Le cas des Emplois de solidarité à Genève

Le cas des Emplois de solidarité à Genève : Le chômage sous-traité au secteur associatif

Le dispositif des Emplois de solidarité (EdS) a déjà fait l’objet de nombreuses critiques, dans des rapports indépendants (Observatoire OASI, Cour des Comptes) et dans les lignes de ce journal. Le 11 octobre 2016 étaient présentés à la Haute école de travail de Genève les résultats d’une étude sur un «Programme de mise à niveau professionnel» à destination de personnes en EdS proposé par une association spécialisée dans la réinsertion professionnelle.

Le rapport issu de cette étude étant confidentiel, nous interviewons ses auteur·e·s, Sophie Rodari et Roger Romer, sociologues.

Diana Mehrez

Vous avez réalisé une étude sur un programme de Mise à niveau professionnel. En quoi consiste ce programme?

L’association que nous avons étudiée le définissait comme de «l’accompagnement», de «la résolution de problèmes sociaux-économiques» et de la «formation de base et professionnelle». Dans les faits, il s’agissait d’évaluer l’employabilité par le biais d’un entretien «psycho-social», un bilan de compétences, des tests de motivation, de français et de mathématiques, et ensuite la constitution d’un projet professionnel hors EDS. Nous avons pu observer qu’une certaine «manière d’être», donc des dispositions psycho-sociales comptent plus que des compétences en terme de savoir-faire. Ces «professionnels de l’accompagnement» font un travail moral sur le chômeur au lieu d’actions en direction de ses compétences professionnelles.

Le paradoxe dans lequel est cette association, comme beaucoup d’autres, c’est qu’elle ne trouve pas d’emplois pour les bénéficiaires du programme. Elle n’est pas du tout en lien avec le marché de l’emploi, n’a pas de contacts avec des employeurs, ce qui est très révélateur. Donc, pour garder une légitimité aux yeux des financeurs, elle fait de l’accompagnement, comme si les chômeurs étaient des cas sociaux dont les problèmes sont personnels, individuels. Cette centration sur l’individu et ses dispositions, où on occulte la question des mutations du marché de l’emploi pour se concentrer sur les déficiences de l’individu, est très bien décrite par la sociologue Isabelle Astier.

Le programme consistait donc à faire un tri, avec ceux qui sont employables sur le marché primaire de l’emploi – mais à qui on ne propose pas d’emploi – et ceux qui resteront dans le marché complémentaire, voire à l’aide sociale ou à l’Assurance-invalidité?

Oui. Et les personnes en EdS sont toujours aussi seules à l’issue du programme: si une personne en EDS veut mettre en route un projet professionnel, elle ne peut ni s’adresser à l’Office cantonal de l’emploi (OCE) pour un suivi, ni à son employeur car il n’est pas en charge du retour en emploi sur le marché ordinaire, ni au secteur associatif à qui on a délégué le soutien aux EDS sous la forme de mesures d’accompagnement. Donc il y a une espèce d’abandon de ces personnes qui ont des identités professionnelles complètement bloquées.

On constate aussi que beaucoup de professionnels actifs dans le domaine de la réinsertion dans le secteur associatif, donc dans l’accompagnement, ne perçoivent pas la violence du système auquel ils participent car ils n’ont pas de regard transversal. Notre étude montre aussi dans quel état est le secteur associatif pour qu’il accepte de conduire ces programmes: il répond à la demande politique, mais sans avoir de moyens d’actions. Le secteur associatif devrait se poser la question si il veut vraiment jouer ce rôle de sous-traitance et de délestage, ou si il veut réfléchir et se mobiliser pour jouer d’autres rôles et défendre autre chose.

Car il faut être clair, les dits partenariats avec l’Etat sont en réalité des sous-traitances de tâches que l’OCE ne prend pas en charge. C’est ce que souligne aussi le dernier rapport OASI: on est dans une reconfiguration de l’action publique qui n’agit plus directement mais décharge sa responsabilité de réinsertion professionnelle sur le secteur associatif. En écho, le rapport de la Cour des Comptes relève qu’il n’y a pas de pilotage politique des dispositifs de type EdS, et, plus généralement, du chômage de longue durée.

Il y a les associations qui font de l’accompagnement, mais il y a aussi toutes ces associations employeuses d’EdS qui n’ont pas pour mission de faire retourner les personnes qui travaillent chez elles sur le marché ordinaire de l’emploi. Que pensez-vous de la division du marché du travail en deux – marché primaire et marché complémentaire – qui oriente l’OCE depuis 2008, et du mariage entre secteur associatif et marché complémentaire de l’emploi?

Le premier marché, c’est le secteur marchand et le marché complémentaire serait le secteur social, le travail de proximité, et cette logique qui consiste à enchâsser le chômage dans ce secteur en fait un sous-­marché. On doit se poser la question du mélange des missions dans de grandes organisations telles que les EPI, où prestations à une population et politique de chômage forment un étrange mélange des registres qui n’est pas sans poser problème sur le terrain. Ces restructurations de grandes zones d’activités de l’action sociale passent souvent inaperçues alors qu’elles devraient être discutées sur la place publique.

Les travailleurs sociaux qualifiés voient leur mission partir dans de multiples directions, avec une impossibilité de base à pouvoir la remplir et une impuissance mal vécue. Dans ces métiers du social, l’action syndicale reste à construire pour défendre tant les conditions du travail que le contenu du travail.

Si le secteur associatif n’a pas les moyens pour être plus agissant, on va de plus en plus être dans des dispositifs occupationnels. Il y aura des employeurs EdS et en complément il y aura des structures dont la mission sera de socialiser – dans une espèce de socialisation à la marge. C’est le nouveau Lumpenproletariat. Nous sommes pessimistes: on est en train d’aller vers une société où la non-possibilité de réinsertion sur le marché du travail d’un nombre croissant de personnes est quelque chose de normal.

Propos recueillis par
Cornelia Humel