Argentine: le peuple ne paiera pas la dette!

Argentine: le peuple ne paiera pas la dette!


Un an après la chute du président argentin, Fernando de la Rua, les mobilisations populaires organisées par les organisations de quartiers, les piqueteros, les travailleurs et les travailleuses sont toujours d’actualité.


Toutes et tous dénoncent la répression quotidienne qui touche les plus démunis. Les forces de sécurité ont assassiné 179 personnes entre décembre 2001 et novembre 2002. Près de la moitié de la population argentine vit en dessous du seuil de pauvreté. Le remboursement des intérêts de la dette prévu pour 2003 absorbera 22% du budget de l’Etat. Les Mères de la Place de Mai ont convoqué une mobilisation avec la consigne de «non-paiement de la dette». Nous publions une interview de l’économiste argentin Claudio Katz pour éclairage.



Rassemblement à Genève


Jeudi 19 décembre 2002 à 18h30
Place Bel Air devant le Crédit Suisse



A l’occasion de cet «anniversaire» une manifestation de solidarité avec le peuple argentin est organisée à Genève.


Les Mères de la Place de Mai ont appelé à une nouvelle marche de résistance avec le mot d’ordre «pas de paiement de la dette extérieure». A ton avis, que signifie le paiement de la dette extérieure? Quelles alternatives sommes-nous en train de perdre en payant la dette extérieure?


Le paiement de la dette extérieure, ce n’est pas seulement une calamité pour l’ensemble de la population, mais, comme on le sait bien, c’est une fraude sans comparaison dans l’histoire argentine. La dette du pays est passée de 8 à 160 millions de dollars en trente ans et elle a déjà été remboursée 25 fois. C’est une fraude amplement démontrée, et pourtant, il est assez dérisoire de croire qu’il suffise d’aller à La Haye pour que sa «légitimité» soit mise en question. Il faut décider simplement de ne pas la payer, parce que la poursuite du paiement de la dette signifie 19 millions d’affamés en Argentine, 9 millions d’indigents et de gens qui n’ont aucun moyen pour leur éducation ni pour un minimum de dignité dans leur vie.


La dette, contrairement à ce que beaucoup croient, continue à être payée; nous nous trouvons face à ce que certains journalistes ont appelé un «défaut de paiement idiot». «Idiot, parce que nous avons tous les désagréments d’une cessation de paiement, sans aucun de ses avantages. Parce qu’il paie la dette, le pays n’a pas les moyens nécessaires pour augmenter les salaires, améliorer le pouvoir d’achat, redresser l’éducation et la santé, reconstruire l’économie… Payer la dette est synonyme de famine, de misère et de souffrance. Ne pas la payer est la seule issue qu’a l’Argentine pour aller de l’avant.


Comme tu le disais, certains s’efforcent de porter la question de la dette devant le Tribunal de La Haye. On a plaidé son annulation juridique en démontrant que sa négociation et la façon dont elle a été contractée ont été délictueuses. Que manque-t-il pour obtenir la répudiation politique de la dette? Si la revendication de «ne pas payer la dette extérieure» était uniquement un mot d’ordre de la gauche, il touche aujourd’hui de larges couches de la population, non?


Ce qui a changé c’est la compréhension de ce qu’il en coûte de payer la dette. D’abord, parce que tous les symboles du néolibéralisme se sont évanouis; on nous disait que si nous cessions de payer la dette, nous perdrions les avions des Aerolíneas Argentinas, que notre pays serait isolé dans le monde, alors on a payé la dette, et nous sommes véritablement dans une situation terrifiante. C’est pourquoi la population a largement pris conscience des conséquences de notre subordination au FMI et du paiement de la dette. Ce qui s’ouvre aujourd’hui, c’est le débat sur comment faire pour ne pas payer, y compris comment réduire la dette: le «rabais», le «rabais de la dette» dont il a tant été question, voilà une alternative qui ne constitue pas une issue pour le pays. Dans le meilleur des cas, si nous obtenions une réduction de 60% de la dette, un rééchelonnement des paiements et une baisse des taux d’intérêts, nous serions dans la même situation qu’avec le plan Brady, le «grand deal». Ce sont les vieilles recettes que nous avons déjà essayées et qui nous ont conduites dans la situation actuelle. En réalité, ne pas payer est une question de vie ou de mort pour le pays. L’essentiel, ce n’est pas seulement de ne pas payer. J’aimerais souligner qu’il y a deux aspects essentiels: l’un c’est de ne pas utiliser les réserves du pays pour transférer des dollars à l’étranger; et l’autre, qui est peut-être plus important encore, c’est qu’il faut rompre toutes les négociations avec FMI, parce que ce sont ces négociations qui conditionnent tout le programme économique du pays.


Et quel serait la voie à suivre pour le non paiement; à ton avis, que faudrait-il faire pour ne pas payer?


Fondamentalement, il faudrait prendre deux décisions. Cesser de gaspiller des devises pour payer la dette, c’est-à-dire cesser d’utiliser les réserves pour payer la dette. Par exemple, il est prévu que pour le budget de l’année prochaine, le 22% des dépenses soient destinés au paiement des intérêts. Mettre un point final à cela, ne plus payer, et ensuite rompre toutes négociations avec le FMI, c’est-à-dire mettre fin à cette relation perverse. Quand je dis rompre toute relation, je ne pense pas à une renégociation future, à repositionner le pays pour une meilleure position de négociation dans quelques années. Non. C’est mettre un point final à tout cela, parce que sinon il n’y a pas de politique monétaire, de politique de redistribution de revenus, il est impossible d’avoir une politique de reconstruction économique en menant des négociations avec le FMI. Les conditions pour mettre en place une mesure de ce genre me semblent déjà être favorables parce qu’il est prouvé que l’enfer de la dette n’est pas limité à l’Argentine, c’est un problème régional, du Tiers-Monde; ce qui nous arrive, l’Uruguay le connaît déjà, cela peut arriver au Brésil et menace le Paraguay et la Colombie. Les conditions internationales pour développer une politique commune de résistance face aux banquiers sont là, et composent le cadre pour une lutte commune à toute l’Amérique latine pour un refus de payer la dette.


Après le 11 septembre, les Etats-Unis ont accéléré le développement de la guerre impérialiste dans le monde entier et il est évident que le refus de payer la dette extérieure s’opposerait à des intérêts impérialistes. Quel scénario imagines-tu dans le contexte du refus de payer la dette?


Bon, si finalement les Etats-Unis se résolvent à la guerre – ce qui semble une alternative toujours plus imminente – , ils vont sûrement créer à nouveau une forte polarisation mondiale; c’est-à-dire que les Etats-Unis poussent les pays arabes et l’Europe – l’Argentine et son gouvernement fantoche sont d’entrée acquis à leur cause – à s’aligner derrière leur projet guerrier. Mais ce genre d’agression impérialiste crée une importante tension, une forte polarisation mondiale et par conséquent renforce également le bloc des pays et des peuples qui tenteraient une alternative de confrontation avec l’impérialisme. Je crois que dans des circonstances bellicistes, le projet d’unité latino-américaine pour résister à l’ALCA, c’est à dire à la domination coloniale et commerciale absolue de l’impérialisme en Amérique latine, va rejoindre la lutte contre la dette, la lutte contre la guerre dans un même combat commun aux peuples latino-américains et aussi aux jeunes, aux travailleurs et travailleuses de tous les pays qui participent à la résistance globale. En clair, aujourd’hui la lutte des peuples du monde n’est pas seulement centrée sur les peuples de la périphérie qui résistent à l’impérialisme mais aussi sur une réactivation des luttes de la classe ouvrière dans les pays du centre (Espagne, Italie) et sur l’existence d’un nouveau mouvement de contestation globale qui empêche les maîtres du monde de se réunir en paix. La confluence de ces trois secteurs peut aboutir à un combat contre l’ALCA, contre la guerre, contre la dette et favoriser le mouvement de résistance mondiale contre l’impérialisme.


Sur un plan plus pragmatique – disons – , de quelle manière crois-tu que peut s’organiser dans notre pays ce refus de la dette extérieure?


Bon, l’initiative qu’adoptent les Mères de la Place de Mai est assez intéressante, placer le thème de la dette au centre des mobilisations de fin d’année n’est pas un thème mineur. Je crois que dans les prochains mois nous allons connaître de nouvelles mobilisations de cette rébellion argentine dans laquelle convergent des piqueteros, des jeunes, des caceroleros et des étudiant-e-s; ajouter à l’exigence «qu’ils partent tous» un programme précis de rupture avec le FMI et le refus de payer la dette peut être une avancée importante. Je pense qu’il y a des mobilisations en Argentine, qu’il y a des luttes en Argentine, qu’il y a des résistances en Argentine; ce qui n’est pas encore très défini, c’est un programme précis du refus de payer la dette et de rupture avec le FMI comme porte-drapeau, comme éléments déterminant le programme de ces mobilisations. Par conséquent, il me semble qu’insister sur la discussion, sur la clarification du problème de la dette est vital et sera sur le devant de la scène des problèmes argentins des prochains mois.


De manière infaillible?


De manière infaillible et ce, de plus, pour une raison très simple: ces prochains mois nous avons des échéances très importantes de la dette avec les organismes internationaux que sont le FMI, la BM et là l’Argentine va devoir prendre une décision: si elle paie ses échéances avec ses réserves, dans ce cas nous allons droit à l’hyper-inflation ou si elle se résout à entrer en cessation de paiement avec les organismes internationaux. Ces pressions, exercées par les «notables» Anne Krueger et Paul O’Neil, ont lieu parce que dans les semaines à venir, le problème de la dette va virer en problème décisif pour l’Argentine, il sera sur toutes les lèvres et il est important que nous, ceux qui travaillons sur le front populaire, dans les organisations de gauche, nous insistions sur cette idée: pas de paiement de la dette, rupture avec le FMI sont deux mots d’ordre qui doivent être présentes à chaque mobilisation, dans tout programme, que ce soit une assemblée de quartier, une réunion de piqueteros, une marche d’étudiant-e-s. Insister et souligner l’importance de ces deux consignes.



Interview publiée par Argenpress.info

Traduction de notre rédaction


Nous rappelons que nous avons publié un numéro spécial sur la crise argentine ce printemps. (solidaritéS N° 10, juin 2002).