Mondialisation financière et parfums de corruption


MSC – Siège Genève

La mondialisation financière tend à mettre les dirigeant·e·s des plus grandes entreprises en contact étroit avec les sommets du pouvoir politique. En Espagne, la justice a confirmé que le Parti populaire disposait d’une caisse spéciale, à l’abri des banques genevoises, alimentée par d’énormes pots-de-vin liés aux marchés publics, ce qui a provoqué la chute du gouvernement Rajoy. En France, Alexis Kohler, le secrétaire général de l’Elysée nommé par Macron, est visé par une enquête du parquet national financier pour avoir dissimulé ses liens de famille et professionnels avec Gianluigi Aponte, le patron et fondateur de la Mediterranean Shipping Society (MSC), dont il dirigeait il y a peu le secteur financier à Genève. Et dans ce même canton, les cadeaux énigmatiques, de la part de privés, voire d’officiels émiratis, reçus par le conseiller d’État Pierre Maudet (PLR), aujourd’hui président du gouvernement, inquiètent la presse et le Parlement, sur fond d’une enquête du ministère public (voir page 15).

En 2016, la Suisse s’agite pour réactiver ses relations économiques avec l’Iran. Elle joue les bons offices entre ce pays et l’Arabie Saoudite, dans la foulée de l’accord sur le nucléaire signé par les puissances occidentales. En février, le fils du patron de MSC, Diego Aponte, est du voyage à Téhéran du président de la Confédération, Johann Schneider Amman, pour envisager un investissement de plusieurs centaines de millions de dollars dans le port de Bandar Abbas (détroit d’Ormuz). À cette occasion, Pierre Maudet effectue son voyage de retour avec lui, dans son jet privé. Un an plus tard, la victoire de Donald Trump conduira toutefois MSC à relocaliser son projet portuaire pharaonique aux Émirats Arabes Unis (EAU), où elle vient de confirmer un investissement de 1,1 milliard de dollars. Mohamed ben Zayed (MBZ), prince héritier des Émirats et principal inspirateur régional de la ligne dure face à l’Iran, a ainsi gagné un bras de fer décisif.

Depuis 2017, les EAU sont au coeur de nombreuses transactions économiques, dont la formidable OPA de l’italo-genevoise MSC sur le port de Khalifa, une île artificielle à mi-chemin entre Abou Dhabi et Dubaï. En 5 ans, sa capacité d’accueil de conteneurs devrait exploser, passant de 100 à 350 millions de mètres cubes. En 2016, l’aéroport de Dubaï se classait en 5e position mondiale pour le fret aérien. L’année suivante, le stock des investissements directs étrangers aux EAU atteignait 144 milliards de dollars, dans le pétrole et le gaz naturel, dans les infrastructures, mais aussi dans l’industrie en plein essor, à l’abri de «zones franches» sans impôts ni protection sociale. Principaux atouts des Émirats: un régime autoritaire stable, militarisé (avec le soutien de paramilitaires colombiens), pour qui l’enrichissement privé tient lieu de seul programme politique, régnant sur une main d’œuvre immigrée à 85 %, dépourvue de droits.

Parmi les principaux partenaires commerciaux des EAU, la Suisse occupe le peloton de tête (5e importateur et 7e exportateur) avec l’or, la bijouterie, l’horlogerie de luxe, la pharmacie et les machines. Sans surprise, W. A. Brülhart, ancien ambassadeur de Suisse aux EAU, est aujourd’hui le chef de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord au Département fédéral des affaires étrangères (DFAE). Au cœur de ces échanges, Genève joue un rôle clé: les Émirats sont le quatrième destinataire du fret aérien au départ de Cointrin, tandis que les deux compagnies de ce pays – Emirates et Etihad – occupent respectivement la première et la seconde place quant aux tonnages transportés. Les relations financières entre Genève et les EAU sont en effet en phase avec l’expansion du shipping (MSC) et du trading du pétrole (Trafigura, Vitol, Mercuria, Degussa). Au Quai de l’Île, le siège de la National Bank of Abu Dhabi (Suisse), réputée la plus sûre du Moyen-Orient, s’occupe ainsi de gestion de fortune et de crédit au négoce.

Le 3 décembre 2017, répondant à une interview de la RTS, le prof. Mark Pieth, pénaliste bâlois bien connu, lâchait qu’on ne pouvait aborder la lutte anticorruption sans «commencer à Genève, rue Dufour, chez les avocat·e·s responsables de créer les structures» nécessaires. Dans cette seule rue, ils·elles sont une quarantaine aujourd’hui à exercer cette activité, avec une prédilection pour le droit des affaires. Quand ça tourne mal, certains financiers peuvent être mis en cause. Ainsi le Libano-­Genevois Charbel Ghanem avait-il défrayé la chronique en 1993: poursuivi par la justice française dans le cadre d’un délit d’initiés, il avait alors été défendu par l’avocat genevois Michel Halpérin, dont l’étude hébergeait la société mise en cause – Socofinance SA. En 2005, non sans ironie, le même Charbel Ghanem a signé un thriller politico-­financier, L’Organisation, qui met en scène la toute-puissance d’une finance mondialisée basée à Genève.

Jean Batou