«Evolve», un regard sensible sur un monde absurde

«Evolve», un regard sensible sur un monde absurde


Ani Difranco1, qui était la tête d’affiche du concert «Not in our name» contre la guerre le 31 janvier dernier à Berkley (CA), sort, le 11 mars prochain, son 14ème album, intitulé «Evolve». L’occasion de revenir sur une artiste indépendante hors du commun.


Ani Difranco a commencé sa carrière musicale au milieu des années 80, alors qu’elle était encore adolescente, dans les bars de Buffalo (NY). Dès le début des années 90, elle se produit, seule avec sa guitare, dans les campus des universités étasuniennes et dans les festivals folk. En 1990, elle crée sa propre maison de disque, Righteous Babe Records, et sort son premier album de façon complètement indépendante. Depuis, elle tourne dans le monde entier sans relâche, sortant en moyenne un disque par année.


Si son style musical a beaucoup évolué, allant du folk minimaliste de ses débuts au funk chaleureux de ces dernières années, tout en passant par des influences punk (Dilate, 1996), les thématiques de ces textes demeurent constantes. Une grande place est donnée aux relations humaines et à tout ce qu’elles peuvent comporter, à la fois de magique et de discriminant. L’amour ne devrait pas être une histoire de codes et Ani Difranco revendique simplement le droit à chacun de «pouvoir aimer qui il veut et comme il le veut».


Tendres ou percutantes, ses réflexions sur les joies et les difficultés sentimentales l’amènent immanquablement à une remise en cause sans concessions de la domination patriarcale du monde capitaliste, qu’elle s’exprime dans l’incapacité pathologique de certains mâles (encore bien trop nombreux…) à concevoir l’amitié d’une femme sans qu’elle ne soit équivoque à leurs yeux, ou dans ces affiches surdimensionnées de mannequins en lingerie que l’on retrouve à tous les arrêts de bus…


Art et politique sont inséparables


Le féminisme d’Ani Difranco, tout comme ses engagements contre la guerre, les médias dominants, les transnationales, la peine de mort ou le racisme, s’inscrit dans une lutte contre l’aliénation et le pouvoir: «Nous sommes la démocratie. On doit participer. Tant qu’on laissera les riches et les détenteurs du pouvoir nous formater l’esprit à travers la TV, nous conditionner dans notre rôle de consommateurs et nous déposséder de notre citoyenneté, nous n’obtiendrons jamais la justice à laquelle nous aspirons tous.»


Dans un pays comme les Etats-Unis, où l’opposition politique est quasiment inexistante – à l’exception notoire des verts de Ralph Nader, qu’Ani Difranco à d’ailleurs soutenu à l’élection présidentielle de novembre 2000 contre «dumb and dumber» – et les médias critiques dramatiquement faibles, les artistes engagés jouent un rôle politique considérable. Et de ce point de vue Ani Difranco est particulièrement emblématique. Non seulement elle cherche avec ses textes et sa musique à éveiller la conscience des gens, mais elle s’engage dans différents combats concrets allant de la sauvegarde du patrimoine de Buffalo menacé par les appétits des spéculateurs immobiliers, aux campagnes actuelles contre la guerre.


Par ailleurs, par sa grande popularité auprès de la jeunesse nord-américaine, elle a contribué à faire renaître une conscience libertaire, notamment dans les milieux estudiantins, en sortant deux disques avec Utah Phillips2, artiste membre des Industrial Workers of the World.


Un nouvel album tendre et chaleureux


Evolve est un disque doux, avec des sonorités jazz appaisantes. On sent une sérénité grandissante chez l’artiste et une joie de vivre fondamentale malgré ses blessures et sa révolte. Musicalement, Ani Difranco décrit son dernier-né comme l’aboutissement des expériences menées ces dernières années – notamment avec sa formation jazz-funk – et comme un aperçu de ce qui est à venir.


Les douze chansons qui composent l’album ont cette dimmension profondément personnelle, propre à interpeller celle ou celui qui s’y plonge avec attention. Beaucoup de textes intimistes, comme «in the way» ou «o my my» résonneront dans le cœur de toute personne qui a connu tant les joies, que les affres de l’amour. «evolve», morceau qui a donné son titre au disque, est une ode à l’éveil des consciences et «serpentine», une critique virulente de la société américaine, de l’administration Bush et de ses projets guerriers.


Dans ce morceau, on retrouve le meilleur d’Ani Difranco en termes de jeu de guitare accoustique, sur des arrangements qui font penser à ceux du trompetiste Wynton Marsalis. Il est difficile de donner un aperçu d’un texte si riche, mais il est une citation qui ne laissera pas indifférents celles et ceux qui, à Davos notamment, ont eu à affronter la courtoisie particulière des forces de l’ordre: «celles et ceux qui essayent de montrer la réalité, qui essayent réellement de réaliser la démocratie, sont tirés avec des balles en caoutchouc et gazés dans les rues, tandis que les global power brokers sont discrètement protégés derrière un mur, derrière un fossé».


Erik GROBET



  1. Sur Ani Difranco, voir «This is a girl-girl thing…», solidaritéS, n° 123 (ancienne formule), 8 mars 2001.

  2. Sur Utah Phillips, voir «It’s bread we fight for, but we fight for roses too!», solidaritéS, n° 118 (ancienne formule), 5 décembre 2000.