«Les deux âmes du socialisme», une histoire qui manque de corps

«Les deux âmes du socialisme», une histoire qui manque de corps


Nous publions ici la réaction d’Alain Bihr à l’essai de Hal Draper «Les deux âmes du socialisme», que nous avons traduit, introduit et abondamment commenté dans le hors-série n°12 d’août 2002. Nous le remercions de nous avoir fait parvenir cette prise de position critique.


Alain BIHR*


C’est évidemment une gageure que de vouloir écrire une histoire du socialisme en une trentaine de pages. Qui plus est de défendre une thèse déterminée à propos de cette histoire. Sous ce rapport, convenons que Hal Draper ne s’en est pas trop mal tiré. Son essai n’en encourt pas moins, de mon point de vue, quatre reproches.


1. En premier lieu, son histoire du socialisme est singulièrement incomplète. Alors qu’il évoque assez longuement des figures de cette histoire aujourd’hui quasiment oubliées de tous (qui se souvient encore des premiers fabiens?), certains de ses moments majeurs ne sont pas même mentionnés par lui. Rien sur l’anarcho-syndicalisme, autrement plus intéressant que les figures de Proudhon et de Bakounine; rien (ou presque) sur le syndicalisme révolutionnaire (les «wobblies» étant à peine évoqués à travers la figure de Eugène Debs); rien non plus sur le «communisme des conseils»; pas plus d’ailleurs, et c’est plus étonnant vu la formation et la trajectoire politique de Draper, sur le léninisme et ses différentes variantes. Si sa thèse sur «les deux âmes du socialisme» n’est pas invalidée pour autant, sa démonstration s’en trouve singulièrement affaiblie.


2. En second lieu, son histoire du socialisme est non moins singulièrement déséquilibrée. En effet, elle accorde bien plus d’importance aux courants défendant ce qu’il appelle «le socialisme par en haut» qu’à ceux ayant cherché à faire vivre «le socialisme par en bas»: non seulement le premier se paye la part du lion dans le corps de l’exposé, mais il a droit à un chapitre récapitulatif en fin d’ouvrage qui en détaille les variantes et composantes. Son rival malheureux doit se contenter d’être dépeint à travers un nombre très limité de figures individuelles (Marx et Engels, William Morris, Rosa Luxemburg), qui comptent, il est vrai, parmi les plus prestigieuses.


On m’objectera que ce déséquilibre est conforme à la réalité, en ce sens que l’histoire du socialisme a été largement dominée par les courants autoritaires («les socialismes par en haut») plutôt que libertaires («le socialisme par en bas»). C’est ce que Draper déclare clairement à la fin de son essai: «(…) la perspective du socialisme par en bas n’a eu historiquement que peu d’attrait»1. En lui faisant momentanément crédit sur ce point, encore lui aurait-il fallu dans ce cas expliquer pourquoi ce sont les premiers qui l’ont largement emporté sur les seconds. Question qu’il ne formule pas explicitement; et à laquelle il ne répond qu’en évoquant «la maladie la plus courante de toutes, l’illusion du despote sauveur»2; ce qui est pour le moins un peu court.


Mais, en fait, ce déséquilibre réel entre les deux courants de l’histoire du socialisme est encore accentué par la manière dont Draper a écrit ou réécrit cette histoire. D’une part, par la sélection des formes et des figures du socialisme à laquelle il a procédé. Car, chose singulière, ses principales omissions, que j’ai signalées plus haut, ont précisément porté sur les quelques rares courants qui ont su défendre et illustrer, avec succès et panache par moments, ce «socialisme par en bas» dont il se veut le héraut: c’est bien du côté de l’anarcho-syndicalime, du syndicalisme révolutionnaire, du «communisme des conseils», etc., qu’il lui aurait été aisé de trouver de multiples exemples de cette capacité d’auto-activité du prolétariat sur laquelle on peut fonder l’espoir et le pari de son auto-émancipation.


A quoi s’ajoutent, d’autre part, les effets de la perspective «idéaliste» dans laquelle Draper a écrit cette petite histoire du socialisme. Car, à le lire, on croirait volontiers que l’histoire du socialisme se réduit à un combat d’idées, à un choc d’idéologies, voire à des querelles d’intellectuels. Des luttes sociales et politiques, celles auxquelles des millions d’individus anonymes ont pris part, depuis la simple activité quotidienne de propagande et d’organisation jusqu’à l’insurrection armée en passant par la grève de masse, il est peine question dans cette histoire. Or, si le «socialisme par en bas» a été riche d’expériences, d’activités et de réalisations pratiques, il a été bien plus pauvre en œuvres théoriques; alors que la proportion est inverse en ce qui concerne son adversaire. Ecrire une histoire des idées socialistes amène ainsi forcément à renforcer encore la prédominance dont a bénéficié le socialisme autoritaire sur son rival malheureux.


3. Idéaliste, l’histoire du socialisme écrite ici par Draper ne l’est pas seulement en ce sens superficiel que je viens d’envisager: au sens où elle privilégie les idées sur les luttes et les mouvements réels. Elle l’est encore et surtout au sens marxiste courant du terme: au sens où elle néglige de nous indiquer à quelles configurations des rapports (luttes) de classes correspondent ces deux courants idéologiques et politiques qui se sont affrontés pour la définition et la possession légitime du mot socialisme. Autrement dit, à force de scruter jusque dans leur tréfonds «les deux âmes du socialisme», Draper en vient à oublier de nous indiquer dans quels corps (classes, fractions ou couches, alliances de classes) ces âmes se sont matérialisées et ont trouvé vie. Pourtant, dans le Manifeste du parti communiste, se livrant déjà à une recension critique des différentes formes contemporaines de socialisme et de communisme, Marx et Engels ne les avaient pas caractérisées seulement idéologiquement mais encore par la composition de leurs bases sociales respectives.


En fait, il convient à la fois de nuancer et de préciser ce troisième motif de critique. Il va de soi pour Draper comme pour nous que le «socialisme par en bas», faisant de l’auto-activité du prolétariat, de sa capacité à diriger et organiser par lui-même sa lutte de classe, le principe même dont doit résulter et son émancipation et la construction du socialisme, est tout entier l’expression des intérêts historiques de la classe à la fois la plus nombreuse et la plus opprimée de la société capitaliste. Mais alors de qui ou de quoi le «socialisme par en haut» est-il lui-même l’expression? Quelles sont les classes, fractions de classes ou alliances de classe dont il représente les intérêts? En un mot, quelle est sa base sociale?


Draper ne pose pas directement ni explicitement la question. Mais on sent bien qu’elle ne lui est pas étrangère, en même temps qu’il ne parvient pas à la formuler – à en juger par le caractère dispersé, hétéroclite et hésitant de ses éléments de réponse. Il commence par évoquer les liens de certains socialistes élitistes (les fabiens3, Bellamy4) avec «les classes moyennes», notion vague et confuse s’il en est, notamment dans une perspective marxiste. Son analyse se précise quelque peu lorsqu’il revient sur ce courant dans son chapitre de synthèse consacré aux «six types de socialisme par en haut»: il est alors fait mention à «une nouvelle minorité dirigeante de nature non-capitaliste, et pour cela présumée pure (…) cette nouvelle classe dirigeante est portée à considérer son rôle comme celui d’une Dictature Educative sur les masses – Pour leur Plus Grand Bien évidemment»5; mais sans que la nature sociale (la composition de classe) de cette minorité soit précisée. Draper lève cependant un coin de voile de mystère entourant cette nature sociale dans son dernier chapitre, lorsqu’il met les intellectuels au pied du mur, les sommant de choisir leur camp. Ce qui l’amène à écrire:


«En tant que couche sociale (hormis des individus exceptionnels), on n’a jamais vu les intellectuels se dresser contre l’ordre établi, comme la classe ouvrière l’a fait à plusieurs reprises au fil de son histoire relativement brève. Les travailleuses et travailleurs intellectuels des classes moyennes non possédantes fonctionnent de façon caractéristique comme serviteurs idéologiques de l’ordre dominant tout en étant condamnés au mécontentement et à la frustration par une telle relation (…) Plus que jamais, de nos jours, tandis que la crédibilité du système capitaliste s’érode partout dans le monde, il [le travailleur intellectuel des classes moyennes non possédantes] se met à rêver d’une forme de société dans laquelle il pourrait arriver par lui-même, dans laquelle le Cerveau et non la Bourse ou l’Epée aurait le dessus; dans laquelle lui et ses semblables seraient délivrés de l’emprise de la Propriété par la suppression du capitalisme et de la pression des masses plus nombreuses par l’élimination de la démocratie.»6


Il me semble que, sans mesurer exactement toute la portée de son propos, Draper touche ici au cœur du mystère en question. Mais cela revient aussi à dire que, sous le capitalisme, la lutte des classes est un jeu qui se mène non pas à deux mais à trois acteurs fondamentaux7: qu’entre la bourgeoisie (la classe capitaliste) et le prolétariat s’interpose un troisième larron qui s’y entend à merveille pour faire en sorte que le second tire à son profit les marrons du feu, autrement dit pour instrumentaliser les luttes du prolétariat, en en prenant la tête, en cherchant à prendre par ce biais la place de la bourgeoisie elle-même comme classe régnante voire comme classe dominante. Et c’est exactement ce qui s’est passé sous couvert des différents «socialismes par le haut».


Cette thèse a été soutenue dès le début du XXe siècle par le Polonais Jan Waclaw Makhaïski (1866-1926), dans sa critique radicale des partis social-démocrate européens (au sens que possédait ce terme à l’époque)8. Je l’ai moi-même reprise et développée en tentant de préciser les contours et la nature de ce troisième larron9. Cela m’a conduit à établir que:


  • la division sociale du travail, qu’impliquent les rapports capitalistes de production et leur procès global de reproduction, conduit à l’apparition et à la multiplication de fonctions d’encadrement des rapports sociaux et des pratiques sociales (fonctions de conception, d’organisation, de contrôle et d’inculcation idéologique, couramment bien qu’improprement désignées par la notion de travail intellectuel), que ce soit au sein du procès immédiat de reproduction du capital (dans les entreprises capitalistes), pour assurer la formation des conditions générales extérieures de la production capitalistes (dans et par les appareils d’Etat) ou même pour réguler la reproduction des rapports de classes dans et par les luttes de classes (par l’intermédiaire des organisations partisanes, syndicales, mutualistes, etc.);

  • il se forme ainsi une classe sociale spécifique, aussi différente du prolétariat et de la bourgeoisie que celles-ci le sont entre elles, composée de l’ensemble des agents subalternes de la reproduction du capital, ou encore de l’ensemble des agents dominés de la domination capitaliste; classe que j’ai dénommée classe de l’encadrement capitaliste;

  • cette classe sociale intervient dans le procès de la lutte des classes sur la base d’intérêts propres, exigeant notamment une rationalisation et démocratisation de la société capitaliste, qui la conduit à défendre globalement un projet d’étatisation de cette société, au sens d’une tentative de solution étatique des contradictions (économiques, sociales, politiques) du capitalisme;

  • enfin, la version à la fois la plus radicale et la plus originale de ce projet politique, qu’elle développe sur la base d’une alliance avec le prolétariat dans laquelle elle occupe une position hégémonique (et dont le mouvement ouvrier a fourni la forme classique), n’est autre précisément que ce que Draper appelle le «socialisme par en haut» et que Makhaïski a fustigé comme «socialisme des intellectuels».


Ainsi résoudre l’énigme de ce Sphinx contemporain que constitue ce qui s’est fait connaître comme socialisme depuis au moins le dernier quart du XIXe siècle nécessite de refonder l’analyse de la division de la société en classe et des luttes de classes; et, plus fondamentalement encore, l’analyse même de la dynamique du capitalisme, notamment en la centrant sur le concept de reproduction du capital10. Car ce n’est que sur fond du déploiement de ce concept que peut se comprendre l’unité des différentes fonctions et pratiques de la classe de l’encadrement et, par conséquent, l’unité de cette classe elle-même.


4. Il est enfin un dernier reproche que j’adresserai à l’analyse par Draper de l’histoire du socialisme: celui de pécher par un certain mécanisme. En effet, les rapports entre «socialisme par en haut» et «socialisme par en bas» ne me paraissent pas pouvoir se réduire à une simple opposition mécanique entre eux. Ces rapports, précisément parce qu’ils sont conflictuels, demandent à être conçus d’une manière plus dialectique, me semble-t-il.


Au demeurant, à une ou deux reprises, Draper esquisse lui-même une dialectisation de ces rapports. Par exemple lorsqu’il évoque, à propos de Saint-Simon11 ou de Lassalle12, la possibilité pour le «socialisme par en haut» de se construire en prenant appui sur le «socialisme par en bas»: en instrumentalisant des mouvement de masses, en les transformant en bélier lancé contre la forteresse capitaliste, dans le but de l’ébranler sinon de l’abattre. Et c’est bien sur un tel rapport d’instrumentalisation, impliquant tout à la fois l’activation du mouvement des masses, y compris dans sa dimension d’autonomie relative, et son strict contrôle et canalisation par des organisations (syndicales et politiques) hiérarchisées et bureaucratisées, que les formes les plus connues de «socialisme par en haut» se sont imposées. La tactique bolchevique proclamant «Tout le pouvoir aux soviets», incitant donc les masses à l’auto-activité révolutionnaire, pour, une fois conquis le pouvoir d’Etat, vider ces mêmes soviets de toute substance ou les liquider par la force, n’est qu’un exemple parmi d’autres de cette éternelle dialectique qui a permis aux courants autoritaires du socialisme de s’appuyer sur ses courants libertaires afin de mieux les vaincre.


Mais les rapports entre ces deux types de socialisme ne se réduisent pas non plus à la réédition de ce scénario. Plus exactement cette réédition suggère que le «socialisme par en haut» a sans doute su bénéficier de quelle faille structurelle du «socialisme par en bas», qui lui aura permis non pas seulement de s’imposer autoritairement à lui mais encore de se développer comme une réponse possible à ses propres problèmes. Ce que Draper ne semble pas deviner.


Ainsi décrit-il «l’abîme qui sépare l’approche élitiste de l’approche avant-gardiste». Se référant à Marx, à Rosa Luxemburg, il affirme que «la fonction de l’avant-garde révolutionnaire est de pousser les masses majoritaires à se rendre aptes à prendre le pouvoir en leur propre nom, au travers de leurs propres luttes»13. En quoi il fait incontestablement écho au passage suivant du Manifeste du parti communiste où Marx et Engels déclarent:


«Les communistes ne forment pas un parti distinct opposé aux autres partis ouvriers. Ils n’ont point d’intérêt qui les séparent de l’ensemble du prolétariat. Ils n’établissent pas de principes particuliers sur lesquels ils voudraient modeler le mouvement ouvrier. Les communistes ne se distinguent des autres partis ouvriers que sur deux points: 1. Dans les différentes luttes nationales des prolétaires, ils mettent en avant et font valoir les intérêts indépendants de la nationalité et communs à tout le prolétariat 2. Dans les différentes phases que traverse la lutte entre prolétaires et bourgeois, ils représentent toujours les intérêts du mouvement dans sa totalité.»14


Marx et Engels définissent ici très précisément la tâche des communistes: ils doivent permettre au prolétariat de résoudre le problème le plus difficile qui se pose à lui dans le développement de sa lutte de classe, celui de la médiation entre le tout de son mouvement et ses parties: médiation entre l’ensemble de la classe et ses différentes fractions nationales (ou autres); médiation entre les différentes étapes (les objectifs partiels) et le but final, donc entre intérêts immédiats et intérêts historiques, entre acquis actuels et acquis potentiels, etc. Médiation qui ne va jamais de soi puisqu’elle suppose précisément l’intervention de médiateurs, les communistes en l’occurrence, en tant qu’avant-garde du mouvement dans son ensemble. Ce qui présente aussi toujours la possibilité et le risque de voir cette médiation, de simple moyen au service du mouvement dans son ensemble, se transformer en fin en soi; et, par conséquent, l’avant-garde elle-même se métamorphoser en état-major prétendant diriger le mouvement, en l’instrumentalisant in fine à ses propres fins; et en trouvant dans les limites effectives de ce mouvement largement de quoi justifier sa propre prise de direction.


Autrement dit, c’est aussi dans les difficultés intrinsèques de réalisation du «socialisme par en bas», difficultés qui sont à la mesure de ses immenses ambitions, par exemple, comme le dit Draper, celle d’«un contrôle démocratique sur les vastes pouvoirs de l’autorité sociale moderne»15, que le «socialisme par en haut» a trouvé l’occasion et le moyen de s’imposer. Et cela continuera à être le cas tant que «le mouvement de l’immense majorité en faveur de l’immense majorité» échouera à réaliser ses propres tâches par lui-même.


Alain BIHR



  1. Chapitre 10, page 30.

  2. Chapitre 3, page 12.

  3. Chapitre 6, page 18.

  4. Chapitre 8, Page 23.

  5. Chapitre 9, page 25.

  6. Chapitre 10, page 30.

  7. Et même à quatre acteurs: car les classes moyennes traditionnelles, petite-bourgeoisie et paysannerie parcellaire, sont également en mesure, au moins dans certaines conjonctures, de peser d’un poids propre, d’intervenir de manière relativement autonome dans le processus de lutte des classes. Si bien que, si ce dernier est bien le moteur de l’histoire contemporaine, il s’agit d’un moteur à quatre temps et non pas à deux temps.

  8. Voir Le socialisme des intellectuels, choix de textes traduits, annotés et présentés par Alexandre Skirda, Le Seuil, collection Points, 1979.

  9. Entre bourgeoisie et prolétariat: l’encadrement capitaliste, L’Harmattan, 1989.

  10. Cf. mon ouvrage La reproduction du capital, Editions Page deux, Lausanne, 2001.

  11. Chapitre 2, page 11.

  12. Chapitre 5, page 16.

  13. Chapitre 9, page 25.

  14. Marx et Engels, Manifeste du parti communiste, traduction française in Marx-Engels, Œuvres choisies en deux volumes, Editions du Progrès, sd, volume 1, pages 34-35.

  15. Chapitre 4, page 15.


* Alain Bihr est sociologue et Maître de conférences à l’Université de Haute-Alsace.

Il a notamment publié:

La reproduction du capital, Ed. Page deux, Lausanne, 2001; L´avenir d´un archaïsme. La pensée d´extrême droite et la crise de la modernité, Lausanne, Ed. Page-Deux, 1999;

Du Grand Soir à l´alternative. Le mouvement ouvrier en crise, Paris, Ed. de l´Atelier (Editions Ouvrières), 1991.