Proche-Orient

Proche-Orient : Sionisme et antisémitisme

Juif, cela désigne des peuples qui ont une communauté de destin liée à la religion. Sioniste c’est une idéologie. Israélien, c’est une nationalité. Et israélite, c’est le nom (napoléonien) donné à la religion juive. À cause de ces confusions, le peuple palestinien paie depuis des décennies pour un crime qu’il n’a pas commis : l’antisémitisme et le génocide nazi?; l’Etat d’Israël bénéficie d’une impunité totale malgré des violations incessantes du droit international?; toute critique de la politique israélienne est instantanément qualifiée d’antisémite?; enfin, une nouvelle forme d’antisémitisme (ré)apparaît, qui attribue à tous les Juifs les crimes commis par l’Etat israélien. 

 

Bien sûr, il n’est pas facile de distinguer juif, sioniste et Israélien : l’Etat d’Israël se définit comme «juif». On parle de colonies juives, pas de colonies israéliennes. La distinction est pourtant indispensable.

 

 

Une histoire fantasmée

 

Pour les sionistes, les Juifs ont des droits imprescriptibles sur «la terre de leurs ancêtres». Ils en ont été chassés il y a deux mille ans, ils ont connu «l’exil», et grâce au sionisme, ils ont fait leur «montée» (Alya) vers Israël, et ont pu reconstituer enfin le royaume unifié de David et Salomon. Pour les sionistes, mêmes non-croyants, la prière «l’an prochain à Jérusalem» justifie la nécessité d’un Etat juif en Palestine. Les sionistes sont allés chercher dans la Bible tous les épisodes pouvant justifier les conquêtes et le nettoyage ethnique aujourd’hui à l’œuvre. 

Pour eux, la «centralité» d’Israël n’est pas discutable, et la diaspora (dispersion) n’est qu’une malencontreuse parenthèse. Tout a été fait pour en effacer la trace. Les langues de la diaspora (judéo-arabe, ladino, yiddish) ont disparu au profit d’une «résurrection» de l’hébreu. Les valeurs et la culture des diasporas ont été gommées au profit d’un «homo judaicus» nouveau, militariste, chauvin et «défrichant sa terre» pour «transformer le désert en jardin». La diaspora aurait été une suite ininterrompue de persécutions et de catastrophes […]; [de même], l’antisémitisme serait inéluctable, omniprésent et il serait inutile d’essayer de le combattre. Autrement dit, les Juifs ne pourraient vivre qu’entre eux et ne compter que sur eux, d’où le projet fou (et criminel) de faire venir tous les Juifs du monde entier en Israël. Donc, la fin justifie les moyens, ce qui explique la stratégie permanente du fait accompli et de la fuite en avant. […]

Les Israélien·ne·s ont peur. Tout recul signifie «les Juifs à la mer». Ils ont peur de ne plus avoir peur, ce qui les obligerait à réfléchir au sens et à l’avenir du projet colonial qu’ils ont mis en place depuis plus d’un siècle. De façon symbolique, à la sortie du musée de Yad Vashem, à Jérusalem, consacré au génocide nazi, il y a un monument célébrant la fondation d’Israël. Israël serait LA réponse à l’antisémitisme et son issue naturelle. Dans cette optique, il est logique que les sionistes n’aient jamais vraiment admis l’existence du peuple palestinien. Pour l’un des premiers d’entre eux, Israël Zangwill, il fallait trouver une «terre sans peuple pour un peuple sans terre», et les sionistes ont décidé que ce serait la Palestine. L’histoire enseignée en Israël parle d’une présence juive massive ininterrompue en Palestine. Elle parle de pogrom à propos de la révolte palestinienne de 1936 contre le colonialisme sioniste. 

Plus près de nous, les dirigeants israéliens ont qualifié Arafat de «nouvel Hitler», et Ariel Sharon, lors du 60e anniversaire de la libération d’Auschwitz, a justifié le bouclage de la Palestine et les assassinats ciblés au nom de l’extermination. Bref, le fantôme du génocide sert de bouclier et de prétexte pour associer les Palestinien·ne·s aux nazis et justifier ainsi la destruction de leur société. Pour les sionistes, les Juifs du monde arabe ont été persécutés, et les Ashkénazes [Juifs d’Europe centrale et orientale] les ont sauvés en les faisant «monter» vers Israël. Les sionistes ont gommé les différences idéologiques. De gauche comme de droite, tous propagent la même fable sur l’histoire du judaïsme, oubliant même de dire qu’une bonne partie des victimes du génocide n’avaient rien à voir avec leur idéologie et étaient souvent non croyantes. Pour les sionistes, les Juifs ont été, sont et seront des victimes. Du coup, ils sont totalement insensibles à la douleur de l’autre ou à son vécu.

 

 

Démystifier

 

Beaucoup de crimes sont régulièrement commis grâce à une manipulation de l’histoire, de la mémoire et de l’identité. La guerre du Proche-Orient ne fait pas exception.
Ce sont des Israélien·ne·s principalement qui ont fait le travail de démystification du sionisme. Commençons par l’archéologie (1). Elle infirme la lecture littérale de la Bible sur laquelle, même des athées comme Ben Gourion s’étaient appuyés. Elle montre que dans l’Antiquité (la Bible l’évoque aussi), la Palestine a toujours été habitée par des peuples distincts : Hébreux bien sûr, mais aussi Iduméens, Moabites, Philistins, Cananéens… Les Hébreux sont un peuple autochtone et les épisodes de l’arrivée de Mésopotamie (Abraham) ou de l’exil en Egypte (Moïse) sont légendaires. On ne trouve aucune trace de la conquête sanglante de Canaan par Josué et même le royaume unifié de David et Salomon n’a sans doute pas existé comme le dit le récit biblique : à l’époque, Jérusalem n’était qu’un village. 

La reconstitution d’une patrie ancienne, antérieure à l’exil, est donc largement fantasmée : les royaumes d’Israël et de Juda ont probablement toujours été des entités distinctes. Les mots d’ordre régulièrement répétés par les colons religieux du Gush Emonim (le Bloc de la foi) affirmant que Dieu a donné la Judée-Samarie au peuple juif ne reposent sur rien, et ils sont d’ailleurs totalement réfutés par d’autres courants religieux.
Y a-t-il eu exil ? Si l’on en croit plusieurs historiens, dont Shlomo Sand, au moment de la destruction du Deuxième Temple par les troupes de Titus (en l’an 70), seule une minorité d’habitant·e·s est partie, en particulier les rabbins. À cette époque, la dispersion a déjà commencé, et il y a déjà des Juifs à Babylone, à Alexandrie ou en Afrique du Nord. Les Palestinien·ne·s d’aujourd’hui, qui sont un peuple autochtone, seraient donc essentiellement les descendants de ceux qui sont restés (dont beaucoup de Juifs romanisés). 

Alors d’où viennent les Juifs ? Pendant les premiers siècles de l’ère chrétienne, la religion juive est prosélyte. C’est la religion qui s’est dispersée, pas les hommes. Des Berbères, des Espagnols, des Grecs, des Romains, des Germains se convertissent au judaïsme. Plus tard, des Khazars, peuple d’origine turque – entre Caspienne et Mer Noire – feront de même. La religion juive cesse d’être prosélyte dans l’Empire romain, quand l’empereur Constantin impose le christianisme comme religion officielle. Shlomo Sand remet en cause l’existence d’un peuple juif. Qu’y a-t-il de commun entre des Juifs yéménites, des Juifs espagnols et ceux du Yiddishland [régions d’Europe centrale et orientale où vivaient les juifs parlant yiddish] ? Il y a une religion et un livre, mais parler de peuple exilé  ne correspond pas à la réalité. Les sionistes ont surfé sur la persécution des Juifs européens pour inventer cette notion de peuple exilé faisant son retour.

La diaspora n’est pas une parenthèse de l’histoire du judaïsme. C’est son centre. C’est dans la diaspora que l’essentiel des rites et des croyances se sont établis. Les références à Jérusalem, au mur des Lamentations et aux scènes racontées dans la Bible sont symboliques. Elles n’ont jamais signifié une «aspiration» à recréer un Etat juif en «Terre promise». Elles ont un peu la même signification que la prière des musulman·ne·s en direction de La Mecque. La notion de «peuple élu» n’a jamais conféré aux Juifs des droits supérieurs à ceux des autres (les «goys», les «gentils»). Elle exprime une relation particulière avec Dieu.
De la révolte de Bar Kochba, au 2e siècle, à l’arrivée des premiers colons sionistes à la fin du 19e siècle, les Juifs n’ont jamais représenté plus de 5 % de la population de la Palestine. C’est moins que dans les pays voisins (Egypte, Mésopotamie, Perse, Yémen). C’est beaucoup moins que dans l’Espagne du 14e siècle ou dans la «zone de résidence» de l’empire russe du 19e siècle (Vilnius, Varsovie, Minsk, Odessa…).

 

 

De l’antijudaïsme chrétien à l’antisémitisme racial

 

La plupart des royaumes ou des empires ont très mal toléré le pluralisme religieux. Les Romains exigeaient des peuples soumis qu’ils ajoutent les divinités romaines aux leurs. Ce qui a fonctionné avec les Grecs et les Gaulois n’a pas fonctionné avec les Juifs, monothéisme oblige. Une partie d’entre eux a adopté la langue grecque et a accepté la «romanité». Pas tous, et la révolte contre Titus a commencé dans Jérusalem par une guerre civile entre Juifs, très bien décrite par Pierre Vidal-Naquet. Ce conflit entre ceux qui acceptent le monde des «gentils» [non Juifs] et ceux qui le refusent, au nom d’une conception exclusive du judaïsme, se poursuit 2000 ans plus tard.

Le christianisme n’a jamais été pluraliste. Dès qu’il parvient au pouvoir, il s’acharne contre les autres religions. Le culte de Mithra ou l’aryanisme n’a pas survécu. Le judaïsme oui, mais à quel prix ! Les chrétiens ont enfermé les Juifs (les juderias, les ghettos, etc.), leur ont interdit la possession de la terre, et les ont poussés à l’exercice de métiers qui leur ont valu la haine des peuples (le colportage, l’usure, la banque). Dès le Haut Moyen-âge, les expulsions se succèdent occasionnant des drames. L’un des premiers pogroms (massacre de masse) est commis par la première croisade qui, avant de «tuer de l’infidèle» et de «délivrer» le Saint-Sépulcre, s’est entraînée sur les communautés juives de la vallée du Rhin, provoquant le début du déplacement vers l’Est des Juifs ashkénazes.

Le monde musulman ne produit pas le même phénomène : le statut de dhimmi, qui est réservé aux «Peuples du livre» (chrétiens, juifs, zoroastriens (2)…), permet aux Juifs de connaître une paix relative et une certaine stabilité. Les moments de tension sont rares (l’arrivée des Almohades en Andalousie, le massacre de l’oasis du Touat dans le Sahara…) et correspondent surtout à des périodes de crise. Avant le sionisme, il n’y a eu ni expulsion ni pogrom contre les Juifs.
L’antijudaïsme chrétien a fabriqué la plupart des stéréotypes antijuifs : le peuple déicide, les crimes rituels, la volonté de diriger le monde. L’épisode espagnol du 15e siècle est annonciateur de l’antisémitisme racial. Au moment où l’Espagne se réunifie, l’Etat moderne qui se crée ne peut plus tolérer ses minorités (juifs et musulmans). Ce rêve fou de pureté ira jusqu’à rechercher la «limpieza del sangre» (la pureté du sang), inventant une pseudo race juive. 

En même temps, l’histoire du monde chrétien ne doit pas être réduite à la persécution. […] L’émancipation des Juifs commence en Europe au 18e siècle en Allemagne, puis en France, où les Juifs obtiennent la citoyenneté. Paradoxalement, c’est elle qui va transformer l’antijudaïsme chrétien en antisémitisme racial. Le 19e siècle voit la naissance de nombreux nationalismes. Ceux-ci véhiculent l’idée simpliste un peuple/un Etat, et la plupart d’entre eux sont particulièrement intolérants vis-à-vis des minorités. Le Juif est perçu comme cosmopolite, hostile à toute idée de nation. Il est souvent un paria, même quand il a réussi socialement. Il représente un obstacle naturel au rêve meurtrier de pureté raciale. C’est d’ailleurs à cette époque que des pseudo-scientifiques inventent la notion de «race» – aryenne ou sémite – qui ne repose sur rien. La violence de cet antisémitisme aboutira à une sorte de consensus en Europe, contre les Juifs, qui facilitera l’entreprise d’extermination nazie.

 

Le sionisme est-il une réponse à l’antisémitisme?

Curieusement, le sionisme a puisé dans le même terreau nationaliste européen que celui de diverses idéologies qui ont mené à la boucherie de 1914, et pour certaines au nazisme. En ce qui concerne la droite sioniste, on trouve même chez Jabotinsky (qui a vécu plusieurs années en Italie) des ressemblances avec le fascisme de Mussolini. En tout cas, il est le premier à théoriser le «transfert», qui signifie l’expulsion de tous les Palestinien·ne·s au-delà du Jourdain. En Europe orientale, le sionisme a toujours été minoritaire parmi les Juifs, face aux différents courants socialistes et au Bund. Pour les Juifs socialistes, la révolution devait émanciper le prolétariat et, dans la foulée, se débarrasser de la persécution des Juifs qui n’était pas pour eux un problème spécifique. 

L’histoire a montré que cela n’allait pas de soi. Pour le Bund, parti révolutionnaire juif, il existait en Europe orientale un peuple yiddish (il ne s’adressait pas aux Juifs séfarades ou à ceux du monde arabe) et, dans le cadre de la révolution, celui-ci devait obtenir «l’autonomie culturelle», sans territoire spécifique. Socialistes et bundistes étaient farouchement opposés au sionisme. Pendant que Herzl (père du sionisme, réd.) rencontrait l‘un des pires ministres antisémites du tsar pour lui dire qu’ils pouvaient avoir des intérêts communs – faire partir des Juifs russes en Palestine – le Bund organisait (après le pogrom de Kichinev) des milices d’autodéfense contre les pogromistes. […] [En revanche], les sionistes sont absents de la lutte contre l’antisémitisme.

En 1917, c’est la déclaration Balfour. […] Pour l’Empire britannique, un foyer Juif en Palestine [permettait de faire] coup double : [imposer] une présence européenne au Proche-Orient et se débarrasser des Juifs.
Pendant les années du mandat britannique, les sionistes n’ont eu qu’une seule préoccupation : construire leur futur Etat. En 1933, quand les Juifs américains décrètent un boycott de l’Allemagne nazie, Ben Gourion le rompt. Pendant la guerre, alors que l’extermination a commencé, les Juifs établis en Palestine ne le comprennent pas ou y sont insensibles. Aujourd’hui, les Israélien·ne·s rappellent la visite (scandaleuse) du grand mufti de Jérusalem à Himmler. À la même époque, Itzhak Shamir, dirigeant du groupe Stern et futur Premier ministre israélien, fait assassiner des soldats britanniques. Pire, un de ses émissaires prend contact avec le consulat nazi d’Istanbul.

Dans l’Europe occupée, il y a eu une résistance juive assez importante. Les sionistes y ont joué un rôle plutôt marginal. Elle a été essentiellement communiste, à l’image de celle de la MOI (3) en France. Il est significatif qu’au musée de Yad Vashem, on trouve «l’Affiche rouge», on y fait remarquer que la grande majorité des compagnons de Manouchian étaient juifs, mais on omet de dire qu’ils étaient communistes. Les sionistes rappellent que le commandant de l’insurrection du ghetto de Varsovie, Mordekhaï Anielewicz était membre de l’Hashomer Hatzaïr (donc sioniste), mais ils essaient de minimiser le rôle de Marek Edelman, qui a survécu et qui est toujours bundiste et farouchement antisioniste.

Israël n’aurait pas existé sans le génocide nazi. Après 1945, il y eut un consensus de la communauté internationale. Elle a lavé sa culpabilité concernant l’antisémitisme et le génocide pour favoriser la création d’Israël et aider militairement et économiquement ce nouvel Etat. En Europe de l’Est, le pogrom de Kielce en Pologne (1946), l’élimination de nombreux dirigeants communistes juifs ayant fait la guerre d’Espagne et la résistance (Slansky, Rajk, Pauker, etc.) ou le «Complot des blouses blanches» [contre Staline, en 1953], bref le renouveau d’un antisémitisme d’Etat provoque, parmi les juifs, une rupture avec communisme et un ralliement progressif au sionisme. L’épisode antisémite en Europe de l’Est se prolongera avec la répression en Pologne de la révolte de 1968 qui aboutit à l’expulsion de plusieurs milliers de Juifs Polonais.

Après 1945, le Yiddishland a disparu et de nombreux rescapé·e·s vivent dans des camps en essayant d’émigrer vers l’Amérique ou d’autres pays. La plupart des portes se ferment. Il y a consensus pour les envoyer en Israël et la plupart y partiront, souvent contraints et forcés. Ils y seront pourtant fort mal accueillis. La propagande sioniste oppose l’Israélien·ne nouveau, fier de lui, qui se bat, aux victimes du génocide qui auraient accepté passivement l’extermination. Aujourd’hui, près de la moitié des 250 000 survivant·e·s du génocide en Israël vivent sous le seuil de pauvreté, en particulier celles et ceux qui sont arrivés d’Union Soviétique.
Certains dignitaires religieux israéliens sont particulièrement odieux vis-à-vis des victimes du génocide. Entre deux propos racistes contre les Palestinien·ne·s, ils ressassent que le génocide a été une punition divine contre les Juifs qui s’étaient mal conduits.

C’est petit à petit qu’Israël a vu le parti à tirer du génocide. Il y a eu la création de Yad Vashem, puis le procès Eichman. On en est arrivé au «devoir de mémoire». Sauf que cette «mémoire» résulte d’une certaine manipulation de l’histoire et de l’identité. En ce qui concerne les Juifs du monde arabe, ce «devoir de mémoire» se substitue à leur véritable histoire, certes douloureuse : ils ont dû quitter leurs pays avec la décolonisation, alors qu’ils n’étaient pas des colonisateurs. Ils ont été les victimes du décret Crémieux en Algérie (4). Mais cette histoire n’est en aucun cas celle du génocide.

Après la guerre, Israël a demandé et obtenu des «réparations» économiques – publiques et privées – de l’Allemagne de l’Ouest. Ces milliards de marks ont assuré le décollage économique et militaire d’Israël et la réinsertion de l’Allemagne dans la diplomatie internationale. Il serait plus hasardeux de dire ce que ces sommes mirobolantes ont «réparé» dans les souffrances intimes ou le traumatisme.
Peut-on associer le souci d’aider les Juifs et le soutien à Israël ? Pas nécessairement. Balfour était antisémite. Beaucoup d’antisémites trouvent l’idée d’un Etat Juif intéressante, qui les débarrasserait d’une minorité encombrante. C’est le cas de certains membres du Front national en France. […]

 

 

Si on parlait racisme?

 

L’antisémitisme est-il un racisme comme les autres ? Y a-t-il «unicité» du «judéocide» nazi ? Il n’est pas facile de répondre à ces questions. L’antisémitisme a été un racisme à part, car la plupart du temps, les racistes ne programment pas l’extermination du peuple haï. S’y ajoute le fait que les nazis ont inventé le concept (absurde) de «race juive». Aujourd’hui, les principales victimes du racisme dans un pays comme la France sont incontestablement les Arabes, les Noirs, les Roms,mais pas les Juifs, dont certains ont oublié les souffrances passées et s’imaginent même être passés du côté de ceux et celles qui n’ont rien à dire contre le racisme ordinaire ou la chasse aux sans-papiers. 

Dans son livre «Le Mal-être Juif», Dominique Vidal montre comment la plupart des préjugés contre les Juifs ont reculé. Quand on demande aux Français·e·s s’ils accepteraient un président·e de la République ou une belle-fille ou un beau-fils juifs, seule une petite minorité répond non. Il y a 40 ans, c’était la majorité. […] Bien sûr, l’antisémitisme n’a pas disparu. Il reste essentiellement lié à l’extrême droite, mais même les antisémites les plus obsessionnels ne rêvent plus d’un «remake» du génocide. Ils et elles préfèrent nier ou minimiser son ampleur.

Et «l’unicité» du génocide ? Primo Levi parlait de «l’indicible». Il est extrêmement rare dans l’histoire de voir l’Etat le plus puissant du moment engager tous ses moyens pour exterminer des millions de personnes, même quand cela ne lui apporte rien en terme financier ou militaire. Parler de génocide n’a qu’un seul intérêt : analyser les causes, décrire le processus pour qu’il n’y ait «plus jamais cela», permettre aux rescapé·e·s et à leurs descendant·e·s de revivre. Or, il y a eu d’autres génocides [à la fin du 20e siècle] (Cambodge, Rwanda, Bosnie). Et il y a surtout eu des politicien·ne·s sans scrupule qui ont fait du génocide leur «fonds de commerce», alors qu’ils n’ont aucun droit et aucun titre pour s’approprier cette mémoire. 

Il y a des «intellectuels» français – BHL, Glucksmann, Finkielkraut, Lanzmann… – qui font croire qu’au Proche-Orient la victime est israélienne, éternel retour de la persécution millénaire.
Certain·e·s qui voient l’antisémitisme partout sont étrangement discrets pour condamner le racisme anti-arabe dans un Etat qui se dit juif. Que dire du rabbin Ovadia Yossef, dirigeant du Shass, pour qui les Palestinien·ne·s sont des serpents, ou des propos du ministre Vilnaï promettant une «Shoah» aux habitant·e·s de Gaza enfermés dans un laboratoire à ciel ouvert ? Des «transféristes» Avigdor Liberman ou Raffi Eitam, qui prônent tous les jours la déportation des Palestinien·ne·s ? Du rabbin Rosen, représentant des colons, qui déclare tranquillement «que les Palestiniens sont des Amalécites [ennemis à abattre], et que la Torah autorise qu’on les tue tous, leurs femmes, leurs enfants, leur bétail» ? 

[…] Israël est une démocratie pour les Juifs. Pour les autres, c’est l’apartheid, c’est une forme de sous-citoyenneté, incompatible avec le droit international. Il faudrait aussi parler du racisme des soutiens inconditionnels à Israël, par exemple, quand Roger Cukierman [président du Conseil représentatif des institutions juives de France – CRIF – de 2001 à 2007] a osé dire que Le Pen au deuxième tour, c’était un avertissement pour les musulmans.
En Israël, il y a une obsession de la démographie (que les Juifs soient plus nombreux que les Palestiniens). Du coup, sont considérés comme «Juifs» des dizaines de milliers de personnes qui n’ont rien à voir avec le judaïsme : des Ethiopien·ne·s chrétiens qu’on dit «cousins» des Falachas, des Amérindien·ne·s du Pérou convertis au judaïsme et installés dans des colonies, mais surtout des ex-soviétiques qui ont quitté un pays en perdition. […]

 

 

Quand sionisme et antisémitisme se nourrissent l’un l’autre

 

Le sionisme a besoin de la peur, d’une fuite en avant […] pour consolider ses conquêtes. Il a besoin de slogans simplistes du genre «nous n’avons pas de partenaire pour la paix» ou «?Le Hamas, le Hezbollah et l’Iran veulent détruire Israël» pour obtenir un consensus autour de la poursuite de son projet colonial et de son refus de reconnaître les droits des Palestinien·ne·s. Inversement, celles et ceux qui soutiennent les Palestinien·ne·s (et encore plus les Juifs engagés dans ce combat) doivent avoir pour souci et pour but la «rupture du front intérieur», aussi bien en Israël que dans les «communautés juives organisées», c’est-à-dire la fin du soutien inconditionnel à une politique criminelle contre les Palestinien·ne·s (et suicidaire à terme pour les Israélien·ne·s). […]

[C’est pourquoi], toute manifestation d’antisémitisme n’est pas seulement immorale, elle porte un coup grave à la cause palestinienne. L’antisémitisme des pays de l’Est a renforcé Israël en terme politique (le sionisme a remplacé le communisme comme idéologie des Juifs d’Europe Orientale) et, en termes humains, avec l’arrivée massive des Juifs soviétiques. De même, non seulement les principaux dirigeants des pays arabes se sont montrés bien peu solidaires des Palestinien·ne·s pendant la guerre de 48, ou celles qui ont suivi, mais leur complicité avec les sionistes dans l’émigration d’un million de Juifs du monde arabe a été un coup de poignard dans le dos de la cause palestinienne.
La guerre du Proche-Orient n’est ni raciale, ni religieuse, ni communautaire. Elle porte sur des principes universels : l’égalité des droits, le refus du colonialisme. 

Ceux et celles qui (comme les sionistes) mélangent sciemment juifs, sionistes et israéliens, pour attribuer aux Juifs les tares du sionisme, ne sont pas nos amis. Les Palestinien·ne·s l’ont parfaitement compris, à l’image de Mahmoud Darwish, Edward Saïd et Elias Sanbar, qui s’étaient opposés à un colloque négationniste, organisé à Beyrouth, par Roger Garaudy. Bien sûr, au nom de «l’anti-israélisme», pour reprendre un terme d’Edgar Morin, on trouve dans le monde arabe ou en Iran des gens qui diffusent le «Protocole des Sages de Sion», ou qui organisent des colloques révisionnistes comme celui de Téhéran. On trouve en France quelques rares personnes issues de l’immigration qui singent l’extrême droite en reprenant les stéréotypes antijuifs. Ces judéophobes confondent aussi juifs et sionistes. 

Le sionisme a reçu «une part de l’héritage juif», mais une part seulement. Rappelons qu’en 1948, quand Menachem Begin veut visiter les Etats-Unis, les plus grands intellectuels juifs américains, avec en tête Hannah Arendt et Albert Einstein, écrivent à Truman en lui disant que Begin est un terroriste et qu’il faut l’arrêter ou l’expulser. À l’époque, le judaïsme, c’est encore très majoritairement Arendt ou Einstein, ce n’est pas Begin. Les assassins nazis s’en sont pris aux parias des shtetls (5) ou à des gens comme Arendt ou Einstein, insupportables parce qu’universalistes. L’antisémitisme n’a pas frappé les tankistes israéliens.

[…] Certains militant·e·s parfaitement honnêtes pensent qu’on doit laisser librement s’exprimer toutes les critiques contre Israël, y compris les critiques antisémites. Je pense qu’ils et elles se trompent et que les antisémites ne sont pas seulement d’odieux racistes, ils renforcent aussi le sionisme qu’ils s’imaginent combattre. Ils alimentent le réflexe de peur qui est l’un de ses carburants indispensables. Lutter contre l’impunité d’Israël est une priorité, qui est l’exact inverse d’une telle démarche : les sionistes veulent clore l’histoire juive. Ils prétendent qu’il n’existe qu’une seule voie, la leur. Ils prétendent représenter l’ensemble des Juifs, ils parlent en leur nom, ils ont le rêve fou de les faire tous «monter» vers Israël. Ils prétendent que toute critique d’Israël est forcément antisémite, alors qu’au contraire, leur politique provoque un nouvel antisémitisme. 

Cette politique remet en cause plusieurs siècles de lutte des Juifs pour l’égalité des droits et la citoyenneté. Les antisémites qui mélangent sciemment juifs et sionistes vont exactement dans le même sens. Ces deux courants se nourrissent l’un l’autre.
Soutenir concrètement les Palestinien·ne·s et dénoncer inlassablement l’impunité d’Israël, qui permet la fuite en avant criminelle, doit donc s’accompagner d’une dénonciation du sionisme qui est un obstacle à la paix et d’une dénonciation de l’antisémitisme qui n’est pas seulement un racisme odieux (comme tous les racismes). Il renforce aussi ce qu’il prétend combattre.
Les militant·e·s ont aussi une tâche plus difficile à remplir : «déconstruire» toutes les manipulations de la mémoire et de l’identité qui prolongent cette guerre.

 

Pierre Stambul

 

Pierre Stambul est membre de l’Union des Juifs français pour la paix (UJFP). Cet article est paru dans
L’Emancipation syndicale et pédagogique, nº 1, septembre 2008 (www.emancipation.fr/spip.php?article431). Nous le reproduisons avec quelques petites coupures.

 

 

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1 La Bible dévoilée, I. Finkelstein et N.A. Silberman.

2 L’islam considère parfois les zoroastiens comme des gens du Livre [JB].

3 Main d’œuvre immigrée qui organisait les communistes étrangers.

4 En 1870, le décret Crémieux accorde aux Juifs Algériens la nationalité française, mais pas aux musulmans.

5 Villages juifs d’Europe orientale systématiquement détruits pendant la guerre.