Le capitalisme qui parle en nous

Dene Wos Guet Geit, de Cyril Schäublin, se joue dans les salles romandes depuis le 23 mai. À partir d’un fait divers – une jeune femme arnaque des retraitées esseulées – le réalisateur zurichois brosse un portrait acerbe de nos sociétés obsédées par les chiffres. Rencontre.

Cyril Schäublin ne se laisse pas faire quand on l’interroge sur des pistes d’interprétation de son premier film: «Pour moi, le point de départ était de poser des questions, pas de donner des réponses. Je vois beaucoup trop de réponses dans le cinéma contemporain, partout».

Pour autant, difficile de ne pas voir dans son travail une dénonciation du monde contemporain. Le titre, d’abord, emprunté au chansonnier Manni Matter: «Cette chanson pose une question simple: comment partage-t-on la richesse collective? Elle rappelle qu’il y a toujours un conflit entre ceux qui ont plus et ceux qui ont moins».

Alice, protagoniste du film, travaille dans un centre d’appels et, justement, a (beaucoup) moins. Elle décide de mettre à profit ses talents de bonimenteuse et, se faisant passer pour leur petite-fille, elle soutire des sommes astronomiques à des vieilles dames.

La langue du capitalisme

Mais l’important se joue ailleurs, dans d’interminables dialogues colonisés par les chiffres, qui en disent plus sur notre monde que le désir de s’enrichir d’une jeune prolétaire des services. Primes d’assurance-maladie, forfaits téléphoniques, codes PIN et autres codes d’accès à notre e-banking: une langue colonise notre quotidien et nos relations.

La langue du capitalisme? Pour Schäublin, «l’idée du capitalisme, c’est quelque chose qui se passe toujours ailleurs, dans un endroit que nous n’arrivons pas vraiment à situer. Mais on fait soi-même partie de l’exécution de cette organisation, l’organisation de la propriété. Cette langue est peut-être une langue de l’organisation: notre organisation est capitaliste, oui, mais je crois qu’avec ce film je m’intéresse aux humains, qui sont ensemble, et qui parlent entre eux, parce que c’est notre réalité».

La logique capitaliste, avec ses calculs d’épiciers, se niche en chacun·e de nous et s’incarne dans la langue. La rationalité instrumentale envahit les relations interpersonnelles, réduisant les autres à des outils au service de notre réussite individuelle.

La langue en témoigne car, rappelle Schäublin, «la langue est le début de la construction d’une polis, d’une communauté politique. Donc la parole est toujours politique, c’est toujours politique quand les gens parlent. Et dans le film, c’est vrai, on a une langue étrange».

Le constat n’est pas très réjouissant, mais ouvre des perspectives, car «c’est aussi là que de petites révolutions peuvent se produire: (…) peut-être que si on prend conscience de cette langue, on pourra alors se demander comment on pourrait parler autrement». Et vivre autrement?

En attendant de petites révolutions et/ou une plus grande, Schäublin prépare un film sur l’anarchisme dans le Jura bernois. «Ce sera une histoire d’amour.»

Guy Rouge

Projections:

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