«En avant vers nos racines»

Empruntée au philosophe allemand Ernst Bloch dans son Principe espérance, cette injonction résume bien à mon avis le sens que Jean Ziegler, ancien rapporteur spécial pour l’alimentation et aujourd’hui vice-président du comité consultatif du Conseil des droits de l’Homme de l’ONU, a voulu donner à son dernier livre Chemins d’espérance. Ces combats gagnés, parfois perdus mais que nous remportons ensemble (Seuil, 2016).

Pierre Albouy / UN

Livre réquisitoire tout d’abord, contre une ONU «moribonde» où plane le spectre de la Société des Nations. Jean Ziegler décrit ainsi quinze années de batailles au sein d’une institution née selon lui pour assurer la sécurité collective, ainsi que défendre et étendre à la planète les droits de l’Homme et la justice sociale.

Des objectifs qui constituent encore pour le sociologue suisse une boussole politique lorsqu’il traverse, quelques fois désabusé, les longs couloirs de l’organisation internationale et avec lesquels il affiche «une adhésion totale et sans réserves». Certes, affirme-t-il, l’ONU est bloquée, paralysée même, par les intérêts des puissances impérialistes, en particulier par la stratégie défendue par les USA qui revendiquent encore leur Manifest Destiny, leur droit/devoir «divin» de s’étendre.

Certes, les oligarchies du capital financier ont réduit à peau de chagrin la souveraineté des Etats et leur capacité d’action, attaquant «de l’intérieur» les structures de l’Etat démocratique. Certes, l’ONU ne donne presque aucune possibilité d’intervention en faveur de l’écrasante majorité de la population mondiale, détruite par les guerres, lacérée par la faim, réduite au travail forcé, écrasée par des régimes dictatoriaux, par cet univers de violence structurelle à laquelle Jean Ziegler oppose, comme Bertold Brecht, la «douce violence de la raison».

Et pourtant, celui qui dit «pratiquer l’intégration subversive» continue à croire aux piliers constitutifs de l’ONU, et en particulier à sa Déclaration universelle des Droits humains. Tout au long des 260 pages de son livre, il défend la capacité de l’organisation internationale à trouver d’autres voies ou à renforcer les existantes. Jean Ziegler plaide ainsi pour «la restauration et la garantie de la sécurité collective, la légitimation de l’ingérence humanitaire, la destruction des sociétés offshore». Des objectifs qui bien sûr, chacun à sa manière, mériteraient d’être discutés…

«Mieux vaut un livre qu’une solide maison»

Ce livre n’est pas une autobiographie. Trop frondeur sans doute pour s’épancher sur sa vie, l’ancien conseiller national socialiste, sur la liste noire de nombre d’organisations nationales et internationales (cf. son chapitre «Palestine»), aimerait surtout éveiller les consciences, «armer les hommes et les femmes de bonne volonté». Et il fournit, en reparcourant patiemment les dossiers qu’il a suivi au cours de ses mandats, les preuves implacables de cette guerre que les riches mènent contre les peuples d’Afrique, d’Asie, du Moyen Orient, contre les pauvres du monde entier, à travers le service de la dette, les fonds vautours, la spéculation sur les matières premières…

Au fil des pages, cependant, le·la lecteur·trice traverse les espaces et les lieux et rencontre les hommes et les femmes, qui ont croisé son chemin, les bons bien sûr mais aussi les «dictateurs» avec lesquels il avoue et parfois regrette s’être trouvé (il mentionne notamment Khadafi).

Pour une grande partie des gens qui ont résisté au rouleau compresseur du capitalisme en Suisse, Jean Ziegler a toujours incarné la voix qui dérange, un exil de l’intérieur assumé et empathique. Quels que soient les désaccords que l’on peut avoir avec lui, il témoigne toujours d’une profonde indignation ancrée dans une révolte consciente ; «petit-bourgeois genevois, intellectuel blanc, épargné par les horreurs ravageant [la] planète, vivant en liberté et heureux au sein d’une famille aimante», comme il l’écrit dans son dernier livre, Jean Ziegler revendique sa part d’utopie.

Stefanie Prezioso