Sans-papiers, sans-droits, surexploités: la délocalisation à domicile

Sans-papiers, sans-droits, surexploités: la délocalisation à domicile

Plus de 400 sans-papiers ont manifesté le 30 janvier 2003 à Lausanne à l’appel du Collectif vaudois de soutien aux sans-papiers (CVSSP) pour exiger du gouvernement cantonal qu’il admette des sans-papiers à la table de négociations, dans le cadre d’un «Groupe de travail sur les clandestins» récemment constitué, qu’il prononce une moratoire sur tous les renvois des personnes sans-papiers séjournant sur territoire vaudois et qu’il prenne enfin toutes les mesures utiles pour faire appliquer le droit à l’accès pour les sans-papiers à l’assurance-maladie et aux soins, droit reconnu par l’Office fédéral des assurances sociales.


A l’issue de cette manifestation, une assemblée s’est tenue avec Emmanuel Terray, anthropologue, engagé dans le Groupe de soutien du 3ème Collectif des sans-papiers à Paris. Il développe ici son point de vue à propos du mouvement des sans-papiers en France et en Europe.

Des centaines de milliers de sans-papiers vivent et travaillent en France et en Europe, quelle est la fonction dans nos sociétés d’une présence aussi massive de travailleuses et travailleurs sans statut légal?

– Le Collectif des sans-papiers dans lequel je suis actif regroupe plusieurs centaines de sans-papiers d’origines extrêmement différentes, en particulier chinois, turcs, haïtiens, philippins, africains et maghrébins. A l’origine, mon engagement était motivé par des considérations de caractère politique, juridique et humanitaire, soit les atteintes subies par ces personnes à leur liberté et à leur dignité. A la longue, un autre aspect m’est apparu, le statut et le rôle fonctionnel que les sans-papiers jouent dans notre système économique. Le premier indice, c’est le fait qu’en France, par exemple, les évaluations des effectifs de sans-papiers sur le territoire national sont invariables depuis 25 ans, soit une population de l’ordre de 300000 à 400000 personnes. Et ce chiffre n’a pas changé, bien qu’il y ait eu des régularisations et qu’il y ait en permanence des expulsions: on revient toujours au même niveau. Le second indice est le suivant: les politiques officielles parlent en permanence d’éradication de l’immigration illégale. Or, on sait très bien que ces politiques sont un échec. On doit se demander si cet échec n’est pas consenti, s’il ne satisfait pas ceux qui les mènent. Alors qu’on évalue à 400000 le nombre de sans-papiers en France, budgétairement il est prévu chaque année d’en expulser 10 à 12000. On comprend tout de suite que des expulsions de cette ampleur ne permettent pas du tout «d’éradiquer l’immigration illégale». Ce qu’elles permettent de faire, c’est de maintenir les immigrés illégaux dans la peur, dans la terreur du contrôle et de l’expulsion. Enfin, on parle toujours de clandestinité. En réalité tout cela n’est pas du tout clandestin: ainsi les ateliers de la confection illégale à Paris travaillent au vu et au su de tout le monde. La police est extrêmement peu encline, c’est le moins que l’on puisse dire, à intervenir pour interrompre l’activité de ces ateliers ou de chantiers qui emploient des immigrés illégaux.


Il y a une hypocrisie considérable: les immigrants illégaux jouent un rôle très important dans l’économie, dans la mesure où ils permettent la délocalisation sur place. Certaines activités économiques sont de nature telle que la délocalisation au sens classique du terme leur est interdite: on ne peut pas déplacer un bâtiment pour le nettoyer, l’implantation des chantiers est décidée par les futurs utilisateurs de l’édifice, un restaurant doit être près de sa clientèle. Grâce aux étrangers en situation irrégulière, ces activités peuvent bénéficier d’un délocalisation sur place: les employeurs trouvent ainsi une main d’œuvre aussi exploitable, aussi flexible et aussi corvéable à merci que celle vivant dans la plupart des pays du Tiers Monde. Les gouvernements se gardent dès lors bien de perturber sérieusement le fonctionnement de ces secteurs. Certes, des mesures policières sont prises pour prétendument traquer tous les illégaux. Mais, chacun sait très bien que tel n’est pas le véritable objectif. Heureusement! Ils n’ont pas les moyens de le faire. Cela impliquerait en effet d’éliminer, en France, dans un court laps de temps, quelques 400000 personnes. On devrait construire des camps, les enfermer puis mobiliser des moyens de transport considérables. C’est totalement irréaliste!

Fonctionnalité économique des sans-papiers, mais aussi utilisation du fantasme de «l’invasion» par rapport aux campagnes sécuritaires?

– A partir des années 80 le Front national est devenu le maître à penser de toute une partie de la société française, pas seulement de la droite, mais également d’une partie de la gauche. C’est Laurent Fabius qui avait déclaré que, même si Le Pen apportait les mauvaises réponses, il posait les bonnes questions! La France vichyste n’est pas une péripétie marginale de l’histoire de la France. La répression du mouvement des sans-papiers joue un rôle important. Quand il y a, dans une société, une zone de non-droit dans laquelle la police, la justice, l’administration, les employeurs peuvent faire exactement ce qu’ils veulent, cette zone de non-droit fonctionne comme une espèce de cancer: elle fait des métastases dans d’autres parties du corps social. C’est ce à quoi nous assistons aujourd’hui. Le fameux plan Vigipirate, mis en place par les gouvernements de droite fin des années 80, maintenu par les socialistes n’a jamais permis d’arrêter un seul terroriste. Il a par contre permis d’interpeller des centaines et des centaines de sans-papiers: les contrôles de police se font au faciès, ce sont les étranger-ère-s originaires du Sud qui en sont les victimes. Aucun terroriste n’est tombé dans ce filet, ils ont des papiers! La répression s’est étendue aux gens du voyage, qui traditionnellement «inquiètent» les campagnes françaises. Maintenant, ce sont les jeunes en tant que tels, ceux des banlieues, qui sont la cible collective de ces opérations de sécurité. Un commissaire de police a même osé parler, en désignant des quartiers précis, de «population criminogène», en bloc, en tant que tel. Un crime par définition, c’est le fait d’un ou plusieurs individus précis. C’est donc une politique extrêmement raciste qui se développe aujourd’hui en France: le stationnement dans un hall d’immeuble, sous prétexte qu’il entraverait la circulation, devient un délit passible de peines de prison ferme et d’amendes extrêmement lourdes. La gauche parlementaire socialiste n’a pas la volonté de s’y opposer. La loi vient même de qualifier «d’outrage» le fait de siffler la Marseillaise, on se demande bien comment elle sera appliquée: embastiller la moitié du Stade de France quant les supporters corses sifflent la Marseillaise!


Entretien réalisé par Jean-Michel DOLIVO