fracture qui s’est ouverte entre les mouvements de base et le gouvernement du Brésil?

Je pense que le problème au Brésil est le suivant: le Parti des Travailleurs (PT) a capté les aspirations du peuple, en particulier des pauvres. Il les a captées sans arriver à donner quoi que ce soit – jusqu’ici, il n’a rien pu donner. En réalité, la répression contre le MST durant la première année de Lula a été beaucoup plus importante qu’au cours de n’importe quelle année du gouvernement Cardoso. Les grands propriétaires et la police ont persécuté et tué beaucoup plus de militants du MST. Maintenant, ça va mal finir. Pourquoi cela s’est-il passé. Cela est arrivé parce que, selon moi, le PT ne s’est pas préparé sérieusement, même à penser des alternatives réelles. Publiquement, ils ont dit, ‘oui, nous allons donner la terre aux sans terre, oui nous ferons ci, oui nous ferons ça’, mais ils n’ont pas fait une préparation concrète. Et Lula, je le crains, est un leader faible, si excité d’être au pouvoir qu’il oublie pourquoi il y est. La même chose est arrivée à Lech Walesa en Pologne lorsque le grand mouvement de masse, Solidarnosc, l’a mis en avant et qu’il a été finalement élu. Qu’a-t-il donné? Rien. Et il a été abandonné par les électeurs-trices, et cela va arriver à Lula.

Refonder la gauche brésilienne…

Je pense qu’il faut au Brésil un mouvement pour refonder la gauche. Et ce mouvement doit inclure, dans les grandes lignes, des gens au sein du PT, y compris de nombreux membres du parlement, des sénateurs et des militants de base, une composante clé qui devrait comprendre le MST, ainsi que cette couche d’intellectuels socialistes qui sont aujourd’hui tout à fait désillusionnés. Ces trois composantes sont très importantes pour refonder la gauche brésilienne. C’est fou de faire ça à partir de quelques personnes qui sortent du PT en déclarant ‘nous sommes un nouveau parti’. Il faut un mouvement et un parti nouveaux, différents du PT. Dans les conditions actuelles, la plus grande partie de la classe laborieuse est devenue une classe informelle – ce n’est plus la même situation que lorsque le PT a été fondé. C’est pourquoi les priorités sont différentes. Il faut refonder une gauche brésilienne qui soit en phase avec ces nouvelles priorités et réalités d’aujourd’hui et non une image mythologique du passé. (…)

Le Mouvement pour une justice globale est préoccupé par le populisme de Chavez, par son background militaire et par ce qui pourrait devenir une révolution par en haut qui exclut la base. Comment penses-tu que ce mouvement et Chávez puissent être réconciliés?

Aussi longtemps que les pauvres du Venezuela soutiendront ce gouvernement, il survivra; s’ils lui retirent leur soutien, il tombera. Mais je pense qu’il serait utile que le Mouvement pour une justice globale – et il y a de nombreux courants différents en son sein – vienne voir ce qui se passe ici. Quel est le problème? Allez dans les bidonvilles, voyez ce qu’est la vie des pauvres aujourd’hui et voyez ce qu’elle était avant que ce régime n’arrive au pouvoir. Et n’y allez pas sur la base de stéréotypes. Vous ne pouvez pas changer le monde sans prendre le pouvoir: voilà ce que montre le Venezuela. Chávez améliore la vie des gens ordinaires, et voilà pourquoi il est difficile de le renverser. C’est quelque chose que les gens du Mouvement pour une justice globale doivent comprendre, c’est de la politique sérieuse. Il ne sert à rien de répéter seulement des slogans, parce que pour les gens de la rue pour lesquels nous affirmons lutter, l’éducation, la médecine gratuite, la nourriture bon marché, etc., sont beaucoup plus importants que tous les slogans mis bout à bout.

Que penses-tu de l’exemple vénézuélien de démocratie participative?

Je pense qu’il a besoin d’être renforcé, qu’il est faible, qu’il faut l’institutionnaliser à chaque niveau – celui des petits pueblos, des villes, des quartiers – des organisations qui peuvent être très larges: cercles bolivariens, quel que soit le nom que vous leur donnez, qui se réunissent régulièrement, qui débattent entre eux, qui discutent de leurs problèmes, qui ne soient pas seulement une réponse à des appels d’en haut. C’est très très important (…)

Qu’est-ce qui est en jeu au Venezuela? Quels intérêts? Et le Venezuela peut-il survivre tout seul? Qu’est-ce que le Venezuela représente pour les Etats-Unis?

Le Venezuela est un exemple que les Américains veulent éradiquer. Parce que si cet exemple existe et devient de plus en plus fort, alors les gens diront au Brésil, en Argentine, en Equateur, au Chili, en Bolivie: ‘ Si les Vénézuéliens peuvent le faire, nous pouvons le faire’. Ainsi, le Venezuela, de ce point de vue, est un exemple très important. C’est pourquoi ils sont si préoccupés. C’est pourquoi les Etats-Unis déversent des millions de dollars pour aider cette opposition stupide; une opposition incapable d’offrir une quelconque alternative réelle au peuple, excepté ce qui existait avant: une oligarchie corrompue et servile. C’est ce que signifie le Venezuela, et je pense que ça a été, jusqu’à récemment, une faiblesse de la révolution bolivarienne de ne pas en faire plus en direction de l’Amérique latine, parce qu’elle était assiégée chez elle. Mais je pense que si Chávez gagne le référendum, puis les élections locales et la mairie de Caracas en septembre, j’espère qu’alors une vaste offensive sera lancée aussi en direction de l’Amérique latine. De ce point de vue, le modèle des médecins cubains est vraiment très bon [envoi de médecins cubains au Venezuela et de jeunes vénézuéliens dans les écoles de médecine à Cuba, le tout payé en pétrole, nldr]. (…) Ce sont de petites choses, mais dans le monde dans lequel nous vivons ce sont vraiment de grandes choses. Il y a cinquante ans, elles auraient été petites, aujourd’hui elles sont très grandes. C’est pourquoi il faut les préserver et les développer.

Les médias privés dominants jouent un rôle politique important au Venezuela. Comment une telle désinformation peut-elle être combattue?

Ce qui fait défaut en Amérique latine, ce sont des moyens de communication. Il faudrait une chaîne satellite comme Al Jazeera; vous pourriez l’appeler Al Bolivar, si vous voulez. Mais vous avez besoin d’une chaîne qui rende compte régulièrement de ce que dit la droite, de ce que les mouvements de gauche disent, de ce que veut le MST qui défie Lula, mais qui le fasse en toute indépendance, sans dépendre d’aucun Etat. Je pense qu’une telle chaîne satellite pourrait être très importante pour toute l’Amérique latine, afin de combattre la BBC World et CNN et de disposer d’une chaîne latino-américaine. Ce serait dans l’intérêt des Vénézuéliens, des Argentins, etc., de faire cela.

Quelle sera la stratégie de l’opposition et des Etats-Unis dans le cas d’une victoire de Chávez le 15 août?

Je pense que la seule stratégie disponible sera d’essayer de le renverser par un coup d’Etat militaire. Le fait est que l’armée semble le soutenir et que le précédent coup a suscité également un enthousiasme croissant en sa faveur: mais on ne peut pas compter seulement sur l’armée sans éduquer le peuple. Je pense que sans l’armée, au Venezuela, il ne peuvent pas faire grand chose – ils ne peuvent pas le renverser. Je pense franchement que l’opposition, si elle perd ce référendum – alors que c’était sa grande revendication depuis des années, (…) oubliant qu’il a établi une constitution qui permet de demander un référendum, sans cette constitution, il ne pourrait y avoir de référendum – elle va se trouver divisée, je pense qu’elle sera complètement démoralisée, c’est fou.

Penses-tu que l’opposition pourrait crier à la fraude afin de délégitimer la victoire de Chávez?

Il faudra le combattre quand ça arrivera, mais je pense que c’est la raison pour laquelle le processus doit être transparent et qu’un grand nombre d’observateurs sont sur le terrain. Et si cela arrive, le gouvernement devra prendre immédiatement l’offensive et dire: ‘la victoire a été claire, vous pouvez aller en parler avec chaque électrice et chaque électeur dans tout le pays’. Il n’y a aucune raison d’être sur la défensive à ce propos. Il faut être totalement offensif et dire: ‘ici, c’est pas la Floride’.

Dans tous les cas, il ne faut pas avoir peur tout le temps, devenir paranoïaque; il faut s’appuyer sur la force du peuple. Si le peuple vote pour Chávez et qu’il gagne le référendum, il y aura de grande célébrations dans tout le pays et le résultat sera évident.

* Notre traduction avec quelques coupures d’après le texte original anglais, disponible sur le site Venezuelanalysis.com.