Une laïcité toute religieuse

Notre campagne contre une loi liberticide invoquant la laïcité bat son plein. Mais qu’est-ce que la laïcité? Joan W. Scott, professeure à l’Université de Princeton, a répondu à nos questions. Un éclairage bienvenu pour saisir le caractère islamophobe, liberticide et sexiste de ces nouvelles dispositions.


Joan W. Scott parlant à propos de la liberté académique au #SzabadEgyetem, novembre 2018.

La laïcité est un concept qui s’inscrit dans le temps et vous montrez qu’il s’agit d’un concept à géométrie variable, opportuniste et de circonstance. Pourriez-vous nous en dire plus?

Je voulais écrire une histoire des usages de la notion de laïcité au lieu de partir du principe, comme le font tant d’autres, que la laïcité ne revêt qu’un sens: la séparation de l’Église et de l’État, la neutralité de l’État en matière de religion, etc. En tant qu’historienne du féminisme et des mouvements des femmes, il m’est apparu clairement que les idées promues par les laïcs des 18e et 19e siècles dépendaient d’une vision de la société au sein de laquelle les différences de sexe organisaient des relations de pouvoir. La question des différences de sexe entretenait ainsi non seulement des liens avec la laïcité, mais elle se trouvait au cœur de celle-ci. On le voit notamment avec la façon dont l’organisation sociale était conçue: les hommes dans le marché et la politique, les femmes à la maison et responsables des émotions, y compris la religion. Dans les discours laïques, l’assignation à la religion pour les femmes coïncide avec leur exclusion de la politique: la religion devient une question de conscience privée, et les femmes sont l’incarnation de la sphère privée. Les politiques de l’État neutre, laïque, sont consignées aux mains des hommes. S’en suivent toutes les formes d’inégalités: sociales, économiques, politiques.

Plus récemment, la notion de laïcité a été utilisée pour justifier la discrimination des musulman·e·s, représenté·e·s comme violant les normes des sociétés occidentales. L’attention accordée aux musulmanes perpétue l’association ancienne entre les femmes et la religion. Mais dans cette version nouvelle, les femmes occidentales sont cette fois perçues comme «laïcisées», c’est-à-dire émancipées de la religion, alors que les musulmanes seraient coincées dans des façons d’être «traditionnelles», violant les «règles» de la laïcité. Ces règles entretiennent des formes de discrimination de genre, cette fois en associant l’émancipation sexuelle (qui se manifeste par l’exhibition des corps féminins) à la libération.

Je soutiens dans mon livre (La politique du voile, 2017) que l’émancipation sexuelle n’est pas une garantie de l’égalité de genre. En réalité, cette émancipation peut avoir l’effet contraire, en sexualisant les corps des femmes de manière à les soumettre autrement aux hommes.

Vous insistez sur le fait que la laïcité est devenue une sorte de nouvelle «religion» avec ses fidèles et ses fondamentalistes. À quoi correspond cette nouvelle «religion» dans la période actuelle? Quels en sont, selon vous, les fondements pour nos sociétés européennes?

La laïcité, dans son usage le plus discriminatoire, insiste sur le fait que tous les signes d’affiliation religieuse sont contraires à ses principes. Mais dans la plupart des pays occidentaux aux héritages chrétiens, les pratiques chrétiennes (porter une croix, le soutien de l’État aux églises, les jours fériés) ne sont pas perçues comme violant des principes laïques. Seul·e·s les musulman·e·s sont ciblé·e·s.

Et ce qui consistait en un argument en faveur de la neutralité de l’État vis-à-vis de la religion est devenu un argument portant sur la nécessité, pour les citoyen·ne·s, d’être neutres dans les espaces publics. Ainsi, en France, par exemple, les employé·e·s de l’État ne pouvaient afficher leurs affiliations religieuses. À présent, de nouvelles lois rendent criminelle la manifestation de tels signes (par exemple, le voile ou le niqab). Comme l’a montré Jean Baubérot, premier historien de la laïcité en France, l’interdiction de ces signes constitue en fait une violation de l’intention de la loi de 1905 – qui séparait l’Église de l’État en France: celle-ci garantissait le droit à une conscience privée et insistait uniquement sur la neutralité de l’État lui-même.

La laïcité est aujourd’hui brandie comme la garantie de l’égalité des sexes. Mais n’est-ce pas l’inégalité de genre qui est tout au contraire à la base de la séparation entre l’Église et l’État?

L’histoire de ce concept suggère que rien, à propos de la laïcité, ne garantit l’égalité de genre. J’ai déjà mentionné l’association entre les femmes et la religion, qui est au cœur du concept. Alors qu’il se peut que le déclin de la religion comme base à l’organisation sociale ouvre sur une nouvelle vision des capacités et des possibilités des femmes dans nos sociétés, la poursuite des discriminations de genre a été rendue possible par le fait de voir dans la nature la justification d’un traitement différencié.

La laïcité s’est tournée vers la justification scientifique pour ses pratiques, et la biologie est devenue un argument nouveau pour justifier l’inégalité de genre. Celle-ci est devenue un argument aussi transcendant que l’a été la religion. L’appel à la raison par les féministes, avec les principes d’égalité et de liberté ont été rejetés au nom des enseignements de la science. Cela continue: les conservateurs·trices, organisé·e·s sous forme de campagnes antigenre, se battent pour maintenir la différence de genre et de sexe comme base à toutes les formes d’organisation sociale.

Qu’appeliez-vous la «politique du voile»? En quoi, à votre avis, cette politique est-elle fonctionnelle à la légitimation «démocratique» du racisme et de l’islamophobie qui flambe aujourd’hui en Europe?

Comme je l’ai dit, le voile est devenu la nouvelle cible des attaques contre les musulman·e·s au nom de la démocratie. Pourquoi les femmes sont-elles les premières cibles des campagnes islamophobes, souvent conduites au nom de la laïcité? Parce que les femmes ont été depuis longtemps associées à la religion, elles sont les symboles, l’incarnation d’une religion considérée non seulement comme contraire aux principes européens, mais contraire à la nature même des relations entre les sexes.

Le voile supprimerait de façon non naturelle la sexualité féminine, qui requiert l’exposition du corps pour être réalisée. Pourtant, l’exhibition des corps dans les sociétés occidentales n’a jamais garanti l’égalité, comme le montrent depuis longtemps les luttes et études féministes. Je crois que l’attaque contre le voile occulte la manière dont les corps «découverts» des femmes des sociétés soi-disant laïques relèvent d’une autre forme de soumission, qui se fait cette fois au nom d’une émancipation sexuelle laïque.

Propos recueillis pour solidaritéS par Stéfanie Prezioso Traduction par Kelly Harrison


Née en 1941, Joan W.Scott a d’abord consacré ses travaux au mouvement ouvrier français. Avec Les Verrières de Carmaux (1982), elle s’est intéressée à la complexité des identités individuelles et collectives en partant d’un terrain sur l’organisation politique et sociale des verriers. Féministe, elle oriente ensuite ses recherches sur la dimension sexuée du marché du travail. Dans son œuvre majeure, Gender and the Politics of History, elle explore la manière dont le genre peut être un outil d’analyse historique. Ses deux derniers travaux, La Politique du voile (2017) et La religion de la laïcité (2018), méritent d’être lus ensemble. Si elle discute de la relation entre laïcité et émancipation des femmes dans le second, c’est dans le premier qu’elle pose les bases de sa critique «d’une vision mythique de la République française une et indivisible», face à laquelle s’opposerait une communauté homogène et dangereuse: les musulman·e·s. DD