Monnaie pleine

Monnaie pleine : OUI, mais pour pousser la critique plus loin

En décembre 2015, l’initiative populaire fédérale «Monnaie pleine» a abouti avec plus de 110 000 signatures. Elle sera soumise au vote le 10 juin prochain. La Coordination interrégionale de solidaritéS a décidé d’appeler à voter oui, parce qu’elle nous permet d’amorcer une critique du capitalisme à dominante financière.


Silvio Gesell (1862–1930), concepteur de la «monnaie fondante»

Cette initiative propose de retirer aux banques la compétence de faire crédit à des tiers au-delà des fonds dont elles disposent. Seule la Banque nationale (BNS), qui n’est pas une institution publique, mais une société anonyme cotée en bourse et détenue à 30 % environ par des actionnaires privés, devrait ainsi pouvoir créer de la monnaie pour répondre aux «besoins de l’économie».

Une critique superficielle de la finance

Cette initiative puise dans une longue tradition fondée par Pierre-­Joseph Proudhon, qui considère le parasitisme de la finance comme la cause première du fonctionnement du capitalisme aux dépens de la société, mais aussi de sa propension à des crises périodiques. Son objectif est de réformer le système monétaire pour le mettre au service de «l’économie réelle».

Ce «réformisme monétaire» ne met pas en cause l’exploitation du travail au sein des rapports de production capitalistes, mais concentre sa critique sur les modalités de circulation des marchandises et de l’argent, soit essentiellement sur les mécanismes de spoliation du capital industriel par le capital rentier.

Comme le relevait le marxiste états-unien George Novack au cours de la Grande Dépression, le succès de telles visions «est un bon thermomètre de la fièvre sociale des secteurs les plus avancés de la petite bourgeoisie […] [La socialisation du crédit] exprime la peur des capitalistes inorganisés face au monstre de Frankenstein qu’est le capital financier» (New International, nov. 1934).

Dans le sillage de la Grande Dépression

La crise de 1929–1932 a donné une certaine popularité à ces conceptions. En 1931, le Britannique Fred Soddy, prix Nobel de chimie converti à la critique de l’économie, pouvait écrire: «Il est évident que le bénéfice résultant de la fabrication de l’argent doit appartenir à la collectivité. C’est pourquoi le faux monnayeur est sévèrement puni. Mais les banques, en recourant aux chèques, ont trouvé le moyen d’émettre de l’argent sans frapper des monnaies et sans imprimer des billets». En 1933, il ajoutait: «Les Etats-Unis doivent choisir entre un système bancaire au service des banquiers ou une organisation au service de la nation. Ces deux solutions sont diamétralement opposées. Si l’on veut que les banques servent à la fois les banquiers et la nation, celle-ci doit devenir son propre banquier».

Trois ans plus tard, John Maynard Keynes formulait cette critique de façon plus cohérente en rendant hommage au passage à la pensée de l’Allemand Silvio Gesell, concepteur d’une «monnaie fondante» (qui perd de sa valeur au fil du temps), à laquelle il prédisait un plus grand avenir qu’à celle de Marx. Dans une veine analogue, le Major Clifford H. Douglas et son «crédit social» trouvaient un écho politique durable en Australie, au Canada et en Nouvelle-Zélande. Plus fondamentalement, la synthèse de Keynes va fonder les programmes sociaux-démocrates des décennies d’après-guerre.

Dix ans après le début de la crise de 2007

Aujourd’hui, après des décennies de triomphe d’un capitalisme à dominante financière, il n’est pas étonnant que la crise de 2007 ait réactualisé certaines vieilles recettes du réformisme monétaire, notamment en Suisse, sous les modestes auspices d’une initiative fédérale. Au pays de la banque et de la paix du travail, il aurait été étonnant qu’une restriction de la création monétaire débridée ne figure pas parmi les premières réformes proposées par certains libéraux hétérodoxes.

Dès 1934, la Suisse avait donné naissance à la coopérative WIR, une banque pour les PME fondée sur le principe du crédit mutuel et de la «monnaie fondante» du socialiste proudhonien Silvio Gesell. Celle-ci entendait leur offrir une protection contre la politique de restriction monétaire de la Confédération. Elle a su s’adapter à l’écosystème financier du pays et se développer considérablement depuis. Les partisans de «Monnaie pleine» la citent d’ailleurs en exemple, parce qu’elle ne crée pas de monnaie scripturale en francs suisses mais en WIR, une monnaie privée étalonnée sur le franc.

«Monnaie pleine», pour quoi faire?

L’initiative «Monnaie pleine» n’a pratiquement aucune chance de gagner en votation populaire, et si elle était adoptée par miracle, il ne serait pas difficile pour les grandes banques d’en détourner les prescriptions, vu l’influence prépondérante dont elles disposent sur les décisions de la BNS. Une politique socialiste du crédit devrait donc évidemment se fixer des objectifs beaucoup plus ambitieux: la nationalisation des banques sous contrôle populaire afin de privilégier le financement d’investissements répondant aux besoins prépondérants de la population.

En appelant à voter oui, nous pouvons cependant montrer en quoi le caractère privé du crédit et de la création monétaire est un instrument essentiel aux mains de puissants groupes financiers pour le contrôle de nos vies. Cette initiative permet d’en mettre au jour certains mécanismes importants, comme nous tenterons de le montrer au cours de la campagne de votation. Et ce n’est pas le moindre de ses intérêts.

Jean Batou