Un féminisme venant du Sud

Alors que le parlement argentin vient de voter une loi libéralisant l’avortement après de grandes manifestations le 8 mars dernier, le mouvement féministe connait des mobilisations sans précédent dans le Chili voisin. Extraits traduits d’un article paru dans La Brecha (brecha.com.uy), le 15 juin dernier [Réd.].


Diego Reyes Vielma

Le «mai féministe» a éclaté au Chili et se poursuit en ce mois de juin, avec les mobilisations les plus importantes que le Chili ait connues. Ce mouvement a profondément modifié la scène politique et sociale chilienne. L’un de ses aspects les plus innovants a été sa capacité à exprimer le mal-être général vécu jusqu’ici dans la solitude du marché ou du foyer. Ainsi, le mouvement féministe chilien actuel apparaît comme le moment le plus aigu et le plus conscient d’un conflit ouvert, surgi de la transformation sociale immense provoquée par l’avancée néolibérale au Chili quant à la place occupée par les femmes dans la société.

La sauvagerie du néolibéralisme chilien a détruit la vie et le tissu social au point d’impliquer la nécessité pour les femmes de se défendre. En même temps, ce modèle économique portait en lui la contradiction matérielle entre les besoins d’une société libérale et ceux d’une société conservatrice: la demande incessante de main-d’œuvre d’un marché libéralisé a sorti les femmes du domaine privé du foyer et les a faites entrer dans le marché du travail, et aussi – grâce aux salaires et aux diverses possibilités d’organisation que suppose le travail salarié – dans la sphère publique, citoyenne, de l’action politique.

«Vive les étudiant·e·s!»

Comme en 2011, lorsque les mobilisations étudiantes massives ont surgi contre la privatisation de l’éducation, c’est dans les universités (en majorité privées) qu’a débuté le mouvement. L’une des étincelles qui a mis le feu aux poudres a été la lutte contre les abus et le harcèlement sexuels dans les universités, qui a débouché ces dernières années sur des sanctions et des licenciements de professeurs dans tout le pays.

Au cœur des mobilisations des femmes se trouve l’intérêt commun pour une réforme totale de l’éducation publique d’un point de vue féministe, l’instauration d’une éducation non-sexiste à tous les niveaux et la dénonciation de la précarisation de la vie féminine en tant que soutien de la croissance économique chilienne.

Les masses d’étudiant·e·s chilien·ne·s sont formées de jeunes issu·e·s des secteurs populaires accédant à l’université grâce à l’endettement, et ce sont en majorité des femmes. Au Chili, les étudiant·e·s représentent le combustible principal d’un marché de diplômes qui permettent l’entrée dans un monde du travail hautement professionnalisé et basé sur l’endettement. Après des décennies d’expansion marchande de l’éducation supérieure, ce marché du travail impose des bas salaires à celles et ceux qui ne possèdent pas un titre universitaire. Au Chili, 750 000 jeunes se sont endetté·e·s auprès de banques privées pour payer leurs études. En moyenne, cette dette est de 9000 dollars et peut atteindre jusqu’à 50 000 dollars.

Une hétérogénéité assumée

Cette nouvelle force féministe s’est montrée hautement malléable, elle assume son hétérogénéité comme une force, en incluant des groupes d’origines très diverses, des mouvements des femmes des quartiers populaires jusqu’aux organisations nées de la lutte contre la dictature. C’est le résultat d’un itinéraire de résistance, très créatif et réfléchi, aux politiques de pactes entre la gauche et la droite durant la période de l’après-dictature.

Dans un pays où les idées révolutionnaires ont quasiment été détruites, les féministes de gauche avaient peu de totems à respecter. Actuellement, leur capacité de mobilisation est massive: durant cette seule année, elles ont déjà réussi à convoquer plus de 100 000 manifestantes à au moins trois occasions pour des marches dans la capitale ; et plus de la moitié des 70 universités chiliennes ont participé en mai 2018 aux occupations féministes.

L’aspect massif pris depuis plusieurs années par le mouvement s’explique en partie parce qu’il n’a pas assumé majoritairement des positions séparatistes ou essentialistes. Il n’exclut pas ceux qui ne sont pas des femmes. Au contraire, il a intégré les groupes de la diversité sexuelle et, non sans frictions, les organisations de gauche. Le mouvement féministe, surgi des franges sociales les plus appauvries de la société néolibérale (femmes endettées, avec des travaux féminisés, mal payés et précaires) – mais aussi des restes des luttes passées –, a été et s’assume comme un laboratoire d’une nouvelle politique pour les sujets marginalisés de la vie politique imposée par l’État subsidiaire. En faisant converger les luttes dans l’affrontement contre la dépossession des femmes dans une économie de marché, il a réussi à s’imposer à tous les niveaux de l’action sociale.

Carolina Olmedo
Historienne, Centro de Estudios Culturales y Latinoamericanos (Cecla) Universidad de Chile

Luis Thiellemann
Historien, Universidad Finis Terrae

Traduction du castillan – Chili: Hans-Peter Renk Adaptation de notre rédaction
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