Mondialisation à Québec, le sommet des Amériques pique du nez


Mobilisation à Québec, le sommet des Amériques pique du nez


Après une semaine de mobilisations intenses et diverses, 50 000 personnes ont manifesté samedi dernier contre le projet de Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) (voir page 12)

Julie de Dardel

Du 16 au 21 avril, ils étaient des dizaines de milliers à Québec à dire non à la ZLEA. Pourtant, en déployant la plus vaste opération de sécurité de l’Histoire du Canada, au prix de dizaines de millions de dollars, les autorités avaient tout fait pour anéantir au mieux toute contestation. 6000 policiers et 1200 militaires ont été mobilisés. 600 détenus d’une prison locale ont été transférés vers d’autres établissements afin de faire de la place pour les manifestants. Dévoilant crûment les intentions des autorités, Serge Menard, ministre de la Sécurité publique, a justifié cette mesure exceptionnelle en déclarant «si tu veux la paix, prépare la guerre». Les contrôles frontières avec les Etats-Unis ont été systématisés et d’innombrables «manifestants potentiels» refoulés. La ville de Québec à également adopté un décret municipal permettant à la police d’arrêter sur le champ toute personne ayant son visage partiellement ou totalement couvert, par une écharpe par exemple (dans une ville où la température tombe fréquemment en dessous de zéro au mois d’avril).


Enfin, le gouvernement canadien a fait ériger un mur de trois mètres de haut et de six kilomètres de long, isolant une zone d’exclusion contenant le site du Sommet et les hôtels des participants. Les quelque 25 000 habitants et travailleurs de cette zone se sont donc vu gravement restreints dans leurs déplacements, devant réclamer un pass pour pouvoir entrer et sortir. De nombreux travailleurs du périmètre ont été soumis à des enquêtes et interrogatoires de police avant de pouvoir obtenir le laisser-passer. Les autorités n’avaient certainement pas mesuré l’impact psychologique énorme suscité par cette barrière dressée entre le peuple et les élites politiques. Frappée par ce lourd symbole, la population canadienne s’est largement indignée d’une telle mesure.


Une organisation ultra-efficace


Ce déploiement policier n’a pas empêché la tenue d’une mobilisation anti-ZLEA massive, festive et surtout remarquablement préparée. Comme ils l’avaient déjà démontré à Seattle et à Washington, la capacité d’organisation des militants nord-américains est admirable : réseaux efficaces, Centre de convergence, assistances légale et médicale, mission de surveillance du respect des lois et libertés, sites web, informations minute par minute par les médias indépendants1, etc. Le groupe OQP 2001 (Opération Québec Printemps) a organisé une grande partie de la logistique (transport, hébergement, nourriture) pour des milliers de personnes, notamment pour le logement chez l’habitant à travers le mot d’ordre «adoptez un activiste»2. L’opposition au Sommet des Amériques s’est exprimée par une grande diversité de messages et de méthodes d’action.


Du lundi 16 au jeudi l9 avril avait lieu le Sommet des Peuples regroupant quelque 3000 participants issus d’organisations et de mouvements sociaux des Amériques, membres de l’Alliance Sociale Continentale (ASC). Celle-ci rassemble des «forces plurielles et flexibles sur la base d’un consensus minimal» contre les méfaits de la mondialisation3. Pendant quatre jours, se sont alternés forums de discussions (agriculture, femmes, éducation, environnement, travail, droits humains, forum des parlementaires, etc), ateliers de formation et rencontres spécifiques sur des luttes en cours (Plan Colombia, droits des Indigènes, etc). La rencontre a abouti à une déclaration finale réaffirmant son rejet du libre-échangisme et sa volonté de «développer d’autres modes d’intégration fondés sur la démocratie, la justice sociale et la protection de l’environnement».


Un pôle plus radical

Dans une perspective moins fédérative mais politiquement plus radicale, la CLAC4 (Convergence des Luttes anti-capitalistes) et le CASA(Comité d’Accueil du Sommet des Amériques) appelaient à une mobilisation de rue de plusieurs jours dans le cadre du «Carnaval contre le capitalisme». Dès mercredi, des milliers de militants se sont consacrés à sensibiliser la population locale par la discussion et la distribution massive de tracts. Jeudi soir, les délégués du Sommet officiel ont été accueillis par une marche au flambeau. Mais c’est le vendredi 21, lors de la grande journée d’Action directe et de désobéissance civile, que les militants anti-ZLEA, rassemblés en groupes affinitaires, ont dévoilé toute leur créativité et leur efficacité.


Les 20 000 personnes participant au défilé étaient réparties en trois zones respectant chacune des formes d’action différentes choisies par les activistes. La zone verte, destinée au bloc «manif», comprenait les actions carnavalesques sans risques d’arrestation : théâtre de rue, cirque, musique, parade etc. Comportant un plus gros risque d’être arrêté, la zone jaune du bloc «obstruction» regroupait les actions directes non violentes mais avec défense possible contre les attaques de la police. Enfin, la zone rouge du bloc «perturbation» (dit «black bloc») s’était fixé l’objectif d’abattre le «mur de la honte» et de troubler la tenue du Sommet des Amériques, c’est-à-dire aller vers une confrontation certaine avec les forces de l’ordre.


L’imagination
contre le pouvoir


Les militants ont rivalisé d’inventivité par des actions toutes plus créatives, à l’image du groupe affinitaire «Medieval Bloc» équipé d’une catapulte de 6 mètres jetant des jouets sur les barrages de policiers. A noter également la formation d’un groupe affinitaire du mouvement des travailleurs du Canada, les sections du Congrès des travailleurs du Canada ayant formellement pris la décision de rejoindre l’action directe. Des étudiants de tout le pays ont massivement participé aux actions, après avoir déclenchédes grèves dans plusieurs universités.


Malgré la très violente répression policière (bombardements de gaz lacrymogène, balles en caoutchouc, lances à eau), les activistes du black bloc sont parvenus en fin d’après-midi à ouvrir une brèche dans le mur en abattant la clôture sur 100 mètres à l’aide de câbles en acier, à proximité du Centre des congrès. S’infiltrant dans le périmètre de sécurité et rejetant les bombes lacrymogènes à l’intérieur de celui-ci, les manifestants ont créé une telle confusion que la cérémonie d’ouverture du Sommet a dû être retardée de 90 minutes. Les affrontements très durs avec les forces de l’ordre ne devaient alors plus cesser jusqu’à dimanche, ces dernières faisant preuve d’une rare brutalité.


La Marche des Peuples prends ses distances


La journée du samedi devait être celle d’un grand rassemblement unitaire à l’occasion de la Marche des Peuples. Les organisateurs du Sommet des Peuples, soucieux de se distancer des «violences» de la veille et craignant qu’elles ne découragent une participation massive à la Marche, ont pris la décision d’opter pour un parcours éloigné du périmètre, déclenchant une controverse importante au sein des protestataires. Leur crainte était visiblement infondée : 40 à 60’000 personnes ont pris part à la manifestation, dépassant les espoirs les plus fous des organisateurs.


Malgré la frustration d’un grand nombre de ne pas s’approcher du périmètre, la majorité des manifestants a choisi de suivre le parcours officiel. Syndiqués, membres d’organisations de femmes et de mouvements sociaux, étudiants, défenseurs de l’environnement ont défilé plus de deux heures dans les quartiers industriels de la basse ville. Un grand nombre de protestataires a toutefois choisi de quitter la Marche à mi-parcours pour regagner le périmètre de sécurité. Des milliers d’activistes, rejoints au cours de la journée par un nombre croissant de militants syndicaux solidaires, ont poursuivi la confrontation avec la police. «Je n’ai jamais assisté, dans mon expérience de reporter, à une bataille aussi soutenue et bien organisée entre manifestants et policiers», témoigne la journaliste Judy Rebick5.


Actions décentralisées
dans tout le continent


Québec n’était pas la seule ville à se soulever contre la ZLEA. Des dizaines de milliers de protestataires se sont mobilisés partout dans le continent. Tout le long de la frontière entre les Etats-Unis et le Canada, des groupes se sont organisés pour faire passer un maximum de manifestants vers Québec et tenir des actions de protestation. Des Indiens Mohawks, dont la réserve Akwesasne est située à cheval sur les deux Etats, ont aidé des militants à franchir la frontière. Des actions similaires avaient lieu le long de la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique, en particulier entre San Diego et Tijuana. En Amérique latine, des manifestations ont eu lieu à Buenos Aires et à Sao Paulo, où les protestataires ont été victimes d’une répression sanglante6. Des actions et des manifestations ont également été organisées dans de nombreuses villes des Etats-Unis et du Canada. Sur Internet, des «hacktivistes» appelaient à des actions de désobéissance civile électronique7. On pouvait également rejoindre virtuellement la Marche des Peuples.


Répression policière


Si peu de dégâts matériels occasionnés par les manifestants sont à relever à Québec, les affrontements ayant eu lieu presque exclusivement vers le périmètre de sécurité, le bilan de la violence policière est en revanche bien plus lourd. On rapporte des dizaines de blessés 8 et environ 600 arrestations. Les personnes arrêtées témoignent de nombreux cas de mauvais traitements: transport jusqu’à sept heures dans des fourgons, les vêtements encore imprégnés de gaz, privation d’eau et de nourriture, non accès aux toilettes, impossibilité de prévenir un proche, mise à nu et douche collective dans la cour du centre de détention… Les contestataires dénoncent également la présence d’agents infiltrés et de nombreux agitateurs lors de la mobilisation. Alors qu’à l’intérieur du Sommet des Amériques, le Premier ministre Jean Chrétien osait encore discourir sur l’importance des valeurs démocratiques, l’Etat canadien démontrait avec force, dans la rue, son attachement à de tels principes, devant les caméras du monde entier.


A n’en pas douter, les mobilisations de Québec sont une victoire politique et une nouvelle avancée dans la lutte contre le projet de ZLEA et dans la consolidation d’un pôle de contestation radicale en Amérique du Nord. Avec le soulèvement massif inauguré au Canada et qui promet de se poursuivre avec la même intensité dans les mois à venir, il est désormais possible d’espérer le développement d’une opposition sociale de plus en plus massive aux visées des multinationales sur ce continent.



  1. www.indymedia.org
  2. www.oqp2001.org
  3. www.sommetdes peuples.org
  4. www.quebec2001.net
  5. Judy Rebick, «Quebec City: policing the people», Znet, 22 avril 2001
  6. On dénombre 62 arrestations et une soixantaine de blessés (deux parmi les policiers) dont beaucoup on été hospitalisés à la suite de fractures et de blessures ouvertes.
  7. www.thehacktivist.com
  8. Dont des cas graves, à l’image d’une jeune femme sérieusement touchée à la gorge par une balle en caoutchouc