Le Parlement, un «miroir particulièrement déformé de la société»

Le politologue Andrea Pilotti, chercheur à l’Université de Lausanne, vient de publier une étude sur le Parlement suisse de 1910 à 2016. Pour mieux comprendre le fonctionnement et la composition de cette institution, définie par la Constitution comme «l’autorité suprême de la Confédération», notre rédaction s’est entretenue avec l’auteur.


Ignazio Cassis touche 180 000 francs par année en tant que Président du groupe d’intérêt des assureurs Curafutura

Un débat public récurrent en Suisse touche à la professionnalisation de l’Assemblée fédérale. D’où vient ce débat et pourquoi la droite conservatrice s’accroche-t-elle à la conception traditionnelle du parlement de milice?

Jusqu’au début des années 1960, le caractère de milice du Parlement ne faisait pratiquement pas débat. C’est à la suite de l’affaire des Mirages de 1964 que la professionnalisation de ce dernier a été mise à l’ordre du jour. Les Mirages étaient des avions de combat achetés par l’armée suisse pour un coût qui a dépassé de très loin celui qui avait été initialement annoncé devant l’Assemblée fédérale. Ce scandale a révélé qu’un parlement de milice était trop faible pour exercer son mandat de contrôle sur l’administration et le gouvernement. A la fin des années 1980, le scandale des fiches et l’affaire Kopp rappellent à nouveau la faiblesse du contrôle du Parlement sur le gouvernement. Pour rappel, Elisabeth Kopp était une conseillère fédérale radicale qui a dû démissionner, accusée d’avoir trahi le secret de fonction dans le cadre d’une enquête pénale pour blanchiment impliquant une entreprise dont son mari était administrateur.

Malgré ces scandales, la droite libérale et conservatrice, appuyée par les associations patronales, s’est engagée jusqu’à nos jours pour ralentir la professionnalisation du parlement. Ces milieux craignent qu’un parlement professionnel ait davantage de moyens pour légiférer et réguler, à l’encontre des principes d’une économie libérale. Historiquement, les associations patronales ont misé sur la phase préparlementaire pour influencer l’élaboration des lois et ont donc eu tendance à voir l’Assemblée fédérale comme une sorte de chambre d’enregistrement de décisions prises préalablement ailleurs.

C’est pour ces raisons qu’aujourd’hui encore, par comparaison avec des pays de taille comparable à la Suisse, comme la Norvège, les parlementaires helvétiques disposent de beaucoup moins de moyens pour exercer leur mandat. La gauche fait quant à elle valoir qu’il est plus aisé de défendre un parlement non-professionnel quand on dispose, comme c’est le cas pour beaucoup d’élu·e·s de droite, de forts moyens privés pour être assisté dans son mandat…

Le caractère semi-­professionnel que conserve le Parlement suisse aujourd’hui permet-il une représentation diversifiée en son sein? Autrement dit, la composition socioprofessionnelle de l’Assemblée reflète-t-elle celle de la population?

Au contraire, le parlement de milice a favorisé la représentation des professions libérales, où il est plus facile d’aménager son temps de travail et de déléguer des tâches à ses subordonnés que dans les professions salariées. Si tous les parlements du monde sont sans doute des miroirs déformés du point de vue de la représentation de la population, l’Assemblée fédérale l’est à ce titre particulièrement!

Ainsi, aujourd’hui encore, les avocats et les entrepreneurs sont surreprésentés au Parlement par rapport à leur poids démographique, alors que les classes populaires sont nettement sous-­représentées. Au cours du XXe siècle, la représentation des classes populaires s’est améliorée, jusqu’à former environ un quart des parlementaires, mais elle régresse à nouveau depuis le début du XXIe siècle. Cela est notamment dû aux mutations sociologiques du Parti socialiste, dont la base militante ouvrière s’est érodée au cours des dernières décennies. Aujourd’hui, c’est l’UDC qui compte le plus de salarié·e·s dans ses rangs, presque tou·te·s cependant liés au secteur privé et occupant des fonctions de cadre, par exemple dans des banques ou assurances.

Un autre problème majeur est celui de la sous-représentation persistante des femmes dans le Parlement. Les progrès électoraux de l’UDC depuis les années 1990 n’ont pas amélioré la situation, puisque le groupe parlementaire de ce parti est celui qui compte le moins de femmes en son sein ; elles sont de nos jours 17%.

Un autre débat récurrent est celui du poids des lobbies économiques au Parlement. Que pouvez-vous en dire?

Ceux-ci sont d’autant plus actifs que les parlementaires pèsent davantage ces dernières années sur l’élaboration des lois, vu le processus de professionnalisation et de revalorisation du Parlement suisse. Si, à droite, le nombre d’élu·e·s actifs dans des conseils d’administration tend à diminuer, les liens avec les grandes entreprises ne sont pas réduits pour autant, mais se font désormais davantage à travers les lobbyistes accrédités. Pour les parlementaires de la droite, les liens avec les milieux économiques peuvent rapporter des avantages matériels non-négligeables. Ainsi, le chef du groupe PLR Ignazio Cassis touche 180 000 francs par année en tant que Président du groupe d’intérêt des assureurs Curafutura ; cette somme vient s’ajouter à son revenu de parlementaire et à divers mandats annexes. Du reste, si la rétribution de ce parlementaire a été révélée par la presse, ces informations sont plutôt rares, la Suisse ne connaissant pas d’obligation pour ses élu·e·s fédéraux de déclarer les revenus tirés de leurs activités annexes à leur mandat, contrairement à la plupart des pays occidentaux.

Propos recueillis pour solidaritéS par

Hadrien Buclin

A. Pilotti, Entre démocratisation et professionnalisation: le Parlement suisse et ses membres de 1910 à 2016, Zurich et Genève, Seismo, 2017.