Grèce

Le moment du basculement

Eric Toussaint, qui coordonnait les travaux de la Commission pour la vérité de la dette grecque, a vécu de près les événements qui ont mené au changement de cap du noyau regroupé autour d’Alexis Tsipras, avant même son accession au gouvernement. Voici son témoignage.


Andrej Klizan

«L’audit de la dette  a fait partie du cœur du programme de Syriza lors des deux tours d’élections de mai-juin 2012. Dans le programme de 2012, Syriza proposait la «suspension du paiement de la dette pendant les travaux d’une commission d’audit internationale et tant que la reprise économique n’a pas redémarré», ce qui signifie que la suspension peut durer longtemps…

Je considère que, de ce point de vue, l’évolution de Syriza entre 2009 et les élections de mai-juin 2012 a été positive sur le plan politique.

Pour rappel, Syriza avait obtenu 4% aux élections de 2009, elle réussit en mai 2012 à réunir 16% des voix, puis 26,5% un mois plus tard lors des élections de juin 2012, juste 2 points en dessous de Nouvelle démocratie, le grand parti de droite. Syriza est ainsi devenu le deuxième parti en Grèce. Entre les deux tours, Tsipras avance 5 propositions concrètes pour entamer des négociations avec les partis opposés à la Troïka (sauf Aube dorée qui, bien qu’opposé au mémorandum, est exclue):

  1. l’abolition de toutes les mesures antisociales (y compris les réductions des salaires et des retraites) ;
  2. l’abolition de toutes les mesures qui ont réduit les droits des travailleurs en matière de protection et de négociation ;
  3. l’abolition immédiate de l’immunité des parlementaires et la réforme du système électoral ;
  4. un audit des banques grecques ;
  5. la mise sur pied d’une commission internationale d’audit de la dette combinée à la suspension du paiement de la dette jusqu’à la fin des travaux de cette commission.

Mais, en l’espace de quelques mois, l’engagement à réaliser un audit de la dette et à en suspendre le paiement pendant la réalisation de cette analyse a progressivement disparu du discours d’Alexis Tsipras et des autres dirigeants de Syriza 1. Cela s’est fait discrètement et la cinquième mesure proposée par Tsipras en mai 2012 a été remplacée par la proposition de réunir une conférence européenne pour, notamment, réduire la dette grecque.

Au cours  d’une entrevue avec Tsipras, en octobre 2012, mes doutes sur son changement d’orientation ont été confirmés. Deux jours avant, le Wall Street Journal avait publié les notes secrètes de la réunion du FMI du 9 mai 2010 qui indiquait explicitement qu’une dizaine de membres de la direction du FMI (comprenant 24 membres) était contre le Mémorandum en assumant que cela n’allait pas marcher, parce que c’était un sauvetage des banques françaises et allemandes et non un plan d’aide à la Grèce. J’ai dit à Tsipras et à son conseiller économique: «Vous avez là un argument en béton pour aller contre le FMI, parce que si l’on a la preuve que le FMI savait que son programme ne pouvait pas marcher et savait que la dette ne serait pas soutenable, on a le matériau permettant de porter le fer sur l’illégitimité et l’illégalité de la dette.» Tsipras m’a répondu: «Mais écoute… le FMI prend ses distances par rapport à la Commission européenne.»

J’ai bien vu qu’il avait en tête que le FMI pourrait être un allié de Syriza au cas où Syriza accéderait au gouvernement. Le lendemain, le 6 octobre 2012, Tsipras et moi avons donné une conférence publique devant 3000 personnes lors du premier festival de la jeunesse de Syriza. Je me suis rendu compte que mon discours qui insistait sur la nécessité d’adopter une orientation radicale à l’échelle européenne n’était pas apprécié par lui 2.

[…]  Mon hypothèse  est claire: le noyau autour de Tsipras – je ne parle pas du bureau politique de Syriza, car les membres du bureau politique n’ont pas été inclus dans des décisions capitales, de même les membres du comité central ont été tenus à l’écart – avec Yannis Dragasakis, le vice-Premier ministre actuel qui joue un rôle clé, a pris dans les moments décisifs l’orientation suivante: «Il faut éviter à tout prix l’affrontement avec le grand capital grec, les banquiers grecs et les armateurs.» Les intérêts des deux derniers sont liés, totalement interpénétrés. De même, ce noyau considérait qu’il fallait éviter l’affrontement avec les institutions européennes. Toute une série de renoncements en chaîne en a découlé: «Si l’on veut éviter l’affrontement avec ces deux ennemis-là, il faut donner des garanties aux banquiers grecs et leur dire qu’en cas d’accession de Syriza au gouvernement, on n’affectera pas leurs intérêts. Donc pas de nationalisation ou de mesure contraignante à l’égard des banques.»

Par rapport à l’Union européenne, afin de ne pas l’affronter, il fallait mettre de côté l’audit et la suspension des paiements. Il fallait aussi promettre qu’un gouvernement Syriza respectera la discipline budgétaire demandée par les instances européennes. C’est pour cela que Syriza a affirmé dans le programme de Thessalonique, avec lequel elle s’est présentée aux élections du 25 janvier 2015, que les mesures pour aller contre l’austérité seraient contre-balancées par des recettes fiscales capables de garantir le respect du budget prévu pour 2015 par le gouvernement précédent. Le noyau autour de Tsipras et Dragazakis tenait le raisonnement suivant: «Si l’on ne touche pas aux banquiers et si l’on respecte la discipline budgétaire demandée par Bruxelles, ils vont nous laisser arriver au gouvernement et l’on va pouvoir gouverner».

  1. J’ai expliqué cela dans: «Grèce: pourquoi la capitulation? Une autre voie est possible (texte de la vidéo avec notes explicatives)», publié le 27 août 2015 sur cadtm.org.
  2. Voir Eric Toussaint: «Le peuple grec se trouve aujourd’hui à l’épicentre de la crise du capitalisme» sur cadtm.org.