Exposition

Exposition : Révolution russe et révolution picturale

A Berne, une exposition annonce revenir sur l’impact de la révolution russe sur la création artistique. Mais le fait-elle vraiment? On peut se le demander tant l’exposition dissocie totalement révolution et politique.


Erik Bulatov Coucher ou lever du soleil, 1989

Intitulée La révolution est morte, vive la révolution, cette exposition donne tout de suite le ton avec cette analogie avec la monarchie. Elle se divise en fait en deux volets. Un premier, exposé au centre Paul Klee, se concentre sur les éléments esthétiques en retraçant les répercussions de la «révolution» de l’art non figuratif. Y est présentée une chronologie de la peinture moderne. De politique, il n’est pas question. Cette «révolution» précède octobre 1917, l’exposition débutant avec des artistes russes de 1915, puis s’étend à travers différents mouvements – Bauhaus, De Stijl, Minimal Art – dont le fil rouge est peu clair tout comme le lien avec la révolution bolchévique.

L’art révolutionnaire quasi-absent

Au Kunstmuseum de Berne est exposé un volet plus directement politique. Les œuvres sont ancrés dans rattachées à différents régimes politiques. Mais de l’art révolutionnaire, il ne sera question que dans… une seule salle: la toute première qui présente plusieurs affiches des années 1920 et 1930, à côté de peintures de Malevitch revenant au figuratif pour montrer des éléments de la politique révolutionnaire. C’est donc bien maigre. Les affiches sont certes intéressantes par leur utilisation des nouvelles techniques de graphisme et les thèmes qu’elles comportent (éducation, modernisation, etc.), mais les productions de Malevitch présentent l’art révolutionnaire comme une doctrine rétrograde qui oblige un peintre à tordre son œuvre abstraite pour revenir à des enjeux plus «triviaux».

On pourrait reprocher à cette exposition d’afficher un titre trompeur. Mais on pourrait tout autant reprocher à ceux et celles qui pensaient qu’une exposition organisée dans ces deux institutions ferait la part belle aux perspectives révolutionnaires politiques d’être naïfs. On aurait aimé que cette exposition s’arrête plus longuement sur les premières années d’un art révolutionnaire marqué à la fois par une expérimentation formelle formidable et une volonté d’aider la révolution. Elle ne le fait pas, mais ce qu’elle montre n’en est pas moins intéressant et pertinent.

Le réalisme socialiste comme figuration

Dès la deuxième salle, l’exposition aborde ainsi ce qui constituera très rapidement la doctrine artistique dans les pays communistes, à savoir le réalisme socialiste. Dominant à partir de la fin des années 1920, ce dernier préconise le rejet des formes artistiques dites bourgeoises. Les productions culturelles doivent désormais représenter la «réalité», c’est-à-dire revenir à un art figuratif, et prendre en charge des thématiques révolutionnaires, en montrant la grandeur du communisme.

Les tableaux présentés stupéfient par leurs dimensions et leur élan de louanges. Car ce réalisme n’a bien sûr rien d’objectif et représente une vision idéalisée et imposée de la réalité. Sous Staline, cela signifie d’immenses représentations de travailleuses émerveillées par leur travail dans le textile, et des rituels officiels idylliques où trône un Staline bienveillant. La révolution bolchévique est donc presque immédiatement présentée ici sous l’angle de sa dégénérescence stalinienne et l’exposition aurait dû plutôt se nommer La révolution trahie. Néanmoins, les œuvres du réalisme socialiste étant si rarement exposées, il y a un vrai intérêt à les découvrir.

L’exposition suit ensuite l’évolution des régimes, s’intéressant notamment à l’Allemagne de l’Est où, au sein du réalisme, des critiques du régime commencent à se faire entendre entre les lignes. C’est également le cas dans les productions d’artistes soviétiques tardifs avec l’avènement du Sots Art. Ce dernier s’imprègne à la fois du Pop Art et des ouvertures relatives, que connaît la société soviétique après la mort de Staline, pour détourner les normes du réalisme socialiste en les poussant à leur paroxysme. Drapeau communiste remplaçant le soleil sous fond de paysage maritime, Lénine brillant au-dessus de travailleurs se rendant à l’usine: les peintures de Bulatov parviennent à traiter avec ironie de ce qui est devenu une véritable esthétique soviétique.

Art comme critique

L’exposition se finit sur ce rôle, ô combien traditionnel, confié à l’artiste: mettre à jour les représentations du réel et critiquer dans une posture hors de tout militantisme. Après les œuvres critiques de la politique soviétique, de ses symboles et de son contrôle, l’exposition se poursuit par des tableaux qui dénoncent le vide des discours néolibéraux qui ont remplacé la doctrine du parti dans la Russie d’après la chute du mur de Berlin.

Les tableaux immenses de Dubossarky et Vinogradov jouent avec l’analogie de format avec les œuvres de la période stalinienne. Ils dépeignent l’absurdité des discours vantant une société renouvelée par un capitalisme présenté sous les traits idéalisés de la jeunesse, de la consommation et du divertissement. A nouveau, on peut regretter que l’exposition passe totalement à côté d’un art révolutionnaire et des questions qu’il pose pour parler d’autre chose. Mais ces dernières peintures jettent une lumière critique originale sur les discours néolibéraux que nous côtoyons.

Pierre Raboud