Opération provocation: droit de manifester menacé

Opération provocation: droit de manifester menacé

Samedi 29 avril, a eu lieu à Genève une grande manif «Pour la souveraineté alimentaire et les services publics, contre l’OMC et contre la guerre». Peu après la dissolution du rassemblement final, marqué par un énergique discours de José Bové appelant au blocage du G8, un «dérapage» répressif – sans précédent à Genève depuis des lustres – a vu une manifestante, syndicaliste, mère de famille, gravement blessée au visage par une balle, soi-disant de marquage, à la suite de deux tirs d’un policier, faisant usage d’une arme en phase d’«expérimentation» au bout du lac.


L’action du dit gendarme sera couverte et démentie pendant trois jours par les autorités… Dans un premier temps le porte-parole de la police ironisera même de manière scandaleuse: «A mon avis, cette dame a été touchée par des gens de son propre camp. Elle a été victime d’un tir ami… comme en Irak.»1


Coup double: on blanchit la police et on avance la thèse de manifestant-e-s «violents» venant armés aux manifs et assimilables aux agresseurs qui ont déclenché la guerre en Irak. Mardi pourtant, trois jours après les faits, les autorités sont contraintes à passer aux aveux, quant aux faits et quant à leur dissimulation mensongère…

Un fusible saute

Dimanche, huit jour après l’événement, le chef de la police genevoise Christian Coquoz, présente «spontanément» sa démission, demandée par l’Alliance de Gauche au parlement2. Elle sera acceptée immédiatement par le gouvernement genevois, reconnaissant au démissionnaire d’avoir consenti à jouer les fusibles «dans l’intérêt supérieur de la police et celui de l’Etat en général.»3


«Dérapage» sanctionné, affaire terminée? De loin pas! En effet, on ne saurait parler de «bavure» ou de dérapage seulement. L’affaire des tirs de Cornavin n’est «que» le point d’orgue d’une provocation qui paraît orchestrée, dans la durée, pour faire basculer, à la veille du G8 les relations entre manifestant-e-s et policiers au bout du lac dans un registre digne du G8 de Gênes, plutôt que des «habitudes» genevoises en la matière.


Cette provocation, si elle n’a pas été inspirée par elle, a en tous cas été couverte par la Conseillère d’Etat Micheline Spoerri. On peut faire remonter l’affaire à l’engagement de la police genevoise à l’occasion du WEF à Davos4. On se souviendra qu’à cette occasion, avec l’assentiment du PSS et de sa présidente Christiane Brunner, les autorités feront primer délire sécuritaire et possibilité de fichage, sur la liberté de manifester une opposition légitime aux maîtres du monde.


En particulier, quand, par sa ténacité pacifique une délégation de l’Alliance d’Olten arrachait un accord garantissant la possibilité pour les manifestant-e-s d’accéder à Davos sans passer par les «écluses» de Fideris, cet accord fut violé et les manifestant-e-s quittant Landquart essuyaient – dans les trains du retour! – des salves de balles en caoutchouc qui firent nombre de blessés.


Par cette infamie, comme par l’accueil – gaz/matraque – à Berne, on «garantissait» les scènes d’«émeute» nécessaires, complaisamment mises en scène par des médias relayant l’accusation de «terrorisme» portée contre des manifestants pacifiques, pour justifier la débauche de millions mis au service de la «sécurité» et de la répression.

Esprit de Davos

Or des éléments de la police genevoise étaient à Landquart et à Fideris. Certains, parmi leurs cadres ont trempé – bon gré mal gré – dans l’infamie de la parole non tenue et de la provocation. C’est à ce moment que le gouvernement genevois aurait dû intervenir pour proscrire de telles pratiques et dire qu’elles seraient bannies à Genève.


Le 30 janvier au parlement genevois, l’auteur de ces lignes interpellait à ce sujet Madame Spoerri, cheffe de Département de Justice et police, en ces termes:


«Une négociation a été menée à Fideris avec une délégation de l’Alliance d’Olten (…) Cette négociation s’est conclue sur un accord de libre passage des trains et cars (…) Normalement, dans notre République en tous cas, lorsqu’un accord a lieu entre des organisateurs de manifestation et des policiers dans l’espace public par rapport au déroulement d’une manifestation, cet accord est respecté. Et du côté des organisateurs et du côté de la police (…) Or, dans le cas présent, l’accord a été violé, et notre police s’est trouvée impliquée dans cette situation. Ceci est inadmissible à mes yeux; ce genre de choses ne devraient pas être pratiquée car elle crée un précédent inadmissible. Je souhaite que le Conseil d’Etat de cette République se distance clairement de l’association objective de notre police genevoise avec cette forfaiture…»5


La cheffe du DJP répondra – ou plus exactement éludera la question – en ces termes: «Vous m’interpellez sur l’opinion du Conseil d’Etat par rapport au dispositif policier à Davos (…) Ecoutez! je ne crois pas que le Conseil d’Etat ait à émettre une quelconque opinion sur la question, et de toute façon je ne me permettrai pas d’y répondre en son nom. Je peux simplement vous dire qu’à Davos, le contingent genevois a été intégré dans le groupement du maintien de l’ordre et de la sécurité romand….»


En clair cela veut dire qu’au nom de l’«ordre et de la sécurité», la parole donnée n’a pas de valeur et que l’autorité politique se refuse à porter un regard et un jugement concrets sur les agissements de sa propre police! N’est-ce pas un blanc-seing donné à tous les débordements répressifs?

Ni police, ni violence…

Au lendemain de cette interpellation, le 31 janvier, 4000 jeunes genevois manifestaient «par surprise» – ou du moins… à la surprise des autorités – leur opposition à la guerre et se rendaient devant la mission américaine qui est pourtant depuis des années à Genève une «zone rouge» où est suspendue – abusivement – la liberté de manifester. La quasi inexistence de dispositif policier garantissait… le déroulement pacifique de la manif!


Le 20 mars, au lendemain du déclenchement de la guerre d’agression des USA contre l’Irak, la police était au rendez-vous, massivement. Une foule de jeunes – 8000 environ – se dirige une nouvelle fois vers l’ambassade US à Genève pour crier son refus de la guerre impériale. La police est là – vaubans enchaînés, deux rangs de gendarmes et un officier étrangement absent – se dérobant à la négociation et qu’il faudra aller chercher de l’autre côté de la barrière pour l’entendre prétendre que la situation est «tout autre» que le 31 janvier et fantasmer sur les prétendus «casseurs» présents…


Sommées d’intervenir, les autorités, notamment le président du Conseil d’Etat contacté par téléphone, donneront leur accord pour que l’affrontement soit évité, le barrage démonté… dans l’esprit de reproduire le scénario pacifique du 31 janvier. Etrangement, l’officier de police en charge du dispositif – soit perdra ses nerfs en n’osant pas laisser aller la manifestation jusque devant la mission américaine, soit l’arrêtera volontairement, par un barrage improvisé garantissant une dispersion de la manifestation le long du périmètre de la «concession» US et donnant à la police l’occasion de faire un usage massif de grenades lacrymogènes…


Mais pour l’essentiel, la situation ne basculera pas, la mise en place d’un «camp pour la paix» improvisé jouxtant la mission US et l’accord du Conseil d’Etat quant au retour de la deuxième manifestation du jour au même endroit permettront d’éviter les dérapages…

Autonomes… à la police

Dans le même sens, une semaine plus tôt, le vendredi 14 mars des organisateurs de la manifestation anti-OMC et anti-AGCS du 29 mars, membres du Forum social lémanique (FSL)6, rencontraient la police pour négocier les conditions de la tenue de cette manif. Ils proposent un parcours qui «tourne le dos à l’OMC» évitant à la police une fin de manif où les gendarmes adossés à l’OMC en défendent le bâtiment symbole du bout de la rue de Lausanne. Parmi les points de l’accord obtenu l’un d’entre eux était capital: une visibilité a minima de la police durant la manif! Exercice que la police genevoise connaît et qu’elle pratique à l’occasion de manière compétente…


Sur le terrain, le responsable de l’engagement de la police le 29 octobre violera la lettre et l’esprit de cet accord. Dès avant le début de la manif il ordonnera l’arrestation arbitraire d’une quarantaine de manifestant-e-s à qui on confisquera leur banderole: «Le capitalisme c’est la guerre!». Ses hommes – en grande tenue anti-émeute – seront mis en évidence de manière ostentatoire et provocante tout au long du parcours de la manif. Après sa dissolution, un groupe de policiers, «raccompagnera» à la Gare plusieurs dizaines de manifestant-e-s sur le départ pour Lausanne, et se livrera à des intimidations, arrestations arbitraires, tabassages dans les fourgons de la police à proximité… et aux tirs qui ont blessé Madame Chervet, alors qu’elle était environnée de policiers, présents en nombre a peu près identique aux quelques dizaines de manifestant-e-s sur place.


Au-delà du Chef de la police, qui a débarrassé le plancher, c’est le responsable effectif de ce dispositif et des formes l’engagement de celui-ci qui doit être sanctionné pour son opération «provocation» …et rapidement «démissionné»!. Interpellé précisément, par notre camarade Rémy Pagani, qui reprenait des questions du Forum social lémanique, sur les responsabilités des décisions opérationnelles de la police dans cette affaire, Micheline Spoerri n’a eu qu’une réponse: toutes les décisions ont été prises sur le terrain par l’officier responsable …en toute «autonomie».


Comme l’écrivait Le Temps du 3 avril: «L’impression dominante est celle d’une gendarmerie où`certains officiers, s’appuyant sur certains policiers, peuvent agir comme bon leur semble en l’absence d’une ligne de commandement. Si le type de répression disproportionnée et contrôlée qui semble s’être exercé samedi dernier sur les manifestants de Cornavin est un ballon d’essai pour le G8, cela laisse présager du pire.»

Casseurs professionnels?

Or plutôt que d’en tirer les conséquences Mme Spoerri couvrira le responsable par une déclaration grotesque, faite le jeudi 3 avril au Grand Conseil, qui reproduit les pires poncifs sécuritaires et n’entretient aucun rapport avec la réalité. Les manifestations qui ont lieu ces temps seraient selon elles «infiltrées» par «un noyau de professionnels de la violence». Celle du samedi 29 regroupait «le monde agricole, des pacifistes opposés au conflit américano-irakien, et un noyau dur de casseurs suisses et étrangers.»


Dans cette logique si une manifestation bascule dans la violence, la police n’y est jamais pour rien: il y aura eu de la «casse», c’est qu’il y avait des «casseurs». CQFD, circulez, y a rien à voir…


Cette réponse est d’autant plus incongrue qu’il n’y a PAS eu de problèmes sérieux durant la manif et que c’est à la Gare de Cornavin que la police à sévi. Selon la déclaration de Micheline Spoerri: «Après la dislocation de la manifestation à la place Neuve, un dispositif de protection a été mis en place par les forces de l’ordre à la gare de Cornavin pour protéger le public et les biens.» Mais qu’allait donc «protéger» la police à Cornavin contre des manifestant-e-s rentrant chez eux: la gare, les trains des CFF, les voyageurs? Des symboles du capitalisme mondialisé néolibéral auxquels les «professionnels de la violence» allaient s’en prendre?

Contrôle et responsabilités politiques

Madame Spoerri couvrira en outre l’agression dont a été victime Denise Chervet. Surtout elle jouera les Ponce-Pilate en s’en lavant les mains, la décision concernant l’usage à l’avenir de cette arme est selon elle du ressort de la police qui a fait tout juste: «Le commandant de la gendarmerie genevoise a examiné le contexte de l’intervention (…) Il conclut que les règles d’engagement étaient réunies et que les conditions d’emploi de ce moyen de marquage étaient donc appropriés. (…) L’opportunité de maintenir ce moyen de marquage est à l’examen.» dira-t-elle. Quand au mensonges de la police et au blocage de l’information dont il s’avérera qu’elle a été largement responsable: «La communication a fait défaut…» dira-t-elle simplement.


Le cap représenté par cette déclaration de Madame Spoerri doit impérativement changer. Dans son communiqué de presse du 8 avril, le Forum social lémanique tire les conséquences de cette affaire dans la perspective du respect des libertés à l’occasion du G8: exigence de la reconnaissance des violences policières autour de la manif du 29 mars et sanction des responsables, exigence d’une police «sous le contrôle total des autorités politiques» et négociation future le cas échéant «avec le Conseil d’Etat» et non avec Mme Spoerri, aboutissant à des accords «écrits et publics.» Il mérite l’appui sans faille de toutes celles et de tous ceux qui sont attachés au droit de manifester!


Pierre VANEK

  1. Le Matin du 31.3.03
  2. Celle-ci déposera également un projet de loi interdisant l’usage de d’armes à projectiles et de gaz toxiques lors de manif et mettant sur pied un commission indépendante de recours concernant des abus allégués de la police.
  3. Tribune de Genève du 7.4.03
  4. Voir solidaritéS No 21.
  5. Voir Mémorial du 30.01.03 sur www.geneve.ch
  6. Eric Decarro président du SSP, Fernand Cuche d’Uniterre et Maria Casares de la Marche Mondiale des Femmes.