Thermo Fisher

Thermo Fisher : 2825 années de savoir-faire licenciées!

Environ 150 travailleurs et travailleuses de l’entreprise Thermo Fisher Scientific se sont mis en grève sur les 165 employé·e·s que compte le site d’Ecublens, temporaires et cadres compris. Il s’agit d’une entreprise à la pointe mondiale du développement et de la production d’appareils de mesure et d’analyse de matière. Le groupe compte 55 000 employé·e·s de par le monde et pèse 18 milliards de dollars de chiffre d’affaire. Entretien avec Mehdi Delacrétaz (profileur, vice-président de la commission du personnel, 10 ans d’ancienneté) et Anthony Drozet (profileur, 3 ans d’ancienneté).

Pancarte réalisée par la fille d’un employé de Thermo-Fisher

Pourquoi vous êtes en grève?

MD  Eh bien parce qu’on a appris le 6 avril dernier que 106 emplois allaient être délocalisés à Brno en Tchéquie. Ça s’est fait au cours d’une réunion où la direction américaine est venue nous féliciter pour les excellents résultats financiers.

AD  Et dix minutes plus tard, on apprend ça! Alors qu’on est dans les chiffres verts. Verts foncés même!

Du coup, vous avez réagi comment?

MD  Le lendemain matin, on en a discuté avec la commission du personnel (CP) et on est allé voir le syndicat Unia à midi. On était 4 syndiqués à ce moment-là. On a décidé de faire une AG le mardi suivant (11 avril) avec Unia. On a alors environ 110 collègues qui se sont syndiqués (sur 120 présents) et on a mandaté Unia pour défendre nos intérêts. On a senti qu’on avait besoin de professionnels pour ça. Il faut dire que la CP venait d’être recréée: on n’en avait plus depuis un bon moment et au mois de janvier, la direction locale a fortement insisté pour qu’on en refasse une. Tu parles d’un hasard. Et à peine trois mois après, on nous balance un truc pareil. On n’était pas armés pour gérer ça seuls.

Tu disais avant que ça concernait 106 emplois, mais que vous étiez 120 à l’AG du 11 avril. Comment ça se fait?

AD  Par solidarité! Ils sont bien conscients que s’il y en a 106 qui partent, le site n’est plus viable et qu’ils finiront par passer à la trappe aussi. On se sert les coudes, parce qu’on est tous concernés. Les temporaires, les fixes, ceux de la production, ceux de la recherche et du développement qui devraient garder leurs places pour le moment justement, et même la direction! A terme, on perd tous notre job avec ce « projet » de délocalisation comme ils disent. J’ai déjà vécu une situation semblable quand je bossais au dépôt des CFF à Yverdon. La différence, c’est qu’on n’était pas syndiqué et qu’on était divisé. Là on sent une réelle envie de se battre ensemble. On n’est pas des moutons, on ira jusqu’au bout!

Et comment vous vous êtes organisés, comment ça s’est passé concrètement?

MD  A partir du lendemain de la première AG, on a eu des discussions quotidiennes avec la direction, pour tenter de comprendre et de trouver des solutions autres que la délocalisation pure et simple. Mais on n’a pas été entendu et Unia n’a pas pu assister aux négociations. Le problème, c’est que les membres de la direction locale sont des employé·e·s aussi et qu’ils n’ont aucun pouvoir décisionnel.

AD  C’est les Américains qui décident de tout. Donc lors de l’AG de mardi passé (18 avril), on a voté le débrayage pour le mercredi matin afin de faire entendre nos revendications.

Quelles sont ces revendications justement?

MD  On en a trois principales: premièrement, laisser Unia s’asseoir à la table des négociations avec nous ; deuxièmement, avoir accès aux chiffres et aux études qui ont abouti à ce projet de délocalisation, afin de pouvoir faire des propositions concrètes de solutions alternatives.

AD  Et dernièrement, on aimerait repousser le délai de consultation. On n’aura jamais le temps de faire en deux semaines ce qu’ils ont pondu en une année avec leur armée d’avocats spécialisés!

Mais quel est le but derrière ces revendications?

AD  Sauver tous les postes évidemment! On réclame l’abandon total du projet de délocalisation. Un groupe de patrons à dix mille bornes d’ici se sont dit sur leur yacht en Floride qu’on rapportait pas suffisamment et qu’ils pouvaient gagner un peu plus et plus vite ailleurs.

MD  Ils ne se rendent pas compte de ce que ça implique. Evidemment, ils feront peut-être des économies sur les salaires ou dans d’autres domaines. Mais ils vont perdre un savoir-faire énorme! On est une dizaine au monde à savoir faire ce qu’on fait tous les deux par exemple, on aime ce job et on en est fier. Et on a fait un calcul: cumulées, toutes nos années d’ancienneté dans la boîte ça donne 2825 ans! Quasiment trois millénaires de savoir-faire gâchés!

Dernière question, comment va le moral, comment vous voyez la suite?

AD  On est lucide. On sait qu’on n’a plus grand chose à perdre, c’est une des raisons qui nous motivent. Si tu ne te mobilises pas, on parle pas de toi et tu tombes dans l’oubli.

MD  On aimerait aussi se battre pour les plus âgés d’entre nous. On a conscience que quand t’as passé 55 ans, c’est beaucoup plus compliqué de trouver un boulot que pour nous les jeunes.

AD  Et aussi pour les autres entreprises de la région, qu’on puisse leur servir d’exemple. Imagine que ça fasse boule de neige et qu’un jour des grands patrons veuillent délocaliser une de leurs entreprises et qu’ils se disent «Ah non! C’est en Suisse! Ils se laissent pas emmerder là-bas, on laisse tomber! »

MD  C’est clair. Si tu te bats, tu prends le risque de perdre. Si tu ne te bats pas, t’as déjà perdu.

Propos recueillis pour solidaritéS par
Lionel Simonin