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A lire : Frankenstein à la Maison- Blanche

Dans son dernier livre, Le moment Trump, Daniel Tanuro analyse de façon percutante, didactique et originale les raisons de l’accès de l’actuel président des Etats-Unis au pouvoir. Entretien avec l’auteur.


Isabelle Blanchemain

Pourquoi un livre sur Trump, seulement après une année au pouvoir?

Parce que le fait que cet individu ait pu se hisser à la tête des Etats-Unis constitue en soi un évènement politique. Fort peu d’observateurs avaient pronostiqué sa victoire. A gauche, de nombreuses personnes répétaient que Trump ne gagnerait pas parce que son programme ne correspondait pas aux attentes du grand capital étasunien. Ce pronostic traduisait une lecture mécaniste du matérialisme historique. La classe dirigeante dirige, mais elle ne dirige qu’en dernière instance. Elle a besoin de représentant·e·s politiques au sein desquels il y a des fractions… Dans les périodes de crise profonde, cela peut permettre à des aventuriers audacieux de s’emparer du pouvoir et de marquer la société de leur empreinte.

L’histoire présente plusieurs cas: Louis-Napoléon Bonaparte, Mussolini, Hitler, et De Gaulle dans une certaine mesure. Je suis frappé en particulier par les parallèles entre Donald Trump et Louis-­Napoléon: deux personnalités avides, médiocres, égocentriques, à l’ambition dévorante, entourées de copains-coquins. Louis-­Napoléon ne voulait-il pas «rendre sa grandeur à la France»? Trois ans après son élection, il avait installé sa dictature, qui dura près de 20 ans et entraîna la France dans de nombreuses guerres. Cependant, la bourgeoisie française s’en accommoda fort bien: ses profits explosèrent. Comparaison n’est pas raison. Je ne dis pas que Trump pourra transformer son essai. Mais il n’est pas le fou que les médias nous présentent. Il a un projet.

Quels secteurs sociaux ont porté Trump à la présidence ?

De nombreux médias ont imputé l’élection de Trump à la classe ouvrière. En réalité, il y a eu un double mouvement: d’une part, l’abstention massive des classes populaires, frappées de plein fouet par la crise et dégoûtées par la politique néolibérale des Démocrates ; d’autre part, la mobilisation militante de la base électorale des Républicains. Sa radicalisation à droite a débuté il y a plusieurs décennies, mais elle s’est accélérée avec l’élection d’Obama et l’irruption du Tea Party comme mouvance au sein du Parti Républicain. Aux yeux de la majorité des «teapartiers», Trump est apparu comme la possibilité de prendre une revanche sur l’establishment. En même temps, Trump lui-même a approfondi la radicalisation à droite de ces couches. Son slogan «Make America great again» a drainé toute une série de courants d’opinion – racistes, machistes, antisémites, islamophobes, isolationnistes – qui se sont reconnus dans sa campagne.

Il est vraiment un président anti-établissement?

J’ai d’abord voulu intituler ce livre Frankenstein à la Maison-Blanche. Je déplore un peu d’avoir été amené à renoncer à ce titre. Pour rappel, Frankenstein est rejeté par le monde qui l’a créé et au sein duquel il veut s’imposer par la violence, en créant le chaos. Cela correspond bien au comportement de Trump: un frustré pathétique, un minable envieux et violent. Trump est le prototype parfait du capitaliste que Marx peignait du «capital incarné». Obsédé par l’accumulation, assoiffé de pouvoir sur les choses et sur les personnes transformées en choses, il n’est anti-establishment que pour être le maître incontesté de l’establishment qu’il veut mettre à ses pieds.

En quoi Trump illustre-t-il la détermination de l’impérialisme américain à maintenir son hégémonie, mise en péril par la puissance montante de la Chine?

C’est une banalité de le dire: le centre de gravité du capitalisme mondial est en train de basculer vers l’Asie. Le capitalisme étasunien est encore dominant, mais son leadership économique est menacé. En même temps, l’impérialisme US garde une suprématie militaire écrasante. Dans la mesure où Trump a un projet géostratégique, il me semble que celui-ci consiste à utiliser cette suprématie militaire pour tenter de protéger sa domination économique. C’est un jeu dangereux, car la préoccupation première de Trump est de conforter sa base en développant une politique nationaliste, notamment en prenant des mesures protectionnistes. Or celles-ci tendent à affaiblir le grand capital étasunien, comme l’ont montré les réactions de la bourse de New York à la menace d’une guerre commerciale avec Pékin. Dès lors, le danger d’une fuite en avant me semble réel. Il faut tenir compte en particulier du rôle en partie autonome du lobby militaro-industriel.

Le «moment» Trump a provoqué une recrudescence de mobilisations féministes, démocratiques, sociales. Qu’en penses-tu?

C’est là que réside l’espoir: dans les mouvements sociaux, les luttes de masse, la convergence des luttes. Mouvement des femmes, Black Lives Matter, mobilisations de la jeunesse contre la soumission des politiciens à la NRA, mouvements de solidarité avec les migrant·e·s… Il y a une radicalisation à gauche aussi, la campagne Sanders l’avait mise en évidence. Les Democratic Socialists of America en profitent sur le plan politique. Tout cela est fort encourageant. Dans ce panorama très schématique, il me semble que le mouvement syndical occupe une place problématique. Plusieurs directions syndicales droitières et bureaucratiques ont soutenu Trump. Mais, à la base, la réalité est plus contrastée, comme l’a montré récemment la grève combative des enseignant·e·s, en Virginie occidentale. La convergence des mouvements sociaux dans la lutte est décisive pour renforcer les tendances de gauche au sein du mouvement syndical, dont les fractions les plus dynamiques se trouvent d’ailleurs dans les secteurs fortement féminisés comptant de nombreux travailleur•euse•s noirs, latinos, etc.

Propos recueillis par Juan Tortosa. L’entretien complet est disponible sur solidarites.ch/journal


Editions Demopolis

22 février 2018