Équateur

Capitalisme et trafic de drogue: deux faces d’une même médaille

L’Équateur connaît une vague de violence de la criminalité organisée résultant d’une conjoncture complexe, déterminée par l’augmentation de la pauvreté, les nouvelles voies de diffusion de la drogue dans le monde, et l’émergence d’une narco-bourgeoisie locale.

Des militaires et des policiers dans le port de Manta en Equateur après une saisie de drogues
Conférence de presse commune de la police et de l’armée équatoriennes après la saisie d’une cargaison de drogue. Manta, 28 janvier 2024

L’une des conséquences d’une crise mondiale du capitalisme dans sa version néolibérale est la décomposition et la rupture du pacte social entre les classes hégémoniques, les peuples et les blocs. 

Dans ce scénario, le gouvernement de Daniel Noboa a décidé de faire face à la vague de narco-­banditisme qui étouffe l’Équateur par la déclaration d’un conflit armé interne, en appliquant le principe «la violence se résout par plus de violence». En d’autres termes, Noboa a déclaré la guerre contre les pauvres, financée forcément par les pauvres, soutenue par la classe moyenne et certaines secteurs subalternes qui ont accepté le discours répressif du gouvernement. 

L’expérience mondiale montre que plus de 40 ans de guerre contre la drogue ont été un échec. L’industrie des psychotropes, la population consommatrice, le blanchiment d’argent et la fragmentation sociale ont augmenté. La Colombie, le Mexique et le Pérou sont des exemples notables du fiasco de cette stratégie, menée par les États-Unis, autrefois le premier consommateur mondial de la drogue.

Cocaïne, géopolitique et spectacle 

Au-delà du spectacle de la violence que traverse l’Équateur depuis longtemps, motivé par le récit du record de pouvoir existant par les «criminels à l’apparence cuivrée, habitants des de bordels diaboliques», le fond du problème est que la cocaïne n’arrête pas de circuler dans les principaux ports, les élites économiques continuent de bénéficier des exportations et que l’argent continue d’être blanchi. 

Comment des milliards de dollars peuvent-ils être blanchis, sinon par le biais du système financier et de l’économie réelle (immobilier, agro-industriel, minier, commerce) ? En bref, les factions vivant à Samboron et Cumbay (quartiers riches de Guayaquil et de Quito) continuent de devenir plus puissantes, en connivence avec des bandes locales et des cartels transnationaux (Sinaloa, Cartel Jalisco Nueva Generacion, Albaneses, entre autres).

La déclaration de conflit armé interne du gouvernement a éludé le problème central: l’économie bourgeoise de la drogue. Dans la pratique, cela se traduit par une guerre contre les pauvres et non contre le trafic de drogue. Nous n’avons pas vu la bourgeoisie du trafic de drogue des riches citadelles être appréhendée et maltraitée. Toutefois, nous observons constamment la militarisation et l’humiliation des secteurs populaires. Dans cette tragédie, les jeunes pauvres et racialisé·es ont été instrumentalisé·es.

La dichotomie entre mauvais et bons est exacerbée: les premiers, les terroristes (présumés pauvres, les Noir·es, les cholos, les montuums [indigènes et métis, ndt], les criminels, les travailleurs·euses précaires, les jeunes hommes, les femmes objectivées, les groupes organisés ; en fin de compte, ceux d’en-bas). Les seconds, le pouvoir-réellement-existant (qui tire parti de l’idée de l’Équateur ou de l’unité nationale pour justifier ses intérêts). Aux peuples présentés comme subalternes : humiliations publiques, mauvais traitements, coups, torture, sévices, meurtres. Tout cela retransmis avec méticulosité par l’intermédiaire des grands médias. 

Il y a d’autres aspects plus spécifiques pour comprendre la carte chaotique du trafic de drogue en Équateur :

  • La paix en Colombie a perturbé la zone nord, réduisant le fonctionnement de l’administration à des critères idéologiques (les ancien·nes de la guérilla communiste FARC-EP, avec maintenant des dissidences faibles et atomisées) et la croissance de plusieurs bandes de narco-paramilitaires.
  • Le meurtre en décembre 2020 d’alias Rasquia (le chef du cartel de Los Choneros) a fragmenté la carte des gangs en plusieurs groupes (Tiguerones, Chonekillers, Los Fatales, Eagles, etc.) qui se sont battus pour leur territoire contre des groupes d’origine différente comme Los Lobos.
  • L’arrivée de cartels mexicains visant à étendre le marché de l’exportation de coca en Europe, car il est plus commode de le transporter à partir de l’Équateur dollarisé [depuis l’an 2000, ndt] que du Pérou ou de la Colombie, en plus de la transmission du savoir-faire en matière de trafic de drogue, la pédagogie de la terreur et de la formation des écoles de la mafia albanaise.
  • La pauvreté désespérante qui afflige principalement les quartiers de la côte équatorienne (où le développement du capitalisme a traditionnellement été brutal) qui, surtout, a facilité le recrutement de jeunes dans les bandes narco-criminelles qui leur offrent, au moins un salaire minimum et une existence, même si elle est brève.

Narcobourgeoisie 

Comme dans d’autres domaines de l’économie capitaliste, les groupes économiques investissent dans certaines branches de production et des marchés rentables (qu’ils soient légaux ou amoraux/immoraux), diversifient les activités et, en l’occurrence, blanchissent des milliards de dollars provenant d’activités criminelles. Le narco a pénétré l’économie d’un pays dollarisé, une situation qui s’illustre en particulier dans l’exploitation minière

Les données provenant de la présence intensive de cette activité dans les zones subtropicales du sud du pays mettent en évidence le niveau de pénétration de l’un des gangs locaux, Los Lobos, allié à un cartel transnational, celui de la nouvelle génération de Jalisco. Ils contrôlent directement 20 concessions minières, tandis que dans 30 autres, ils exercent leur pouvoir en extorquant les concessionnaires. Rien que dans cette région du pays, Los Lobos sont liés à au moins 40 mafias minières locales, ce qui représente 3,6 millions de dollars par mois (Public Eye, 2024). De leur côté, Los Choneros blanchissent leurs ressources par le biais de la gestion immobilière et de travaux publics, et la mafia albanaise dans le système financier national (coopératives et banques).

Au cours des cinq derniers gouvernements, la pénétration de l’industrie de la drogue en Équateur s’est accrue: certains bilans suggèrent que l’éventuelle entrée dans l’entente de Sinaloa a eu lieu sous le gouvernement de Lucio Gutiérrez [Président de 2003 à 2005, ndt]. Durant cette période, la pauvreté s’est étendue sous le règne du néolibéralisme, qui s’est accentué, entraînant un démantèlement systématique de l’État, des coupes budgétaires et la perte des droits acquis. En outre, comme cela est caractéristique en Équateur, l’élite dirigeante, en l’absence d’un projet de classe commun, s’est enfermée dans des différends qui ont désagrégé le tissu social. 

L’augmentation de la précarité a créé un terreau fertile aux phénomènes associés à l’économie du trafic de la drogue. Toutefois, compte tenu de la capacité d’adaptation du capital (Marx), l’activité du trafic de drogues s’est progressivement greffée sur les besoins du capitalisme équatorien du point de vue de l’accumulation économique, de la domination de l’État et de la fabrication du consentement de la population à l’élargissement de la stratégie répressive.

Dans ce tourbillon, le gouvernement saisit l’occasion de se légitimer dans la perspective de sa réélection en 2025, par la victimisation (« la violence des narcos est un héritage des gouvernements précédents »), l’exécution de coups d’État sous fausse bannière ou par l’approfondissement de la violence (utilisation de groupes rivaux, terrorisme comme ressource politique, etc.). 

Réponses possibles

Il est naturel que l’état des choses soit présenté comme un casse-tête pour les organisations populaires. Il s’agit de prendre en considération de nouveaux éléments d’orientation. Premièrement, l’escalade du trafic de drogue n’a pas été générée par les secteurs populaires: les responsables s’articulent autour de la bourgeoisie de la drogue. La gauche n’a pas mis en garde contre ce scénario et organisé les secteurs pauvres les plus susceptibles d’être recrutés par les bandes des barrios (quartiers) dans une opposition aux transformations de l’économie capitaliste, dont le trafic de drogue est un aspect. Deuxièmement, la nécessité d’insister sur les processus d’unité par en bas, avec l’objectif d’accumuler des forces et à faire face au projet offensif global de ceux d’en-haut, en se démarquant du récit de l’unité nationale.

D’autres revendications spécifiques apparaissent:

  • L’opposition au trafic de drogues développé par des groupes économiques liés aux cartels transnationaux et aux bandes criminelles locales, en collusion avec les gouvernements. 
  • La défense des territoires des nationalités et des peuples où existe un tissu social organisé à travers des gardes communautaires, indigènes et populaires. 
  • Le refus de la construction de prisons dans les territoires où des structures d’organisation sociale sont présentes, comme les provinces de Pastaza et de Santa Elena.
  • Un changement dans la stratégie antidrogue de l’État. La concentration de dispositifs coercitifs favorise la corruption des institutions publiques et privées, en masquant les conditions sociales précaires de la majorité de la population touchée et augmente la violence incontrôlée. 
  • La lutte contre la stratégie de déréglementation du travail et les réformes antipopulaires que le gouvernement tente d’imposer dans ce contexte, sous le prétexte du financement de la guerre. Ce sont les riches qui ont provoqué l’éclosion du trafic de drogue, à eux d’en assumer les conséquences. 
  • La dénonciation des pratiques racistes et la criminalisation de la pauvreté, qui humilient les secteurs populaires et cherchent à dissimuler les conditions de misère dans lesquelles vit la majorité de la population équatorienne. 

En fin de compte, le trafic de drogue en Équateur est une manifestation agressive du capitalisme néolibéral, un point de non-retour entre la barbarie et une transformation profonde du pays. Il confronte la narco-bourgeoisie et un secteur subalterne, dont le principal point de référence pour la mobilisation est le mouvement indigène. 

Les déclarations du Président de la République, éludant l’évidente instrumentalisation du scénario pour accentuer les mesures anti-populaires, illustrent clairement que l’objectif n’est pas le narcotrafic, mais celles et ceux d’en-bas.


Andrés Tapia Arias
  Kichwa amazonien de la province de Pastaza, CONAIE (Confédération des Nationalités Indigènes d’Équateur)
Andrés Madrid Tamayo  Professeur à l’Université centrale d’Équateur
Paru sur Viento Sur le 25 janvier 2024
Traduction : José Sanchez