Le 11 novembre, les «gilets jaunes» et nous

C’est sous une pluie battante et face à un parterre d’environ 80 chef·fe·s d’État quelque peu assom-mé·e·s, de journalistes et d’intellectuel·le·s que la Cérémonie internationale du centenaire de l’Armistice a pris place le 11 novembre sous l’Arc de Triomphe.

Cette manifestation se voulait à la hauteur des sommes considérables investies par l’État français et les collectivités territoriales pour le cycle de commémorations du premier conflit mondial entamé en 2013.

Fort de l’appui financier de ses « mécènes » attitrés et, parmi eux, des marchands d’armes comme Dassault Aviation et Thales, la présidence de la République a mis les bouchées doubles. Le violoncelliste Yo-Yo Ma, la chanteuse béninoise Angélique Kidjo, et des jeunes récitant des lettres minutieusement choisies des fronts intérieur et extérieur du monde entier, ou presque, étaient là pour agrémenter le plat de résistance: le discours d’Emmanuel Macron.

L’objectif proclamé: cimenter une union sacrée de la mémoire. « Une seule France, rurale et urbaine, bourgeoise, aristocratique et populaire » dira Macron, ressuscitant pour l’occasion le vieux mythe de la tranchée comme lieu de brassage social, peuplée d’hommes sans distinctions qui auraient « consenti », c’est-à-dire accepté, « tous les sacrifices et toutes les souffrances » au nom de la « patrie et de la liberté ».

Pas un mot pour les dissident·e·s, pour les insoumis, pour les mutins, pas un mot pour les fusillés… Et pour cause. Le souvenir des luttes du passé ne conduit-il pas à la critique radicale du présent?

Et qui mieux qu’un Emmanuel Macron, en perte sèche de popularité, peut le comprendre alors que les tensions sociales dans le pays ne cessent de s’intensifier? Le 11 novembre dernier, il terminait une « itinérance mémorielle » qui l’avait conduit à traverser la France, en évitant les lieux physiques de la dissension et du refus (le Chemin des Dames), tout en faisant des clins d’œil appuyés à l’état–major et à une partie de la France conservatrice, déclarant que « Pétain était un grand soldat ».

Mais le voyage visait aussi, dans le même mouvement, à redorer le blason des politiques menées par un exécutif toujours plus impopulaire, dont les 280 000 « gilets jaunes » rassemblé·e·s samedi dernier semblent ne constituer que la pointe de l’iceberg.

Les manifestant·e·s se sont fait·e·s les porte-paroles d’un « ras-le-bol généralisé » contre des politiques qui favorisent les « riches » (retraites, blocage des salaires, dégradation des services publics…). Interclassiste et ambivalente, la mobilisation n’en est pas moins l’expression d’une colère sociale qui monte et qui ne trouve pas dans les organisations de gauche (mouvements, partis, syndicats) des lieux à investir. Le signe de ralliement, les « gilets jaunes » précisément, en est l’incarnation la plus aboutie. Amputée des liens sociaux qui pourraient la rattacher aux vaincu·e·s du passé, la mobilisation peine à se donner un horizon politique.

Le 11 novembre, les « gilets jaunes » et nous? Interpellée de plus en plus souvent par des mobilisations spontanées portées par ce que certain·e·s appellent un « populisme par en bas », sans couleurs et sans attributs politiques apparents, la gauche radicale se doit de revenir à la racine des combats pour l’émancipation sociale afin d’en nourrir les luttes actuelles. Rétablir le lien brisé entre le passé et le futur est une nécessité imprescriptible pour tracer un horizon d’attente. Pour cela vraiment, il n’y a pas d’alternative.

Stéfanie Prezioso