John Berger

John Berger : «Imaginez une rébellion des représentations»

Essayiste, écrivain, poète, dessinateur, peintre, scénariste, dramaturge, l’artiste marxiste britannique John Berger a exploré et nous a fait explorer, au cours des 60 dernières années, les manières de «voir» le monde, de «voir le voir» d’envisager l’ordre du sensible et le sens de l’histoire. Cet infatigable combattant pour l’émancipation humaine est mort à 90 ans, le 2 janvier dernier. Passeur d’espoir en contrebande, il nous laisse ses livres projetés vers le futur: Art et révolution (1970), G. (1972), Voir le voir (1976), Une autre façon de raconter (1981), Dans leur travail (trilogie paysanne) (1981-1992), D’ici-là (2006), … Le Septième Homme (1976) avec Jean Mohr dont il était le plus fier …


Rostislav Kunovsky, From Nowhere – Paradise, 2015, techniques mixtes sur toile, 200 × 200 cm (kunovsky.com)

John Berger naît à Londres, en 1926, dans une famille de la moyenne bourgeoisie aisée, fils d’un combattant de la Première Guerre mondiale, bien que sa mère soit issue d’un milieu ouvrier. Il passe la plus grande partie de son enfance seul. Il est envoyé très tôt, à l’âge de 6 ans, dans un internat, St Edward’s Oxford, qu’il décrira plus tard comme un lieu «totalement monstrueux, un petit système totalitaire». Il s’en enfuit à 16 ans.

John Berger commence à écrire sur l’art au début des années 1950 tout en débutant la peinture. Il confiera plus tard que sa seule expérience consistait à voir. Cordela Dvorak, qui lui a récemment consacré un documentaire, Berger ou la mémoire du regard, dira de lui: «Il prête ses yeux… à travers son regard notre vision du monde s’aiguise.»

Une manière de voir le voir qui se veut radicale, éloignée des canons classiques de «l’expert» dans sa tour d’ivoire et que Susan Sontag décrira comme «une habileté à faire se rencontrer l’attention au monde sensuel avec les impératifs de la conscience».

«Le plus au centre possible»

En 1972, son émission Ways of Seeing, conçue pour la BBC change radicalement et pour longtemps la façon de voir les œuvres d’art: «La relation entre ce que nous voyons et ce que nous savons n’est jamais réglée», dira-t-il. C’est autour de cette question laissée ouverte, que Ways of Seeing va s’organiser en offrant à tous et toutes un lieu de dialogue démystifiant l’art et le conformisme qui entoure la manière de le décrire.

John Berger perçoit sa critique radicale comme une conversation, un échange. Rendre simple les choses complexes est donc sans doute l’une de ses grandes qualités, un impératif qu’il allie à la nécessité de se «situer» toujours «le plus au centre possible»«au centre de l’expérience humaine», comme il le confie à Didier Jacob, en 2009: «De nos jours, le centre de cette expérience, ce sont les marginaux, dira-t-il, les sans-pouvoir comprennent les choses de la vie, quand ceux qui détiennent le pouvoir n’ont aucune idée de ce qu’est véritablement l’existence.»

Voir, écouter, écrire

John Berger exprime l’urgence d’écrire. «Ce qui me fait écrire, confiera-t-il c’est la peur que si je n’écris pas, ce qui doit être dit ne le sera pas». En 1972, il remporte le Booker Prize pour G., une «mosaïque», un «anti-roman», «sorte de cubisme littéraire» (Daniel Bensaïd), ou peut-être la «description d’un rêve», comme il le décrira lui-même. John Berger décide alors de «retourner ce prix contre lui-même» en versant publiquement la moitié de la somme aux Black Panthers Party car, dira-t-il dans son discours d’acceptation, «la clarté est plus importante que l’argent».

L’autre moitié, il la destine à un projet avec le photographe genevois Jean Mohr: «Ensemble, nous montrons ce que nous ne pourrions montrer séparément, dira-t-il. Dans nos livres, l’image n’est jamais une simple illustration du texte, c’est une voix indépendante». Ce sera Le Septième Homme: «Je veux que, parmi les onze millions de travailleurs immigrés en Europe et la quarantaine de millions de personnes qui composent leurs familles restées pour la plupart dans leur ville ou leur village, je veux que leur voix se fasse entendre dans les pages de ce livre. Que pensent-ils du monde? D’eux-mêmes? De l’exploitation à laquelle ils sont soumis.»

Dès les années 1960, John Berger s’installe à Quincy dans les Alpes savoyardes, il tisse des liens artistiques, créatifs et militants avec Jean Mohr, bien sûr, mais aussi avec Alain Tanner, avec lequel il écrit les scénarii La Salamandre (1971), Le Milieu du Monde (1974), Jonas qui aura 25 ans en l’an 2000 (1976). John Berger aime à se décrire comme un conteur, «un homme, un nomade qui va de villages en villages et raconte des histoires qu’il a vécues ou inventé». Ce conteur écoute avant toute chose, car écrire des histoires, selon lui, commence par là, puis il «les passe en contrebande au-delà des frontières». Ce sera notamment la Trilogie paysanne, née de son travail avec les paysans savoyards, de sa participation intime à ce paysage, à celles et ceux qui y travaillent la terre et à leurs rites.

«Nous avons besoin des morts pour nous reconnaître nous-mêmes»

John Berger envisageait l’art comme un tout, car on ne peut séparer écrivait-il «le physique et le spirituel», «les fait et l’imagination, les événement et les sentiments, le protagoniste et le narrateur». C’est aussi pour ça que selon lui «le contraire de l’amour» ne pouvait être que la «séparation» et non la haine. La mort pourtant n’était pas de l’ordre de la séparation pour lui, car les morts disait-il «nous sont essentiels et cette reconnaissance commence par leur compagnie dans la mortalité».

En mars 2016, il dépeignait ainsi Paradis, tableau de son ami Rostia Kunovsky «En bas, la banlieue à l’horizon bouché ; en haut, quelques livres posés sur les étagères du ciel. […] Des couleurs réconfortent les gris des toiles précédentes. Chaque fenêtre carrée des immeubles en dessous est devenue une âme. Je suis resté devant sans voix pendant un long moment, puis je suis entré dedans. L’art a ce pouvoir.»

Stefanie Prezioso