Mouvement social inédit dans la paisible Autriche

Mouvement social inédit dans la paisible Autriche


Cela faisait bien cinquante ans que l’Autriche n’avait pas connu telle mobilisation syndicale, habituée, à l’instar de la Suisse, à une soporifique paix du travail. Le projet de réforme des retraites du gouvernement Schüssel, qui s’inscrit dans l’offensive actuelle des milieux bourgeois au niveau européen, a été le coup de tonnerre qui a réveillé les travailleuses et les travailleurs autrichiens. Walter Kanelutti – militant de la gauche anticapitaliste autrichienne – revient sur deux semaines de luttes. (réd)


Le mouvement syndical du 6 mai en a étonné plus d’un, l’Autriche baigne en effet depuis 50 ans dans une culture de paix du travail. Quel regard portes-tu sur cet événement?


En effet, les grèves et les manifestations contre le projet de réforme des retraites sont en rupture avec la politique habituellement menée par les syndicats autrichiens. Après que la coalition de droite et d’extrême droite ÖVP-FPÖ ait rompu le traditionnel «partenariat social par en haut», les social-démocrates (SPÖ), qui dirigent les syndicats, ont compris, après quatre années de léthargie et d’illusion sur les disposition à négocier du gouvernement, qu’ils devaient mener une autre politique.


Somme toute, si la grève du 6 mai a été massivement suivie, elle n’a duré que quelques heures, n’est-ce pas là un demi-échec?


En aucun cas! Il faut savoir que depuis les années cinquante, la Confédération des syndicats autrichiens (ÖGB) n’a plus organisé aucune mobilisation de masse. Il était donc déjà difficile de savoir comment les travailleuses et les travailleurs allaient réagir face à l’appel à la grève. Or la grève a été massivement suivie et très revendicative, avec un caractère politique fort. On ne s’est pas contenté d’arrêter le travail, des douzaines d’assemblées de personnel et des manifestation ont été organisées. Dans l’ensemble de l’Autriche, des dizaines de milliers de personnes y ont pris une part active. Les trains de marchandises n’ont pas circulés dans le secteur public et nombre des compagnies privées ont connu des mouvements de grève. La Kronenzeitung, journal de droite à gros tirage, comme la télévision publique, ont mené une campagne contre l’appel à la grève en la diabolisant. Malgré tout, selon un sondage d’opinion, les deux tiers des Autrichiennes et des Autrichiens a soutenu les grévistes. Par ailleurs, le mouvement a continué le 13 mai, une semaine plus tard, et ce ne sont pas moins de 200000 personnes qui se sont rassemblées à Vienne, sous une pluie battante, ce qui représente la plus grosse manifestation du mouvement des ouvrier que nous ayons connue ces 50 dernières années.


Quels sont selon toi les points les plus scandaleux de la réforme des retraites voulue par le Gouvernement Schüssel?


Le gouvernement évoque sans cesse la menace de ne plus pouvoir financer le système des retraites. De fait, il passe sous silence que des groupes professionnels spécifiques reçoivent des subventions étatiques d’un montant variable pour leur retraites. Par exemple, les retraites des agriculteurs sont beaucoup plus subventionnées que celles des travailleuses et des travailleurs. Au lieu de mettre en place un système de retraites socialement équitable, le gouvernement présente un projet de réforme qui allonge les années de travail et diminue le montant des pensions. La prolongation de la durée de cotisation signifie non seulement, pour celles et ceux qui se trouvent dans des situations précaires, telle que le chômage, un prolongement de celles-ci, mais surtout une diminution substantielle des pensions pour l’ensemble des retraitées et des retraités. Ces mesures touchent évidemment particulièrement les femmes, à cause de leur statut précaire dans le monde du travail. Si la réforme passe, on peut s’attendre à une réduction moyenne des pension de l’ordre de 40%!


Le SPÖ propose une alternative, qui n’en est pas vraiment une, comment la juges-tu?


L’«alternative» du SPÖ ne propose que quelques améliorations de détails, mais ne diffère pas fondamentalement du projet du gouvernement. Le SPÖ a accepté le postulat selon lequel il serait devenu impossibilité de financer les retraites et préconise donc, lui aussi, une augmentation de l’âge de la retraite plutôt que de mettre en place une réforme sociale en faveur des bas revenus ou des chômeuses et chômeurs de longue durée.


La réforme du système des retraites s’inscrit dans une tendance européenne (France, Autriche, Allemagne, Suisse, etc.). Est-ce qu’un mouvement européen de résistance, du type de celui de 1995 sur le chômage, est envisageable?


Il serait grand temps! Cependant, les syndicats – au premier rang desquels la Confédération des Syndicats européens (EGB) – n’ont encore rien fait pour coordonner la lutte. Bien que, le 13 mai dernier, la grève générale en France contre la réforme du système des retraites du gouvernement Raffarin ait concordé avec les mobilisations massives que nous avons connues en Autriche le même jour, cela n’a pas été l’occasion de mettre en place une ébauche de coordination de nos mouvements. Par ailleurs, les médias autrichiens font totalement l’impasse sur le mouvement de grève français. A mon sens, le Forum social européen, dans lequel les syndicats combatifs sont déjà représenté, serait le lieu tout indiqué pour rompre cet isolement. Mais, une nouvelle fois, il ne faut pas oublier que la Confédération des Syndicats autrichiens (ÖGB), n’a aucune tradition en matière de lutte des travailleuses et des travailleurs, ni d’ailleurs en matière d’actions internationales. Il y a d’abord beaucoup à faire en Autriche, mais les récentes grèves et manifestations me rendent optimiste, car l’état d’esprit de celles et de ceux qui y ont pris part – c’est-à-dire la base des syndicats – était très combatif, ce qui met la direction de l’ÖGB sous pression.


Un refus de la réforme avec une partie des voix du FPÖ au parlement aurait quelle conséquence pour l’Autriche?


Il suffirait, le 4 juin prochain, que six députés du FPÖ refusent – avec les élus du SPÖ et des verts – le paquet ficelé que le gouvernement soumettra au parlement et dans lequel se trouve le projet de réforme des retraites, pour que celui-ci passe à la trappe. Cela signifierait la chute du gouvernement – car il a lié son projet son projet de réforme au vote du budget – et donc de nouvelles élections. Dès lors, le FPÖ pourrait en profiter pour se présenter à nouveau comme le «parti des petites gens». Alfred Gusenbauer, leader social-démocrate, devrait préférer cette option – quand bien même il participe aujourd’hui ouvertement à des rencontres avec Jörg Haider – pour tenter de trouver une issue commune.


Une nouvelle perspective s’est cependant dessinée le 19 mai. Des portes-parole du gouvernement ont émis l’idée de sortir le projet de réforme des retraites du paquet ficelé et de «reprendre les discussions avec les partenaires sociaux». Il n’est donc pas impossible qu’une manœuvre puisse, tout d’abord, sauver la coalition gouvernementale, mais aussi menacer le mouvement de protestation si, par exemple, les discussion étaient prolongées durant l’été.


Le 13 mai a été une seconde journée de lutte, comment s’est-elle passée et quelles sont les perspectives pour le mouvement?


Le manifestations étaient très combatives, plus de 200’000 personnes ont marché sur Vienne, malgré une météo extrêmement hostile. Beaucoup de militantes et de militants ont sont venu-e-s avec leurs propres pancartes et tracts, plutôt que de reprendre ceux de l’ÖGB. De nombreuses prises de paroles ont non seulement dénoncé le projet de réforme des retraites, mais également appelé au renversement du gouvernement Schüssel. D’ici au 4 juin, des actions syndicales hebdomadaires sont prévues et de nouveaux appels à la grève ne sont pas exclus.


A la fin du mois de mai aura lieu le Forum social autrichien, lors duquel une forte présence syndicale est attendue. Une nouvelle impulsion au mouvement pourrait naître, si les syndicats débattent avec les ONG et les organisations de gauche des perspectives sociopolitiques et qu’une coordination de l’action se met en place. En tous les cas, l’Autriche connaît une situation politique inédite, inimaginable il y a cinq ans. Aujourd’hui, le plus gros danger pour ce mouvement, c’est de voir la social-démocratie négocier un compromis avec le gouvernement, qui ne représenterait pas une réelle alternative, mais pourrait être vendu par les syndicats comme une victoire. Mais, le fait même que l’ÖGB ait réussi à organiser une grève aussi massive et activement suivie dans les entreprises, représente en soi une situation fondamentalement nouvelle pour l’Autriche, dont on ne peut pas encore prédire les conséquences.


Entretien réalisé et traduit par Erik GROBET