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A lire : Pour un féminisme de la totalité

Dès son titre, ce livre s’affirme comme un challenge. Pourquoi « de la totalité »? Selon la pensée dominante, l’égalité hommes–femmes n’est-elle pas déjà acquise? Que viendrait donc faire un féminisme qui s’occupe non seulement des inégalités inexistantes mais en plus de…


Amsterdam, 2017

… la totalité?

Cette notion  n’est pas étrangère au corps de la théorie marxiste, comme on peut le lire en page 20. Elle dénote «la nécessité de rendre intelligible le social dans l’ensemble de ses manifestations». Dès l’introduction, les coordinatrices·teurs essayent de mettre en pratique cette notion par une critique d’un féminisme institutionnel et exclusivement binaire. Déroulant les usages pervers d’un certain féminisme, l’ouvrage fait une large place à la critique du fémonationalisme (Sarah Farris), démontrant les dangers de l’usage des objectifs féministes pour renforcer l’islamophobie, du féminisme « blanc » utilisé à des fins racistes (A. Davis) et de l’homonationalisme en France (G. Rebucini).

Bien que ce recueil de textes, nouveaux et anciens, soit résolument théorique, plus on avance dans les contributions plus on se rend compte que les auteur·e·s ont une connaissance concrète des questions traitées. Et même si les textes ne sont pas placés dans l’ordre strictement chronologique de leur parution, l’organisation de l’ensemble est telle qu’on arrive à avoir une compréhension progressive des thématiques traitées: on saisit au fur et à mesure l’importance que les coordonatrices·teurs donnent au projet d’un féminisme inclusif et à leur vision « totale ».

Intersectionnalité ou consubstantialité?

Même si ce « nouveau » dilemme théorique n’est traité concrètement que dans l’introduction, les textes qui suivent, comme «Repenser l’oppression des femmes» de Johanna Brenner et Maria Ramas ou «Comprendre la violence sexiste à l’époque du néolibéralisme» de Tithi Bhattacharya, ou d’autres encore, remettent en question le concept de l’intersectionnalité d’une manière productive quoi qu’indirecte. L’ouvrage tente ainsi de dépasser les limites descriptives de « l’intersectionnalité » même si, à la fin, il soulève plus de questions qu’il n’en résout.

La genèse et la reproduction

Le premier texte, «Le genre dans les sociétés égalitaires» écrit en 1987 par Eleanor Leacock, introduit la première partie «Généalogie d’un système», et propose une excellente base d’analyse anthropologique de l’origine de l’oppression des femmes, aussi nécessaire aujourd’hui qu’il y a 30 ans. Il est suivi par un beau voyage dans les idées de A. Kollontai sur le corps humain, la sexualité et les contradictions soviétiques sur la question. La deuxième partie «Sur la reproduction», certainement limitée par la taille de l’ensemble de l’ouvrage, a néanmoins le mérite d’essayer de faire le lien entre le sexisme et le capitalisme et de le situer «dans la mesure où la reproduction de la vie humaine y prend un caractère privé et où l’espace domestique est séparé de la sphère de la production de biens et de services».

Un livre à lire et à débattre

La nature hybride de ce recueil nous laisse sur notre faim sur certaines questions, comme celle de la relation entre patriarcat et capitalisme. L’ouvrage arrive néanmoins, à travers les deux dernières parties «Politique des corps, de la marchandise à la résistance» et «Production de la sexualité, subversion du sujet», à soulever grand nombre de questions, notamment sur le travail du sexe (J. Brenner et M. Merteuil), la notion du désir (Merteuil), et leur rapport avec la société capitaliste.

Dans l’ensemble il s’agit d’un ouvrage que devrait lire quiconque souhaite lutter contre l’oppression des femmes et le sexisme, dans toutes ses couleurs sombres.

A noter que les principaux auteur·e·s de l’ouvrage seront au colloque international Penser l’émancipation qui se tiendra à Paris les 13–16 septembre prochain (penserlemancipation.net).

Dimitris Daskalakis