Bibi Fricotin au pays des émirs

Pierre Maudet, locomotive du PLR genevois, fraîchement réélu conseiller d’Etat, se trouve au cœur d’un scandale qui n’en finit pas de rebondir. Chaque semaine apporte son lot de révélations…


L’Emirates Palace à Abu Dhabi

Avec sa famille, son chef de cabinet et un homme d’affaires, Pierre Maudet s’est rendu aux Emirats Arabes Unis (EAU) fin novembre 2015, où il s’est entretenu avec les plus hautes autorités. Cet intrigant voyage répondait selon lui à l’invitation privée de «l’ami d’un ami» pour assister au Grand Prix de Formule 1 d’Abou Dhabi. Mais que faisaient, seuls avec lui et sa famille, son chef de cabinet et l’un des cadres de la puissante société immobilière genevoise Capvest Advisors? Pourquoi l’Emirates News Agency a-t-elle publié une dépêche relatant la rencontre du sheikh Hazza bin Zayed, vice-président du gouvernement d’Abou Dhabi et chef de la sécurité des EAU, avec «le chef du département de l’économie et de la sécurité du canton de Genève»? Et qui était le troisième homme sur la photo illustrant cette dépêche, à côté du conseiller d’État et du dignitaire émirati?

Pourquoi ce luxueux cadeau?

Selon un expert vaudois de tels packages, interrogé par Radio-Lac, ce voyage a dû coûter plusieurs dizaines de milliers de francs – vol en business, nuitées dans une suite de l’Emirates Palace, tribunes VIP au Grand Prix. Mais qui a pu l’offrir à Pierre Maudet, à sa femme, à ses trois enfants et à son chef de cabinet?

À en croire le conseiller d’État, ce serait Saïd Boustany, un homme d’affaires proche du pouvoir émirati. Or, ni Pierre Maudet ni le haut fonctionnaire qui l’accompagnait ne sont autorisés à recevoir de tels dons. C’est une infraction au Règlement d’application de la loi sur le personnel de l’administration cantonale (RPAC), qui touche par analogie les conseillers·ères d’État. Pour cette raison, une résolution d’Ensemble à Gauche, soutenue par le PS, les Verts et le MCG, propose au Grand Conseil, convoqué sous peu en session extraordinaire, de réprouver l’acceptation d’un tel cadeau.

Le Ministère public a ouvert une enquête pénale sur cette invitation payée par un tiers, du chef d’acceptation d’un avantage. Une journaliste de la Radio suisse romande s’est par ailleurs demandée si Abou Dhabi n’avait pas cherché, par ce voyage, à garantir la reconduction pour sept ans de la concession de sa compagnie aéroportuaire Dnata (Emirates Group), renégociée à Genève dans les mois qui ont suivi. Un soupçon que la présidente du conseil d’administration de l’aéroport a démenti. S’il s’avérait cependant que le (ou les) responsable(s) de ce don a pu en attendre une contrepartie, le parquet pourrait demander la levée de l’immunité de fonction de Pierre Maudet.

Dans ce contexte, le 24 mai, Ensemble à Gauche a obtenu du Grand Conseil l’ajout à l’ordre du jour et le traitement en urgence d’une résolution visant à garantir l’indépendance et l’impartialité de la procédure pénale en cours, en remplaçant Pierre Maudet à la tête du Département de la sécurité et de l’Aéroport pendant la durée de l’enquête. Elle est actuellement examinée par sa commission de contrôle de gestion.

On ne nous dit pas tout

Les financiers Philippe Ghanem et Karim Khoury administrent la société de négoce Socoholding SA, qui a succédé à Socofinance SA de Charbel Ghanem, le père de Philippe, mis en cause dans un délit d’initiés au début des années 1990. Ghanem fils est aussi à la tête de la holding Couz SA avec Magid Khoury. Ce dernier contrôle aussi le portefeuille immobilier de Capvest Advisors SA, dont le coordinateur exécutif n’est autre qu’Antoine Daher, l’homme d’affaires et ami de Pierre Maudet qui était avec lui à Abou Dhabi, en novembre 2015.

De son côté, ADS Securities, la compagnie émiratie de courtage de Philippe Ghanem, aurait financé le voyage de deux fans genevois de course automobile, invités au Grand Prix à la même date que Pierre Maudet. Or, ce dernier avait d’abord indiqué être redevable de son invitation à «deux fans genevois de Formule 1», avant d’invoquer la généreuse intervention de «l’ami d’un ami» du nom de Saïd Boustany. Des coïncidences et des contradictions qui suscitent la perplexité.

Le 3 mars 2016, Olivier Français avait publié une note sur le site du Temps, intitulée «Bibi Fricotin au pays des Mollahs», ironisant sur la rencontre de Pierre Maudet avec Ali Khamenei, ce qui avait suscité l’ire du magistrat. Les récentes révélations de la Neue Zürcher Zeitung sur le retour de Pierre Maudet de cette mission officielle à Téhéran dans le jet privé de la Mediterranean Shipping Company (MSC), avec Diego Aponte, fournissent aujourd’hui la trame de la deuxième saison de ce feuilleton iranien. Celle-ci n’a visiblement pas fait rire le professeur de droit pénal bâlois Mark Pieth, qui relevait récemment que le conseiller d’État genevois «ne semble pas avoir le sens du conflit d’intérêts».

Au regard des nouvelles informations livrées par la presse, de semaine en semaine, sur le voyage de Pierre Maudet à Abou Dhabi, nul ne peut aujourd’hui se risquer à prédire de quoi sera faite la deuxième saison de Bibi Fricotin au pays des Émirs.

Jean Batou