Tracer un horizon à nos luttes

Après le succès électoral de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD), et l’entrée au parlement de ses 94 député·e·s, l’Autriche a salué la semaine dernière la victoire du jeune Sebastian Kurz et de son Parti populaire (ÖVP) qui a obtenu 31,7 % des suffrages. En République tchèque, l’élection du milliardaire Andrej Babis et de son parti ANO (Action des citoyens mécontents), avec quelques 30 % des voix, confirme le repli identitaire xénophobe du Vieux Continent et le succès toujours plus patent d’une «droite» décomplexée et d’une extrême droite raciste, cette dernière devenant la partenaire possible de coalitions gouvernementales. Une vague réactionnaire semble bien déferler sur le continent, à tel point que Nadia Urbinati, dans l’un de ses derniers articles pour le quotidien italien Repubblica, évoque même le «masque fasciste de l’Europe».

Les résultats de ces dernières consultations populaires témoignent du discrédit des formations politiques dominantes et de leurs programmes. Ceux-ci n’accompagnent-ils pas, d’un bout à l’autre du continent, le creusement des inégalités et la destruction des droits sociaux fondamentaux (formation, santé, retraites, etc.)? Mais à cette érosion irrésistible de la droite institutionnelle et de la social-démocratie, s’ajoute la faillite plus générale du politique et des partis de masse qui l’ont modelé tout au long du 20e siècle. Celle-ci accentue à son tour la crise de représentation des nouveaux acteurs sociaux, l’émergence de la «démocratie de l’audimat» et le renforcement de la politique-spectacle.

Les discours des formations politiques de Sebastian Kurz et d’Andrej Babis, ségrégationnistes, xénophobes, anti-­égalitaristes, qui s’adressent à ce «peuple» qu’on agite de toute part, ne sauraient en effet cacher le fait que l’Autriche est parmi les pays les plus riches d’Europe, et que la République tchèque connaît un taux de chômage inférieur à celui de l’Allemagne.

De fait, Babis et Kurz incarnent parfaitement ces nouvelles figures politiques qui sont à la fois «à l’intérieur» et «contre» le système, qui peuvent s’appuyer sur l’extrême droite en légitimant sa grammaire politique, et qui défendent en même temps la dérégulation économique, la réduction des impôts pour les riches, le repli national (avec la fermeture des frontières à l’immigration) et l’exaltation de la chrétienté comme base commune d’une nouvelle Europe conservatrice, résolument islamophobe. Les formations du Parti populaire européen n’incarnent-elles pas un tel réalignement des droites?

Dans ce cadre difficile, des sursauts qui prennent parfois l’allure de véritables vagues, semblent offrir des points d’appui à la résistance. Nous assistons à une «addition disparates des révoltes», d’efforts désordonnés, certes, mais essentiels à l’expression collective de forces sociales et politiques tournées vers l’avenir. Pensons à ces milliers de femmes qui, partout dans le monde, ont partagé le hashtag #MeToo sur les réseaux sociaux. Libérant la parole, elles l’ont transformée en une puissante onde collective. Songeons aussi aux nombreuses manifestations antiracistes, quelques fois spontanées, issues du profond dégoût que suscitent les politiques ouvertement discriminatoires à l’encontre des réfugié·e·s et des migrant·e·s.

Sous ce rapport, le succès de la manifestation contre l’islamophobie à Lausanne fait écho à celle pour le ius soli en Italie. Que dire encore des mouvements antifascistes qui ont rassemblé un nombre croissant de jeunes au cours de ces dernières années dans le monde? Enfin, comment ne pas relever ces nombreuses mobilisations inspirées par une écologie radicale qui, du Testet au No Tav, des ZAD à Ende Gelände, bousculent les références politiques classiques?

Pour ne pas être en retard d’une bataille, il est essentiel que nous soyons partie prenante de ces expériences sociales et politiques, mais il est tout aussi essentiel que nous ne cédions pas au mirage de l’autosuffisance de ces récits de lutte singuliers qui, même s’ils devaient venir à s’additionner, ne permettraient pas de changer radicalement la donne.

Pour renverser la vapeur, il s’agit certes de faire converger ces foyers de lutte pour les droits des femmes, pour les droits des migrant·e·s, pour la défense du cadre de vie, pour la défense de l’environnement, qui répondent au déclin de civilisation d’un capitalisme mondialisé de plus en plus sénile. Mais il s’agit en même temps d’articuler ces luttes avec celles que suscitent chaque jour, sur les lieux de travail et d’habitation, la montée de l’inégalité sociale et de la précarité.

L’alternative globale reste à construire à ce champ de ruines qui ne cesse de s’étendre autour de nous. Elle ne peut faire l’économie de ce jaillissement encourageant de luttes disparates, mais elle nécessite une réflexion permanente sur son ancrage social et son horizon politique.

Stéfanie Prezioso