Amiante à la TSR Genève: silence, on tourne

Amiante à la TSR Genève: silence, on tourne

«La tour TV sera complètement rénovée et une partie du personnel de la TSR, environ 500 personnes, devra être déplacée provisoirement. Les travaux s’échelonneront de 2003 à 2010». Voici l´«information» laconique, distillée par 24 Heures, le 5 mai dernier1. Sept ans de travaux et une dépense de 140 millions pour un édifice d’à peine 34 ans d’âge, fonctionnel et en parfait état. La tour ne correspondrait plus «aux exigences en matière d’équipement, d’hygiène et de santé». Curieux diagnostic, si l’on se souvient du million dépensé en 1979 pour «assainir» cette tour bourrée d’amiante crocidolite, plus dangereux que l’amiante chrysotile utilisé habituellement.


«L’amiante, on s’en fout!», titrait Charlie Hebdo2 annonçant les 3000 morts causés annuellement par ces fibres en France, ainsi que les 10000 prévus pour 2015. «Il tue grâce à l’État, mais ne fait pas scandale», disait le sous-titre. Révélateur de la désinformation permanente que nous subissons aussi en Suisse, aux fins d’étouffer le scandale de l’amiante.

Silence et désinformation

Questions gênantes…

Pourtant, face aux contradictions dans lesquelles s’empêtrent les soi-disant garants de la santé et de la sécurité publique, des doutes surgissent et les langues se délient. Voici les questions qui nous sont le plus souvent posées:


Pourquoi, alors qu’il était unanimement reconnu, dès 1962, que l’amiante provoquait des cancers mortels, les entreprises suisses ont-elles doublé leurs importations depuis cette date?


Pourquoi, alors que quelques 4 000 bâtiments floqués à l’amiante étaient identifiés depuis 1985, la SUVA et les pouvoirs publics refusent-ils d’en communiquer la liste mise à jour et d’exiger leur assainissement immédiat?1


Pourquoi, alors que la liste des personnes exposées professionnellement ou non à l’amiante est si facile à établir, celles-ci ne sont-elles toujours pas informées des dangers qu’elles encourent?


Pourquoi avoir décidé précipitamment de rénover la tour de la TSR à Genève? (réponse ci-contre)

  1. Ce qui alarme depuis des décennies les journalistes consciencieux: «Après avoir élaboré une timide ordonnance qui n’interdit rien du tout, l’État [de Genève] laisse dépendre la santé des citoyens du bon vouloir des industriels et des propriétaires», La Suisse, 8.1.1989)


Ce scandale est permanent, entretenu et aggravé de jour en jour par les mensonges, omissions, et distorsions des faits et escroqueries scientifiques, émis conjointement par les pouvoirs publics et privés. Ils utilisent tous les moyens pour forcer les citoyen-nes à oublier les désastres qu’ils ont provoqués: menaces sur leur santé, leur sécurité, leur environnement, leur avenir même.


«On a égaré les dossiers», «On ne savait pas», «On manque de preuves», «Il ne faut pas effrayer les gens»… les résultats de cette amnésie volontaire – qui frise la non assistance à personne en danger – sont probants: alors que la Suisse est le berceau de l’amiante-ciment, qui y est apparu il y a un siècle, que cette fibre mortelle y a été manipulée plus que partout ailleurs, qu’elle tapisse encore des milliers de bâtiments fréquentés par le public, et que des centaines de milliers de travailleurs/euses – pour la plupart immigré-e-s – ont été contaminés, personne à ce jour n’a osé porter plainte et les organisations de défense des victimes de l’amiante – nombreuses dans le monde – viennent à peine d’émerger ici.

Scandale à la télé

Construite en 1969-70, en acier, la tour de la TSR devait être protégée de l’incendie, d’où l’isolation en amiante incombustible de ses structures3, appliquée par l’entreprise Schneider de Wintherthur4. Dix ans après, la contamination des locaux est telle que l’inspecteur du travail en fonction affirmait qu’il lui était impossible de compter les fibres dans l’air respirable, tant il y en avait, ce que confirment les occupants qui s’inquiétaient des «pelotes» d’amiante bleu tombant des plafonds. L’affaire est alors rondement menée et les travaux de fixation des fibres en les imprégnant avec une colle incombustible sont entrepris. La solution du déflocage, habituelle en pareil cas, soit l’enlèvement pur et simple de l’amiante et son remplacement par une autre protection ignifuge inoffensive n’est pas retenue, pour des raisons de coût essentiellement. De plus, la solution proposée et appliquée par l’entreprise Isoflam SA à Lausanne semblait répondre aux exigences très strictes fixées par le maître de l’ouvrage, dont:

  • «Supprimer complètement la propagation de fibres d’amiante qui se produisent actuellement sous l’effet des courants d’air, de la ventilation, du démontage de cloisons, de la dépose et repose d’éléments de plafond et luminaires, de l’entretien, des transformations, etc.»
  • «Assurer une résistance mécanique suffisante et durable afin d’éviter une détérioration de la protection de l’amiante à la suite de chocs lors de manipulations de plaques de plafonds et luminaires».

Malgré ce cahier des charges et la garantie décennale donnée par l’entreprise, la colle n’ayant pas tenu, le personnel de la TSR aura été exposé aux fibres particulièrement nocives de crocidolite pendant plus de 20 ans5.

Un mort déjà…

Les contrôles préventifs périodiques des risques de contamination de l’air dans la tour n’ayant pas été faits, ce n’est qu’à la suite de mesures aussi clandestines, que légitimes et salutaires et d’au moins un décès par mésothéliome, que le déflocage de la tour – et non pas sa «rénovation» – a été décidé ces jours. Le décès de Lionel n’a pas fait la une des journaux; il est mort à 49 ans le 4 septembre 2002 des suites d’un cancer de la plèvre causé par l’inhalation d’amiante. À 20 ans il était apprenti monteur-éléctricien et avait travaillé dans la tour TV pour une entreprise d’installations électriques6. Combien de salarié·e·s comme lui y ont été exposés? Combien de morts vous faudra-t-il, Messieurs les «décideurs», avant de renoncer à étouffer vos scandales au détriment de vies humaines?


La tour sera défloquée: à la bonne heure! Mais le millier de personnes qui y ont travaillé sont en danger. Messieurs les employeurs et assureurs, vous connaissez leurs noms et leurs adresses: prévenez-les et secourez-les avant que votre silence ne les tue doublement: en raison de votre amiante et de votre indifférence à leur égard.


François Iselin
Membre du Comité d’aide et d’orientation aux victimes de l’amiante (CAOVA)

  1. «La RSR et TSR vont déménager», 10-11. 5. 2003
  2. Charlie Hebdo, 14. 6. 1995
  3. Construire en acier, n° 11, 1971.
  4. Liste dite des 4’000 bâtiments floqués, OFPE, 1985.
  5. Sans parler des ouvriers affectés au flocage puis à sa fixation: «Les travaux d’aspersion de l’amiante par une peinture ignifuge ont été arrêtés, car le remède se révélait pire que le mal, et la sécurité des ouvriers chargée de ce travail s’est avérée insuffisante». La Suisse, 9. 9. 1979.
  6. L’Evénement syndical, 13. 11. 2002.